INTÉGRATION RÉGIONALEMAIN COURANTE

Cameroun, Gabon et Guinée Équatoriale : La zone des 3 frontières dans tous ses états

Scènes de vie au sein d’un espace où affairisme et sécurité se repoussent et se soutiennent.

À l’entrée du poste frontière côté Cameroun

Fermez les yeux. Que voyez-vous si l’on vous dit Kyé-Ossi? Des images à profusion vous viennent en grappes généreuses très certainement. «Kyé-Ossi provoque un choc sensoriel, sensuel et culturel d’une rare intensité», atteste Florentin Mebounou Ngoa. Professeur de langue au Lycée bilingue de Kyé-Ossi, l’homme postule que la ville offre une rare opportunité d’exploration et même d’observation. À l’en croire, nous sommes ici dans un cadre théorique qui permet d’appréhender et d’expliquer les dynamiques des identités sous-régionales. «Ce n’est pas tout», prévient-il. «Au poste frontalier de Kyé-Ossi, le fragile équilibre réside dans les apparences, dans ce qu’on voit qui est bien souvent en marge de la légalité mais qu’on a intérêt à taire», enchaîne l’enseignant.

Structure
Pour vérifier la fiabilité de ce propos, allons déambuler sur les lieux. Rien ne s’offre facilement. Tout nécessite une lente appropriation. Qu’il s’agisse des faits révélés à hauteur du visiteur ou de ce qu’il ne voit jamais totalement. Ce 29 novembre 2023, l’endroit paraît bruyant, invariablement grouillant de vie et de clameurs. Mais, c’est un ensemble structuré: d’une part, un espace camerounais et d’autre part un autre sous la souveraineté équato-guinéenne. Si l’on s’approche de la rambarde qui sépare ces deux mondes, ne serait-ce que pour risquer un œil, un agent ne tarde pas à se manifester pour vous faire savoir, poliment mais fermement, que vous devez rester à distance «si vous n’avez rien à faire». Ici, tout comme là-bas, la préoccupation première se résume en un seul mot «sécurité». À écouter les uns et les autres, c’est au reporter de nouer les phrases, de tisser les mots entre eux pour comprendre la réalité. L’on s’intéresse à la voix d’un homme à la silhouette fragile. Son bras est marqué d’un «matricule», «celui de quelqu’un qui a tout vu à la chaîne».

Affaires
À «la chaîne» (tel qu’on désigne le poste frontalier de Kyé-Ossi), «c’est le lieu de rendez-vous de ceux qui ne baissent pas les bras», lance une exportatrice camerounaise d’œufs et de volailles. «Quand des personnes de différentes origines, de différentes expériences se côtoient dans une ville comme la nôtre, leurs idées se rencontrent, s’assemblent, s’enrichissent. Ce lieu est un mélange d’individus de tous horizons, et c’est primordial pour la vitalité des échanges avec la Guinée Équatoriale», analyse un gendarme camerounais qui requiert l’anonymat. Il ajoute que «ce n’est pas le poste frontière qui choisit les affaires, mais les affaires qui choisissent le poste frontière». À cette aune, les règles sont dictées et imposées par les affaires, par l’obligation de faire du profit. Le reste ne compte pas. Le reste n’existe pas.

Méthodes et outils
Si tous les usagers, sans distinction de race, d’origine sont les bienvenus ici, «ce n’est qu’en apparence !», rétorque un jeune vendeur ambulant de friandises. À entendre ce qu’il dit, il faut avoir le cœur bien accroché pour supporter des détails pervers. Les méthodes sont toujours les mêmes: trafics, grands ou petits, marché noir… «On tape les gens ici. C’est quand quelqu’un veut montrer qu’il ne veut pas payer. Ou bien, quand quelqu’un montre qu’il a le cerveau», explique-t-il. L’ensemble pointe à la fois de petits riens qui déclenchent des malentendus, des bagarres, des rappels à l’ordre et des destructions de biens. Au vrai, de part et d’autre de la frontière, les attitudes des agents en situation de travail sont souvent l’effet de routines installées. Leurs mots révèlent une banalité et cachent le fait de n’avoir rien à dire. C’est le cas de la «seguridad» utilisée principalement comme outil de répression avec le défaut d’autoriser tout et n’importe quoi. Selon plusieurs anecdotes, de nombreuses scènes ici sont entre l’invraisemblable et le difficilement croyable, «surtout lorsqu’un agent ne recule devant aucune horreur pour obtenir et sanctionner sa vérité». Dès lors, si l’on n’y prend garde, toute mauvaise négociation ou tout refus peut être inutile, malvenue, inopportune, hors propos, voire être une «gaffe». Entre usagers et agents de douanes par exemple, toute parole intempestive et inadaptée comporte des risques d’incompréhension mutuelle. Parfois, dire et taire ne sont pas deux postures systématiquement antagonistes et il peut y avoir conjugaison de paroles et de silences. «On ne dit pas ce qui se passe ici à haute voix», expose un homme. Il renseigne que gendarmes, policiers, douaniers et agents phytosanitaires ne s’empêchent pas d’user des mots creux, à caractère flou et fuyant, ou font des monologues juxtaposés. Cela leur permet, apprend-on, d’éviter d’apporter des réponses pragmatiques, des solutions de bon sens à des problèmes concrets posés par les usagers.

Pour les prospecteurs d’évidence, l’affaire semble entendue à l’écoute des plaintes indignées du chœur offensé des commerçants camerounais et acheteurs équato-guinéens. «Quelles que soient les raisons, toutes ces affaires sont la conséquence d’un manque d’honnêteté. Les agents en poste ici ne sont pas honnêtes!», peste une femme. En fait, tous les agents s’affichent comme chantres de la transparence, bien qu’entretenant toujours des zones d’ombre sur la manière dont ils travaillent, sur ce qui les oppose, sur ce qui les motive. «Nous condamnons tous la corruption ici», renseigne un douanier. Mais si la condamnation du phénomène fait l’unanimité, le terme frappe par sa nébulosité. «Une bière qu’un usager me donne, c’est pour moi et ce n’est pas de la corruption et surtout que je fais du bon travail qui est apprécié», démontre-t-il avec une assurance fragile, avec pudeur, avec discrétion.

Jean-René Meva’a Amougou

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