CONTRE-ENQUÊTEPANORAMA

Inter-connectivité : le Cameroun au milieu de la toile

Désagréments au point net
«Tchad: Internet exécrable depuis une semaine». En ouverture du journal télévisé du soir (édition du 23 mars 2024), Télé Tchad passe à la loupe les déboires des internautes tchadiens et le manque d’alternative leur permettant de se connecter au monde via la toile. Au cours d’un reportage effectué à N’Djamena, le ras-le-bol des usagers en dit long sur la situation. «Vitesse très lente; impossibilité d’ouvrir une page web; indisponibilité des plateformes d’échange… Tous les désagréments sont au rendez-vous», souligne le reporter.

Comme au Tchad, la ressource Internet s’est également dégradée dans bon nombre de pays d’Afrique centrale. Au Cameroun, en République Centrafricaine, au Gabon, au Congo-Brazzaville ou en Guinée Équatoriale, plusieurs récits désespérés sont entendus à divers niveaux de l’échelle sociale. Entre temps, des experts renseignent, non sans quelques justifications, qu’il s’agit des effets d’une panne technique sur le câble sous-marin Wacs. En lien étroit avec cette «infortune» sous régionale, un sentiment de mal-être gagne de nombreuses administrations publiques et privées. Dans la recherche d’une solution, des opérateurs s’avouent pris dans une sorte d’équilibre délicat. Des jours passent. L’affaire prend une autre portée quand les compagnies aériennes et les banques donnent le sentiment de ne plus exister. Plus que tout autre moment historique, la situation pousse les uns et les autres à réfléchir sur les effets généraux sur les économies locales. Le cœur du problème, c’est que la panne dure depuis le 14 mars 2024. Le débat sur le rétablissement d’Internet dans les pays cités supra devient encore plus vif quand des spécialistes décrivent une Afrique centrale interconnectée, mais assez vulnérable aux perturbations Internet. De quoi justifier le regard que porte le journal Intégration sur le sujet.

 

Une panne à partir du pays, tout est «dépeuplé» dans la sous-région.

«Internauphilie, c’est la bonne métaphore pour comprendre et explorer les schémas de dissémination d’Internet en Afrique centrale». En posant d’emblée les choses de cette façon, Joyce Martine Sosso Edimo évoque un «bien économique» qui s’est répandu dans la sous-région depuis la fin des années 90. Selon la web researcher de l’UIT (l’Union internationale des télécommunications), l’Afrique centrale (espaces CEEAC et Cemac réunis) affiche 27,9% de pénétration d’Internet qui profite à 55,62 millions de personnes, soit 7,4% de sa population. Si, à en croire Joyce Martine Sosso, les chiffres actuels sont inférieurs à ceux de projections, il reste qu’en matière de connexion à la toile, le Cameroun tient le rang de leader. «Ce pays est connecté au réseau Internet, depuis avril 1997. Mais c’est à partir d’avril 1999 qu’Internet commence véritablement à se répandre dans ce pays avec l’ouverture d’un nœud à Douala. En 2023, selon une étude du réseau Research ICT Africa, 68,9 % de Camerounais savent ce qu’est Internet, mais 33 % seulement l’auraient déjà utilisé. Lorsqu’on compare ces données à celles de quelques pays d’Afrique centrale, ces chiffres tendent à révéler une certaine «internauphilie» de la population camerounaise, relativement à l’ensemble de la sous-région.

«À cause de son niveau global d’accès aux Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), la panne du câble sous-marin Wacs a été plus ressentie au Cameroun que dans les autres pays d’Afrique centrale», postule Martine Sosso. Si son propos fait référence aux impacts socio-économiques des perturbations sur les câbles sous-marins, c’est qu’elle s’attache surtout à faire étalage d’une réalité: au Cameroun, Internet est désormais le système nerveux de l’économie et de toute la société. «Pour de nombreuses institutions, organisations et personnes, Internet est devenu ce qu’est l’air pour chaque être vivant. Nécessaire, indispensable, bénéfique et vital. Nous vivons une ère digitale où le monde est définitivement devenu un village planétaire. Les affaires se font en ligne; les contrats et partenariats se font en ligne ; les ventes se font en ligne. Tout ce qui entraîne la multiplication et la diversification des moyens de communication en ligne. Qu’importe votre activité, si vous travaillez aujourd’hui, en 2024, dans l’ère du tout numérique, sans faire usage de l’Internet ou de ses ressources, cela veut dire que vous devez questionner votre démarche et remettre en cause vos méthodes de travail», pointe Beaugas Orain Djoyoum, patron du cabinet de veille stratégique, d’e-Réputation, de Personal branding et de Nation branding, ICT Media Strategies. «Et par conséquent, signale Bertaud Elouna, webmaster chez B@ntu (think tank spécialisé en flux digitaux en Afrique centrale), 15 secondes de panne Internet au Cameroun sont vite ressenties alors qu’il faut au moins 45 secondes, voire une minute pour que les autres pays auxquels le Cameroun est interconnecté soient au courant».

Ampleur
«Dire qu’Internet est devenu indispensable au quotidien de millions de Camerounais, c’est un euphémisme. Sans même parler des usages «classiques» que chacun en fait (lire des articles, regarder une série…), l’économie nationale dépend en grande partie des échanges d’informations et de données passant par le Web. Comme tout système, il connaît parfois des avaries», assure Bertaud Elouna.

«Et quand cela survient au Cameroun, comme ce qui arrive depuis la mi-mars, c’est un véritable bug dans au moins trois pays de la Cemac (Gabon, RCA, Tchad) qui sont connectés au réseau de fibre optique du Cameroun», poursuit l’expert camerounais. À l’en croire, cela est d’autant plus perceptible que les usagers consommateurs d’Internet dans ces pays, quel que soit leur fournisseur d’accès, sont à la peine. «Rien qui fonctionne selon un protocole digital ne peut marcher partout», informe Bertaud Elouna.

Preuves
Depuis l’éclatement de la guerre au Soudan, la fibre optique transitant par ce pays voisin est coupée. Le Tchad est depuis lors ravitaillé en Internet par l’unique fibre optique venant du Cameroun. «C’est pourquoi, à chaque fois que la ligne Internet du Cameroun vers le Tchad est perturbée ou coupée, les compagnies de téléphonie mobile et autres fournisseurs d’accès à Internet au Tchad, sont également déconnectés ou ont du mal à satisfaire leurs clients», décrit Bertaud Elouna. «Pour téléverser des fichiers d’un volume de 25 gigas, j’ai dû patienter pendant trois jours», déplore Ahmed Djigato, journaliste tchadien contacté par Intégration ce 23 mars 2024.

 

L’ardoise au fond du tableau

Quel peut être le montant de la facture d’une panne dans quelques pays d’Afrique centrale? Avis d’experts.

En exploitant des indicateurs de 2019, l’Economist Intelligence Unit (EIU) révèle que chaque heure de coupure d’Internet au Gabon équivaudrait à une perte de 600 millions de FCFA. «Ainsi, pour une période de trois jours, les pertes se chiffrent à près de 2,4 milliards de FCFA.», écrit Gabon Media Time. «Le Tchad a perdu plus de 400 millions de francs CFA», selon Omar Hajeotora, économiste tchadien contacté par Tchad infos.
«Nous n’avons pas encore une institution au Cameroun qui a personnellement fait une étude sur le manque à gagner des coupures d’Internet par jour. Encore que cela est complexe à réaliser dans la mesure où les types de données à utiliser pour quantifier l’impact de ces coupures et perturbations de la connexion Internet sont nombreuses et parfois très peu saisissables. Car même les acteurs du secteur informel subissent les répercussions parfois plus importantes de l’indisponibilité ou de la mauvaise qualité de la connexion Internet. Par contre, si l’on se base sur les données des trois organisations (International Crisis Group, Internet Sans Frontières et Access Now) qui ont fait des estimations en 2018 sur le coût des pertes liées à la coupure de l’Internet dans deux régions du Cameroun, on a en moyenne une estimation: 44,7 millions de francs CFA de pertes par jour pendant les 246 jours de coupures d’Internet dans deux régions du Cameroun en 2018. Si l’on va sur la base de la moyenne de ces données pour les autres régions du pays, et considérant les dix régions du Cameroun et le nombre sans cesse croissant des utilisateurs Internet au Cameroun (de 6,13 millions d’utilisateurs Internet en 2018 à 12,7 millions d’internautes en 2024, selon Datareportal), on peut estimer que, pour une seule journée de coupure de l’Internet au Cameroun, l’impact socioéconomique peut être une perte d’environ 500 millions de francs CFA par jour», explique Beaugas Orain Djoyoum.

JJMA

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *