COMMUNAUTÉSINTÉGRATION NATIONALE

Retour aux sources : Conjurer la mort, otage du business chez les «Essom na Ba’ana»

Pour les puristes-traditionalistes, un modèle funèbre s’est ouvert dans ce clan fang-beti avec une fraîcheur inattendue, et impose des choses pour lesquelles personne n’a eu d’oreilles ni d’yeux.

«Nous devons cesser de nous représenter le passé comme étant inférieur au présent». Lorsqu’il prononce cette phrase, ce 3 novembre 2019 au Cercle municipal de Yaoundé, Mgr Christophe Zoa fait état des nouvelles habitudes «Essom na Ba’ana» en matière de gestion du deuil. À ceux qui soupçonnent une tentative d’opposition entre les convictions d’aujourd’hui et celles d’hier, l’évêque de Sangmelima (Sud-Cameroun) répond d’emblée que son exposé n’implique pas que son objet. «Il y a aussi et surtout les controverses autour du deuil comme événement mondain», insiste le prélat.

À comprendre que le visage actuel de la mort chez les «Essom na Ba’ana» est placé sous les feux de la critique. Au patriarche Pascal-Baylon Owona de le dire clairement: «Tel qu’il est posé, le thème lié à la gestion du deuil dans nos familles est situé par rapport à un ordre de choses troublant, ce qu’on voit de nos jours est traversé d’ambiguïtés et de contradictions». Cela s’observe d’ailleurs dans la foule. Comme les rameaux d’un branchage qui se croisent, «deuil moderne» et «deuil traditionnel» s’entrelacent pour dessiner une toile de fond sur laquelle la gestion des moments funèbres élabore elle-même des réponses opposées sous tous les angles.

Folklore
Alors, le constat établi au cours de cette assemblée générale des «Essom na Ba’ana» est formel: «Sous l’effet conjugué de la modernité et de la postmodernité, la manière de faire le deuil chez nous a été fragilisée. À partir du moment où le business et l’affirmation des égos ont imposé leur modèle de rationalité calculatrice, ils ont dévalorisé la gestion de la mort en la désagrégeant et en la folklorisant». Celui qui pose les choses ainsi n’est autre que Mgr Christophe Zoa. Par expérience, le prélat, lui-même fils «Essom na Ba’ana», dit que les obsèques sont devenues des occasions de fête; de m’as-tu-vu. «Elles ont perdu leur fil conducteur dans le manger et le boire d’une part, et dans les polémiques familiales d’autre part» appuie l’évêque de Sangmelima. Dans son entendement, il se pourrait que parmi ses congénères, un modèle funèbre se soit ouvert avec une fraîcheur inattendue et impose des choses pour lesquelles personne n’a eu d’oreilles ni d’yeux. Allusion faite à la «morgue, habillement des dépouilles, corbillard, décoration des lieux funestes, et surtout la collation», selon le listing de l’homme d’Église.

Prise comme telle, ces choses, devenues prioritaires, ont mis en péril le visage originel du deuil chez les «Essom na Ba’ana». «Nous sommes en danger d’oubli, et un tel oubli -abstraction faite de richesses qu’il pourrait nous faire perdre- signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine», analyse Pascal-Baylon Owona. Selon lui, le contexte actuel invite ainsi, peut-être, à un changement dans la référence à la modernité et dans l’énonciation du discours funèbre chez les «Essom na Ba’ana».

Jean-René Meva’a Amougou

 

Mgr Christophe Zoa

«Le business a pris corps»

Selon l’évêque de Sangmelima, la situation s’est élargie avec les années.

À écouter la tonalité de certains murmures, l’on semble vous reprocher d’avoir, au cours de votre exposé, fait la part belle à la formule ancienne de vivre le deuil chez les «Essom na Ba’ana». Que pouvez-vous répondre à cela?
Personne ne peut prétendre que le plus ancien est ce qui est le plus vrai ou ce qui est vrai, et que ce qui est nouveau serait synonyme nécessairement d’une déchéance et d’une décomposition. Sauf que, dans mon exposé, j’ai pris la peine de montrer comment le business prend corps et s’impose à chaque fois en rapport avec une situation de deuil parmi nous. Juste pour dire que le cercle de cette «délinquance», si délinquance il y a, semble s’être élargi avec les années et concerner parfois non seulement le tout venant du peuple -ce que l’on pardonnerait- mais aussi ceux qui ont pour tâche et vocation de diriger ce peuple sur le chemin de la tradition.

En tant que prélat et fils Essom na Ba’ana, comment comprenez-vous les phénomènes d’évolution des traditions?
Ce que l’on voudrait pointer ici c’est que la tradition et la modernité sont tout autant une revendication qu’un héritage. Il n’existe jamais de transmission en ligne directe d’un trait culturel en provenance du passé. Il faut se débarrasser du paradigme vertical historiciste qui insiste sur le poids de la tradition, sur sa force, sa résilience, sa capacité à enjamber les années, voire les siècles. À l’inverse, il faut privilégier un paradigme de type synchronique ou horizontal à l’intérieur duquel sont mis en avant les influences ou les emprunts latéraux. De ce point de vue, on ne soulignera jamais assez que les traditions Essom na Ba’ana sont, tout autant que celles des époques contemporaines, connectées aux cultures environnantes. Chaque siècle possède ainsi sa modernité, chaque époque est contemporaine d’elle-même, ce qui signifie qu’il est vain d’opposer de façon tranchée la «tradition» à la «modernité».

Ce qui est véritablement en jeu, c’est la notion de localité, de société ou de culture «locale». Postuler l’existence de telles entités, comme le font les théoriciens de la globalisation, revient à considérer que les sociétés exotiques se sont soudainement ouvertes sous l’impact du colonialisme, des transmigrations, du tourisme, etc., bref de tous les ingrédients de la contemporanéité. Et c’est pourquoi, en un sens, l’idée même de «tradition» est une conséquence logique des théories de la modernité et de la postmodernité.

Propos recueillis par JRMA

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *