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Boko Haram : quand les vestiges de la secte font leur effet

by Intégration

L’insécurité racontée par des reliques de la barbarie.

 

En provenance du Niger (selon des spécialistes), quelques oiseaux migrateurs ont trouvé un bon endroit où reposer leurs petites pattes ici à Kolofata. « C’est un perchoir qu’exploitent ces oiseaux quand ils sont en transit ici », renseigne Bachirou Mouhamed, un camerounais habitant du quartier administratif de la ville. Le tableau présente une vieille carcasse sèche où s’échappe une vive odeur de rouille. «C’est un vieux char appartenant à Boko Haram ; il a été détruit par l’armée au matin du 12 janvier 2015», confie encore Bachirou Mouhamed. L’engin dévoile d’étonnants motifs, dont une longue ligne blanche bordée de graffitis en arabe.

Comme ce vieux char, plusieurs instruments de la barbarie de Boko Haram sont devenus des parties familières du paysage du département du Mato-Sava. Ce 5 juin 2023, à Kolofata, une voiture blindée abattue par les forces camerounaises redouble l’émotion de la mort chez quelques riverains. « Quand on voit çà, cela nous rappelle les gens qui ont perdu leurs vie ici. C’est dur !», souffle Ousmanou Dawaï, la bouche soudainement immobilisée dans l’expression d’un cri silencieux. Manifestement, sans qu’il l’ait recherché, un mouvement de l’esprit de cet ancien conseiller municipal. Manifestement, c’est l’opération d’un ensemble de modalités psychologiques fondamentales qui déterminent et guident les interactions entre les populations du Mayo-Sava et le passé vécu sous la férule de Boko Haram. En parler aujourd’hui sert à repérer des réponses complexes : « On ne sait pas ; c’est le sang ; c’est dur ». « En fait, chacune de ces réponses, suscitée par les stimuli des moments de guerre et des assassinats sans vergogne, rend compte d’un passé assis sur le présent », éclaire Alifa Mahamat, enseignant de psychologie sociale à l’Université de Maroua. Dans cette observation qui articule la matérialité du présent et celle du passé, s’ouvre la possibilité d’une évaluation de l’ampleur des dégâts causés par Boko Haram à l’échelle du département du Mayo-Sava. « Partout, dit Alifa Mahamat, cette secte a tracé autour des esprits des populations des cercles magiques qui se renouvellent méthodologiquement au fil des années ».

Réalités
Et si le temps s’échappe maintenant de la petite boîte dans laquelle on avait cru pouvoir le contenir, c’est que le passé revient, c’est qu’en réalité il n’était jamais parti ; il était tapi, immobile, dans les plis du présent, oublié mais en réalité prêt à rebondir. À Maraya, près de Kolofata, que d’appellations différentes pour désigner les débris de matériels de Boko Haram: « Satan mort ; feu de sang… » Ce qui en dit long sur la difficulté des riverains à dire exactement ce qu’ils ont vécu ou qu’ils vivent encore. Comment faire pour qu’ils en parler plus longuement ? Seuls quelques gestes et larmes en direction des épaves de voitures traduisent leurs souffrances et les épreuves traversées. À Kerawa, quelqu’un qui se refuse à atténuer ce qu’il avait vu, exprime dans un kanuri ornementé ce qui n’était que sang et feu. L’horreur est même surexposée, comme si elle était captée avec un grand œil ouvert, un œil qui voit tout, un œil qui voit trop…Comme une caméra qui opère régulièrement des zooms sur les détails les plus dégoûtants, notre interlocuteur passe en revue les charniers, mille ou un million de cadavres, les senteurs de souffre, de plomb et de chair carbonisée, des maisons éventrées, défoncées, explosées, les des nuages de poussière et de fumée, des crânes ouverts et glougloutant de ses frères. C’est un choix qui n’a rien de gratuit. «Il faut que le gens sachent ce qui s’est passé ici », martèle-t-il, associant à son raisonnement d’autres détails. Ceux-ci font part du centre de santé intégré de Kérawa. Là-bas, narre notre témoin, ne pouvaient prétendre à une place de médecin que ceux qui possédaient une véritable expérience de terrain dans des conditions de conflits maximales. On ne soignait plus pour le confort, mais pour sauver des vies. Chaque jour, de nouvelles situations décisions dramatiques s’imposaient aux praticiens militaires et à leurs équipes. Qui fallait-il garder ? Combien de temps, dans quelles conditions ? Les lits étaient rares, les médicaments encore plus. La survie des uns dépendait de l’abandon des soins pour les autres.

Psychique
D’ici, on a la sensation d’une immense violence et de traumatismes perpétuels. « Si tu voyais certains quartiers, partout, partout ! On en avait la nausée, les boyaux, les trous d’obus, les débris de projectiles », décrit Ibrahim Bouba. D’après cet enseignant retraité, « ces vestiges assurent un devoir de mémoire et une ardente obligation de transmission du sens du sacrifice de l’armée camerounaise ». Dans l’absolu, cela suggère que la vue des engins de la mort et de la souffrance continue de faire pression sur les individus. Selon Alifa Mahamat, « ce sont des constantes du danger qui génèrent beaucoup de stress post-traumatique ici dans le Mayo-Sava ».

De tout ce foisonnement, il ressort combien nous avons affaire à des entremêlements qui témoignent d’une tragédie maintenue par des symboles laissés par Boko Haram. « En effet, la barbarie de cette secte avait comporté des caractéristiques qui en ont facilité son enracinement dans l’espace social », analyse Alifa Mahamat. « Avec des allers-retours, des péripéties dramatiques, le tout sur des sites impressionnants, ce qui a sans doute beaucoup fait pour la perception du souvenir de l’insécurité. Il ne faut pas faire aujourd’hui un effort d’imagination pour se remémorer les combats, il suffit de contempler le paysage avec les épaves qui constituent un ensemble qui frappe tous les visiteurs», poursuit l’universitaire. Dans les camps du Bataillon d’intervention rapide (Bir) de Mora, de Kolofata ou de Maroua, ces signes de Boko Haram existent toujours. Hauts chapeaux noirs en forme de tube, amples vêtements d’assaillants sont amalgamés à une masse de détails qui ne datent pas d’aujourd’hui. Mais, ils appartiennent à un « Boko Haram toujours présent » sans place précise dans le temps. Face au reporter, quelques militaires y jettent subrepticement leurs regards. Pour eux, ces vestiges garantissent la véracité du passé, en ce qu’ils attestent la bravoure des forces camerounaises. En d’autres termes, les militaires rencontrés dans ces camps reconnaissent dans ces images la marque authentique de l’insécurité. « Quand nous voyons ça, dit un haut-gradé, notre mental fonctionne par addition : il accumule des « faits », ou des détails descriptifs, pour remplir le vide ouvert par la béance du temps profond.de l’insécurité dans la région de l’Extrême-Nord ».

Jean-René Meva’a Amougou

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