Quel avenir pour les relations UE/Afrique post-covid-19 ?

Olivier Kenhago Tazo

Le fait qu’une large partie des pays africains coopère avec l’UE à travers l’OEACP et que les pays d’Afrique du Nord se déploient plutôt dans le cadre de la politique de voisinage, complique également la donne

Olivier Kenhago Tazo est Ministre Plénipotentiaire, diplômé de l’Institut des Relations Internationales de Cameroun et de l’Institute for European Studies – ULB. Il est en service à l’ambassade du Cameroun en Belgique.

 

Un a après sa prise de service, et alors que l’UE fait face à la pire crise économique de son histoire en temps de paix qui a souligné ses faiblesses institutionnelles, la présidente de la Commission Européenne s’est adressée aux députés réunis en plénière, à l’occasion du traditionnel discours sur l’état de l’Union, le 16 septembre 2020.

Très attendu, ce temps fort de la vie politique européenne se tenait dans un contexte inédit consécutif à la crise de covid-19, qui a mis la communauté européenne à rude épreuve. Face à la pandémie de coronavirus en effet, en dépit des mesures prises par la communauté, très limitées en raison notamment du fait qu’elle n’a presque pas de compétence en matière de santé, les Vingt-Sept ont fait prévaloir leurs intérêts nationaux, chacun décidant des mesures sanitaires, ce qui a bloqué le marché intérieur, compromis la libre circulation des personnes et créé une forte méfiance entre eux.

Face à cette conjoncture politique et économique difficile en Europe, beaucoup craignent que l’Europe procède à un repli sur soi et, surtout, renonce à ses ambitions géopolitiques et surtout renvoie à plus tard son ambition pour l’Afrique, exprimée par la présidente de la Commission dès le début de son mandat.

Si à sa prise de fonction la Présidente de la Commission s’était engagée à bâtir une Commission «géopolitique», basée sur des priorités stratégiques, la transition numérique et le green deal, force est de constater que la pandémie qui sévit particulièrement en Europe a changé la donne, obligeant la communauté à un repli sur soi qui pourrait modifier ses ambitions planétaires, et en particulier l’avenir de sa relation avec l’Afrique.

Le discours sur l’état de l’Union a, à cet égard, voulu d’emblée dissiper tout doute. La responsable de l’exécutif européen a axé son message autour de quatre priorités: le pacte vert, la révolution numérique, la santé et l’humain. Rassurante, elle a tenu à présenter une Commission ambitieuse qui, bien que réagissant à l’urgence imposée par la pandémie, maintient ses ambitions sur le long terme.

Dans le cadre du pacte vert, la Commission européenne propose de viser une réduction de 55% des émissions de gaz à effet de serre de l’UE en 2030 par rapport au niveau de 1990, contre un objectif actuellement fixé à -40%, afin de parvenir à l’objectif de la neutralité carbone en 2050. L’objectif 2050 est en effet une des pierres angulaires du « Green Deal ». Le plan de relance européen «Next Generation EU» contribuera à le financer ; 30% des 750 milliards d’euros qui seront levés le seront au moyen d’obligations vertes.

Menaces contre l’Etat de droit
S’agissant des migrations, la Commission présentera son projet très attendu de réforme de la politique migratoire le 23 septembre, au lieu de la fin du mois d’octobre comme initialement prévu. Cette anticipation du calendrier est une réponse à court terme à l’incendie qui a ravagé il y a quelques jours le plus grand camp des réfugiés de l’Ile grecque de Lesbos, ravivant la question du respect du principe de non-refoulement, et surtout, de la solidarité entre les Etats membres de l’UE. Il faut dire que la politique européenne actuelle, fondée sur le système dit de Dublin, met le fardeau sur les pays du premier accueil, qui ont à cœur de promouvoir plus de solidarité.

L’ancienne ministre allemande s’est également exprimée sur plusieurs dossiers chauds, à commencer par le Brexit après la remise en cause par Londres de certains de ses engagements, les menaces contre l’Etat de droit dans l’UE, notamment de la part de la Pologne et de la Hongrie. Sur le front de la politique étrangère, elle a évoqué l’escalade des tensions avec la Turquie, un sujet au cœur du Sommet européen des 24 et 25 septembre 2020. Elle a notamment mis en garde la Turquie contre toute tentative d’intimidation de ses voisins dans le conflit gazier qui l’oppose à la Grèce en Méditerranée orientale. Elle a également mis en cause la Russie, en rapport notamment avec l’affaire Alexei Navalny. Se félicitant du récent Sommet UE-Chine qui a abouti à la conclusion d’importants accords économiques, elle a cependant rappelé les divergences politiques en matière de droits de l’Homme qui existent entre les deux partenaires, qui sont des compétiteurs systémiques.

L’UA, à son tour, profite à la fois de la dynamique de ses propres réformes et bénéficie de l’intérêt croissant d’un nombre croissant de partenaires et d’investisseurs, notamment la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie et le Golfe.

Pour ce qui est de la transition numérique, elle a relevé que l’UE a besoin d’un plan commun pour l’Europe numérique, avec des objectifs clairement définis pour 2030, notamment en matière de connectivité, de compétences et de services publics numériques. Pour cela, elle a annoncé la création d’un cloud européen, une prochaine législation pour encadrer l’intelligence artificielle, des investissements pour généraliser la connectivité haut débit ainsi que dans les superordinateurs de nouvelle génération. 20% des fonds de Next Generation EU iront au numérique. Prudente sur la question de la taxation du numérique, un sujet sur lequel de nombreux États s’impatientent, elle a relevé que si aucun accord satisfaisant n’est trouvé dans le cadre de l’OCDE et du G20, l’UE se lancera seule dans cette bataille et présentera une proposition au début de l’année prochaine.

Un niveau d’ambition équivalent est maintenu avec l’Afrique. Elle a réaffirmé sa volonté de renforcer le partenariat avec ce continent où elle a effectué sa première visite hors UE après sa prise de service. Bien que le sixième Sommet UA-UE prévu en octobre prochain ait été renvoyé à une date ultérieure, l’UE envisage la mise sur pied d’un partenariat entre égaux, pour lequel les parties discutent actuellement des principales priorités. Elle a réaffirmé les ambitions européennes en ce qui concerne le financement du développement, rappelant l’engagement pris dans le cadre de « team Europe », qui est une réponse d’urgence de l’UE en faveur des pays en développement, dans le contexte de la crise de covid-19. Au demeurant, l’instrument de financement du voisinage et de la coopération internationale, dans le cadre du budget à moyen terme récemment adopté par le Conseil, offre à l’institution qu’elle dirige un instrument de financement adéquat qui lui permettra de réaliser ses ambitions à l’international.

Sécurité commune
Des analystes estiment cependant que von der Leyen a dressé un bon constat des différents défis ou problèmes auxquels sont confrontés les Européens, sans en tirer les conséquences, se contentant de mots là où il faudrait des actes. Son silence sur la Lybie, où l’UE a d’ailleurs engagé une mission dans le cadre de sa politique étrangère et de sécurité commune, basée sur la Résolution 2292 (2016) des Nations Unies, est étonnante à cet égard. Si en matière de politique extérieure (notamment les relations avec la Russie, la situation en Biélorussie et la crise en Méditerranée orientale avec la Turquie) on n’a pas eu droit à des annonces concrètes, c’est sans doute en raison du fait qu’il s’agit là de questions pour lesquelles les décisions reviennent au Conseil et aux Etats membres, limitant de fait la marge de manœuvre de l’instance exécutive européenne.

Pour ce qui est de la transition numérique, elle a relevé que l’UE a besoin d’un plan commun pour l’Europe numérique, avec des objectifs clairement définis pour 2030, notamment en matière de connectivité, de compétences et de services publics numériques

Mais l’on peut se féliciter que s’agissant des relations avec le continent africain, le cap soit plus ou moins maintenu. La Présidente de la Commission, dans son discours, n’a pas manqué de rappeler que l’Afrique fut le premier continent où elle a effectué son premier voyage officiel hors de l’Europe.

Les changements en Afrique et dans l’UE obligent à revoir leur partenariat vieillissant. L’année 2020 devait être marquée par une série d’événements importants qui devaient culminer avec le sixième Sommet UA-UE en octobre.

Du côté de l’UE, il y a eu une montée en puissance majeure de l’élan et de l’ambition, marquée notamment par la priorité accordée au partenariat par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avant même de prendre ses fonctions, et son voyage à Addis-Abeba en décembre 2019, sa première à l’extérieur de l’UE.

Mise en œuvre
Du côté africain, il y a une prise de conscience croissante de la nécessité pour l’UA de développer une position de négociation plus ambitieuse et exigeante. 2019 a été pour elle une année de réformes et a vu la signature tant attendue de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), qui, dans sa mise en œuvre, obligera à repenser les relations extérieures, y compris avec l’UE. Mais l’UA devra se montrer davantage offensive dans ses négociations, et ne pas hésiter à exploiter les failles de l’autre partie, en ce qui concerne notamment les dissensions actuelles sur la question de l’état de droit, des droits de l’Homme et des migrations.

Les positions de la Hongrie et de la Pologne et leurs relations difficiles avec certaines institutions européennes pourraient être utilement exploitées pour alléger la pression des européens. En effet, l’Afrique et l’Europe sont encore éloignées sur des questions telles que les droits humains des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées ; droits à la santé sexuelle et reproductive ; la Cour pénale internationale ; et la valeur plus large, l’état de droit, les droits de l’Homme et les programmes de gouvernance.

De même, les tractations qui vont bientôt s’ouvrir sur l’asile et les migrations devraient permettre à l’UA et aux Etats africains de faire passer leurs vues. En matière de migration par exemple, l’Afrique devra insister sur l’élargissement des voies légales de mobilité et de migration de main-d’œuvre, en particulier dans les secteurs des affaires et de l’éducation. La question des envois de fonds et des investissements de la diaspora, gravement touchée par la pandémie, reste également un sujet de préoccupation majeur. Le moment est venu d’obtenir des concessions sur ces dossiers.

Le moment est d’autant plus propice qu’avec ses ambitions géopolitiques, la Commission von der Leyen tente de positionner l’UE en tant que leader dans l’espace multilatéral et de construire les outils nécessaires pour défendre plus ouvertement les intérêts européens. Cette nouvelle perspective extérieure signifie également que l’UE recherche des alliés et cherche à consolider et à mobiliser les partenariats qu’elle entretient déjà, comme c’est le cas avec l’Union africaine et ses États membres. Elle tient absolument à reconquérir l’espace perdu face à des concurrents comme la Chine et la Turquie dont l’approche pragmatique a permis d’étendre la zone d’influence.

L’UA, à son tour, profite à la fois de la dynamique de ses propres réformes et bénéficie de l’intérêt croissant d’un nombre croissant de partenaires et d’investisseurs, notamment la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie et le Golfe. Pourtant, l’UA doit encore surmonter de nombreux obstacles internes pour devenir l’acteur et partenaire mondial fort, uni, résilient et influent qu’elle vise à être. Maintenant que l’UE est consciente de sa vulnérabilité et qu’elle est engagée dans des tractations avec la Chine, l’Afrique peut aisément adopter une approche opportuniste et réaliste pour avancer sur certains dossiers. Elle doit harmoniser ses priorités, et amener l’UE à s’arrimer à sa volonté de construire un espace de prospérité économique à travers la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) qui est désormais au centre du partenariat de continent à continent.

Si la Présidente de la Commission, dans son discours du 16 septembre 2020 a réaffirmé son engagement en faveur de la coopération et du multilatéralisme, et compris que face à cette crise mondiale, l’UE ne peut se relever que si elle promeut une approche globale qui inclut les pays en voie de développement, elle devrait admettre qu’il est temps de mettre l’accent, dans la relation avec l’Afrique, sur les investissements dans les infrastructures, la fabrication et la diversification des exportations.

A cet égard, il est important que les objectifs du Green Deal, tout en promouvant des réformes économiques vertes et respectueuses du climat, ne créent pas un nouveau type de protectionnisme en imposant de nouvelles barrières non tarifaires, telles que la taxe carbone à la frontière qui pourrait affecter l’accès des produits africains aux Marchés européens.

Accord post-Cotonou
L’Afrique devra cependant se montrer bonne négociatrice. Pour des raisons tactiques, l’UE aborde certaines de ces questions sensibles dans les négociations en cours sur un futur partenariat avec l’Organisation des Etats ACP, afin de les ancrer dans un accord juridique. Ceci pose, une fois encore, le problème de la multiplicité des cadres de coopération entre l’UE et l’Afrique.

La situation s’avère davantage compliquée, si on prend en compte le fait que les négociations pour la conclusion d’un Accord post-Cotonou se déroulent de manière parallèle, sans qu’il y ait, du côté africain, une réelle coordination tactique pour aligner les priorités. Au final, le problème tant décrié risque de perdurer: le parallèle entre un cadre de coopération formel et encadré par un instrument juridique, bénéficiant d’un instrument de financement dédié, par opposition à une coopération davantage politique, dont la mise en œuvre dépendra dans une large mesure de l’instrument de financement ci-dessus mentionné.

Il est vrai que le prochain budget pluriannuel de l’UE, qui a un instrument de financement unique pour toute son action extérieure, va partiellement résoudre ce problème. Le financement de l’UE au titre du nouvel instrument NDICI pourrait encore être à des niveaux comparables à ceux du passé, mais il y aura certainement des changements dans les types de bénéficiaires et les conditions qui y sont attachées. Mais on pourrait reprocher à l’Afrique d’exiger beaucoup de l’UE sans prendre elle-même des engagements forts pour entreprendre des réformes essentielles dans des domaines tels que la fiscalité et la gouvernance démocratique.

Toujours en matière de négociation, le fait qu’une large partie des pays africains coopère avec l’UE à travers l’OEACP et que les pays d’Afrique du Nord se déploient plutôt dans le cadre de la politique de voisinage, complique également la donne. Ceci amoindrit la position de négociation de l’UA, qui ne se voit pas en mesure de parler d’une seule voix au nom de l’ensemble des Etats africains.

La crise de covid-19 a donc modifié les plans des deux partenaires, sans altérer leurs ambitions. Malgré l’urgence de résorber la crise économique drastique à laquelle elle fait face, l’Europe a compris la nécessité de maintenir intacte ses ambitions avec l’Afrique, au risque de se faire distancer par ses concurrents sur le continent. A cet effet, elle doit regarder au-delà de sa propre reprise économique, travailler avec l’Afrique pour éviter les pires effets de la crise et élaborer un nouveau partenariat à plus long terme. La crise des coronavirus offre ainsi l’occasion de transformer enfin l’ancien paradigme des relations d’aide bailleurs-récipiendaires vers un modèle de véritable coopération internationale entre l’Afrique et l’Europe.

Finalement, le report du 6ème Sommet UE-Afrique n’est pas une mauvaise nouvelle, car il donne le temps aux deux partenaires d’affiner leurs positions et de trouver des consensus sur les nombreuses questions qui restent en discussion.

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