«La quête de l’unité est un idéal»
Professeur titulaire des Universités, il est, à la fois, chef de la Division des affaires académiques, de la scolarité et de la recherche à la Faculté des Sciences juridiques et politiques de l’Université de Yaoundé II ; enseignant-chercheur au département d’Histoire de la Faculté des Arts, Lettres et Sciences humaines de l’Université de Yaoundé I. À la faveur du Cinquantenaire de l’unification, il passe certaines actualités sous son expertise.
Intégration : Professeur, si nombre d’entre nous ne connaissent pas nécessairement le sens de la fête de l’Unité dans son menu détail, reste que chacun sait combien la date du 20 mai est ancrée dans les esprits. Pouvez-vous nous rappeler le sens de la fête nationale ?
Pr. Christian Tsala Tsala : Merci de me donner la possibilité de contribuer à ce débat qui est d’actualité. Avant de répondre à votre question, il me semble important, pour bien situer vos lecteurs, de revenir sur un certain nombre d’éléments. La première chose à dire, c’est que le Cameroun est un protectorat allemand depuis 1884. L’Allemagne étant rendue responsable et perdante de la Première Guerre Mondiale, ses territoires d’Outre-Mer lui sont enlevés et confiés à la communauté internationale. Le Cameroun rentre donc dans ce qu’on a appelé le condominium franco-britannique, c’est-à-dire qu’il est conjointement géré, au nom de la communauté internationale, par la France et la Grande-Bretagne. C’est de 1916 à 1922.
Avec la naissance en 1922 de la Société des Nations (SDN), le Cameroun devient un territoire sous mandat de la SDN. Mais, comme celle-ci est une personne morale, la gestion quotidienne continue à être assurée par la France et la Grande-Bretagne. Chaque puissance mandataire reste campée sur ses positions territoriales à savoir, 4/5 pour la France et 1/5 pour la Grande-Bretagne. Sous cet angle, la SDN demande à ces puissances mandataires de favoriser l’émancipation du Camerounais pour que celui-ci prenne la gestion d son pays. C’est donc à partir de la là que les chefs douala saisissent la SDN pour demander la gestion du Cameroun sous leur direction. Charles Atangana Ntsama, chef supérieur des Ewondo et Bene, qui était manipulé par la France va réagir. Il estime que le Camerounais n’était pas suffisamment outillé pour diriger son pays. On va donc se livrer à ce jeu de ping-pong entre les chefs douala qui insistent ; et Charles Atangana Ntsama qui réplique à chaque fois. Et ce jusqu’au moment où Hitler (en 1934) décide de bouleverser l’ordre du monde. Il engage ses actions qui vont déclencher la Seconde Guerre Mondiale en 1939. Cette guerre s’achève une fois de plus avec la défaite allemande. L’on va constater que la SDN n’a pas été capable d’assurer la paix mondiale. Elle sera remplacée par l’Organisation des Nations unies (Onu). Les pays qui étaient des territoires sous mandat deviennent des territoires sous tutelle. Et maintenant, avec plus de précisions, il est demandé aux puissances tutélaires de conduire ces pays à l’indépendance dans un laps de temps.
La France et la Grande-Bretagne, gardant toujours leurs positions territoriales, les Camerounais vont reposer le problème de l’indépendance et de la réunification du Cameroun au sein de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) qui a vu le jour le 10 avril 1948. Son programme est clair : l’indépendance, la réunification et l’élévation du niveau de vie des Camerounais. Avec cet agenda, l’UPC commence à gagner du terrain. Cela inquiète sérieusement l’administrateur colonial. Celui-ci suscite la création des partis fantoches notamment ESOCAM (Évolution sociale camerounaise), RENAICAM (Renaissance camerounaise), INDECAM (Les Indépendants du Cameroun), CHARFRACAM (Charité française au Cameroun) et RAPECAM (Rassablement du peuple camerounais).
Que se passe-t-il ensuite?
Ces partis politiques ne réussissent pas à faire obstruction à l’implantation de l’UPC. L’administrateur colonial entreprend de détendre l’atmosphère en faisant en sorte qu’en 1951, les Camerounais élisent leurs représentants au sein de l’Assemblée territoriale. L’UPC qui occupe plus d’espace sur le plan politique est malheureusement marginalisée. On va user des stratagèmes pour que l’UPC n’ait pas assez d’élus. L’UPC va contester au niveau international. Ses leaders vont aux Nations unies pour poser le problème du Cameroun. Le problème de l’indépendance et celui de la réunification s’internationalisent.
En 1954, Roland Pré remplace Jean-Louis Soucadaux au poste de Haut-Commissaire au Cameroun. Cela signe la fin de la légalité de l’UPC. Les actions de Roland Pré font en sorte que l’UPC n’ait plus la possibilité de s’exprimer. Les meetings sont interdits. Les leaders sont traqués. À côté de cela, l’Église catholique s’invite à l’affaire en traquant aussi les militants de l’UPC. À côté de cela également, le refus de faire d’abandonner sa politique d’assimilation et d’établir un calendrier clair pour l’indépendance du Cameroun français transforme l’UPC en parti anti- colonial dur, violent et très zélé.
En 1955, l’atmosphère tendue au Cameroun se transforme en insurrection armée à l’encontre des autorités coloniales et de leurs partisans. L’administration coloniale réagit le 13 juillet et l’UPC ainsi que ses organes annexes sont dissouts. On assiste à ce qu’on a appelé « le vide politique ». En octobre 1955, une mission de l’Onu arrive au Cameroun à l’effet d’évaluer la situation politique du pays. Cette mission se rend compte que l’unité du Cameroun, bien que n’étant pas menacée, est en péril. « Le vide politique » est là. L’activité politique est terne. On ne voit plus de mouvement. Ce qui semble donner raison à l’UPC aux yeux de l’opinion internationale.
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Le 4 avril 1957, le Cameroun est doté d’une constitution. André Marie Mbida est investi Premier ministre le 10 mai. Il est certes Premier ministre mais n’a pas de prérogative en matière de politique internationale, de justice, de défense et de monnaie. Tout cela est aux mains du Haut-commissaire en poste.
Entre temps, l’ATCAM devient ALCAM. C’est donc sous André Marie Mbida que le Cameroun adopte son drapeau, son hymne, sa devise, ses armoiries et ses ordres nationaux. Malheureusement, Mbida est victime de ce qui arrive au bulldozer, lui qui déblaie la route mais n’a pas le loisir de l’utiliser lui-même. Car, lorsque Mbida devient Premier ministre, il rentre en conflit avec ses camarades d’hier.
Et pourquoi cela?
Ce qu’il faut préciser, c’est que Mbida lui-même sort de l’écurie de Louis-Paul Aujoulat qui défend les intérêts français au Cameroun. La France qui, pour détendre l’atmosphère a besoin d’une indépendance à très court terme. Mais Mbida qui voit une indépendance à moyen ou à long terme, estime que le Cameroun n’a pas encore assez de cadres pour assurer son indépendance. Il est renversé le 18 février 1958 par Ahmadou Ahidjo. Ce dernier Premier ministre du Cameroun et le 1er janvier 1960, le Cameroun français devient un territoire indépendant.
Il se pose un problème. Nous avons dit que depuis le Cameroun est mutilé. 1/5 du territoire est géré par les Britanniques et 4/5 par les Français. Et des deux rives du Moungo, depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, les Camerounais expriment le vœu de se remettre ensemble. Le programme de la réunification trouve tout son fondement pour ce qui est de l’UPC. Il faut préciser que Ahmadou Ahidjo ne voulait pas de la réunification. Devenu président, il se dit d’abord qu’il a déjà le problème de l’UPC qu’il ne réussit pas à régler dans son propre territoire. Ensuite, il arrive au pouvoir de manière apparemment légale. Il n’a pas d’assise populaire. S’il ne réussit pas à gérer l’UPC, s’il continue d’avoir la dure opposition venue de la part d’André Marie Mbida, aller encore toucher le problème de la réunification et importer les Anglophones qui sont d’une autre culture (libertaire), est-ce qu’il va s’en sortir ? Il s’engage tout de même pour mettre l’UPC en difficulté. C’est-à-dire vider le programme de l’UPC et dire aux Camerounais « vous avez demandé l’indépendance, là voici ! Vous avez demandé la réunification, là voici !». Et dans ces conditions, les militants de l’UPC sont vus comme des gens de mauvaise foi. Voilà pourquoi il s’engage dans ce programme et le 1er octobre 1961 dans la partie anglophone. Dans ce contexte, le Cameroun se trouve avec 4 assemblées (assemblée législative du Cameroun français, celle du Cameroun britannique, la Chambre des chefs dans la partie anglophone et l’assemblée fédérale). Le pays a 3 corps de fonctionnaires (ceux du Cameroun britannique, ceux du Cameroun français et des fonctionnaires fédéraux). Nous avons aussi 3 gouvernements (le gouvernement fédéral, celui du Cameroun britannique et celui du Cameroun français).
Vous comprenez que le Cameroun qui vient d’accéder à l’indépendance n’a pas encore assez de moyens. Ahidjo utilise cet argument pour proposer la réunification afin qu’on réduise les dépenses pouvant aider le pays à construire des infrastructures et remettre les Camerounais ensemble comme ils l’avaient souhaité dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Mais avant cela, Ahidjo va aussi utiliser des armes juridiques et la répression. Déjà en 1962, il prend l’ordonnance N° 62/OF/18 du 12 mars 1962. L’un des articles de cette ordonnance disposait que « tout individu qui émet des commentaires tendancieux même sur des nouvelles vraies est passible d’un emprisonnement ». André Marie Mbida, Charles Okala, Bebey Eyidi, Mayi Matip étaient les premiers à faire la prison à partir de cette ordonnance. Celle-ci a fait en sorte que les Camerounais se taisent et qu’on n’ait plus la différence sur le plan politique. Cela a donné naissance au parti unique, l’Union nationale camerounaise (UNC) en 1966. La gendarmerie et la police assurant la répression, on est rentré dans ce qu’on a appelé « la République du silence ». Avec ça, Ahidjo propose en 1972 à l’assemblée nationale de voter une loi en vue de l’organisation du référendum destiné à faire du Cameroun non plus la République fédérale du Cameroun mais la République unie du Cameroun. Le mercredi 20 mai 1972, le référendum est organisé. Et à une écrasante majorité, les Camerounais ont dit oui à la République unie du Cameroun. Voilà le parcours qui a permis de célébrer le 20 mai aujourd’hui.
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Plus de 60 ans après les indépendances, les francophones et les anglophones sont toujours en quête d’unité nationale, pourtant officialisée par le référendum du 20 mai 1972, que répondez-vous à ceux qui estiment que le Cameroun va célébrer le 20 mai dans la division ?
Il faut déjà se dire que la quête de l’unité est un idéal. Donc, c’est un point asymptotique. Vous allez voir que dans les couples par exemple, on va chez le maire, on dit « nous sommes unis pour le meilleur et pour le pire ». Cela n’empêche pas qu’il y ait, de temps en temps, de petites querelles dans le foyer. On dira qu’on célèbre dans la division mais celle-ci n’est pas que l’œuvre des pouvoirs publics. C’est aussi l’œuvre d’autres responsables politiques et d’autres Camerounais qui ne veulent vraiment pas se mettre sous la peau des Camerounais. Ils veulent d’abord appartenir à des tribus (ce qui n’est pas un crime).
À l’initiative de M. Ahmadou Ahidjo, alors président de la République du Cameroun, le peuple camerounais s’est prononcé par voie de référendum, le 20 mai 1972, en faveur du passage de l’État fédéral à l’État unitaire. Considéré par la doctrine comme ayant constitué rien moins qu’un « coup d’État civil », ce référendum est, de nos jours, à la base de la principale menace d’implosion du Cameroun. On sait par exemple qu’à la faveur du retour au multipartisme en 1990, le débat portant sur la validité juridique du référendum de 1972 s’est ouvert. Comment interprétez-vous cet état de choses ?
«Coup d’État», je ne le dirai pas. Toutefois, il y avait eu une entente qu’on ne pourrait toucher à la forme de l’État sans consulter toutes les parties. Il y a donc une querelle à ce niveau. Nous avions une assemblée fédérale où il y avait des élus de la partie britannique du Cameroun, Ahidjo estime qu’il a consulté toutes les parties en posant le problème à l’assemblée. Et à l’assemblée, les Camerounais de la partie britannique n’avaient pas apporté une quelconque objection. Mais ces derniers pensent qu’il fallait une consultation populaire pour dire oui ou non au référendum. Maintenant, Ahidjo est passé par l’assemblée. Je crois qu’il y a eu une possibilité pour ces populations de dire non pour qu’on comprenne qu’elles n’adhèrent pas au projet relatif à l’unification. Mais à partir du moment où les gens ont voté par une écrasante majorité, je crois que je suis en droit de penser que ce n’était pas un coup d’État civil.
Lorsque les élèves de l’école normale de Foulasse écrivaient les paroles de notre hymne national, pensez-vous qu’ils étaient animés par une volonté de créer un hymne par-delà les tribus?
Je le crois. Il faut se dire une chose: les élèves de l’école normale de Foulassi sont ceux-là qui ont été majoritairement militants de l’Union des syndicats confédérés du Cameroun. C’est au sein de ce groupe qu’on a puisé beaucoup de militants qui ont créé l’UPC. Maintenant, il faut contextualiser. Au moment où l’hymne est composé, on est au Cameroun oriental. Ces élèves ont en projet de se battre pour la réunification du Cameroun, mais sans être sûrs du résultat. Étant au Cameroun français, ils ont pensé un hymne dans un contexte territorial et un environnement psychologique bien déterminé. Mais, au vu des actions qu’ils ont posées par la suite, ils se sont mis au-dessus des tribus.
D’aucuns disent que notre hymne est une très belle mélodie, les paroles sont riches de sens quand on pense au contexte dans lequel il a été composé. Mais, à côté, une opinion pense qu’elle ne reflète pas vraiment l’Histoire de notre pays. Cette opinion soutient qu’il est un chant patriotique sans ancrage géo-identitaire. Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
Tous les hymnes ne retracent pas forcément l’Histoire des pays. Je crois qu’au-delà de l’Histoire, les élèves de l’école normale de Foulassi ont convoqué les Camerounais au patriotisme, à l’unité, à la paix. De mon point de vue ces interpellations sont aussi importantes que le fait de retracer l’Histoire.
«Que tous tes enfants du Nord au Sud, De l’est à l’ouest soient tout amour, Te servir que ce soit leur seul but, Pour remplir leur devoir toujours ». Ces paroles tendent davantage à appréhender la paix sous l’angle d’une lutte, d’un combat en cours et qu’il faut conclure. Qu’en dites-vous?
Ces paroles interpellent les Camerounais au vivre-ensemble, elles les invitent à vivre en harmonie. Tout simplement !
Il est certain que de nombreux chants patriotiques composés à l’époque continuent de meubler vos souvenirs. Quelles thématiques développaient ces chants de votre époque?
Ils traitent du patriotisme, civisme, respect des aînés, respect de la chose publique et l’amour du pays. Tout cela, malheureusement n’est pas le cas aujourd’hui. Car depuis la maternelle, on enseigne plutôt des chansons obscènes aux enfants.
Il se dit couramment que Yaoundé est la « ville des chefs» et de « longs-crayons », la cité des responsabilités et des responsables politiques et administratifs. Ceux-ci ont une claire conscience d’appartenir à l’ « élite» du pays, élite du savoir et du pouvoir, et forment un groupe relativement cohérent dans la capitale ». À partir de ces différentes représentations, pensez-vous que Yaoundé, comme capitale a contribué à consolider l’unité nationale ou à la désagréger ?
Yaoundé, c’est la capitale politique du Cameroun. Même comme à cause des problèmes politiques et de certaines frustrations liées au partage du gâteau national, nous assistons à des remous çà et là. Et je crois qu’il est urgent que les pouvoirs publics essaient de repenser la politique afin de consolider l’unité nationale et à l’intégration à travers la fonction publique et à travers le partage du gâteau national.
Quels commentaires vous inspire la configuration actuelle des lieux symboliques de l’unité nationale à travers le pays ?
Je ne suis pas sûr qu’ils ont été pensés. D’où l’impact minime sur la conscience collective.
Le palais de l’Unité, est aujourd’hui le siège de la présidence de la République, et par extension, la présidence elle-même. Comment ce nom a –t-il été adopté ?
Je ne peux le dire avec exactitude. Tout ce que je sais c’est que, Ahidjo avait trouvé que le premier palais présidentiel est un bâtiment qui avait été utilisé par les administrateurs coloniaux. Quand il a commencé à sortir du contrôle des Français, il était aussi important de sortir physiquement de ce contrôle. Raison pour laquelle il engage le chantier de construction du palais actuel ; surtout qu’à ce moment le Cameroun faisait partie des pays à revenu intermédiaire (l’équivalent de pays émergent aujourd’hui). Il fallait donc avoir une présidence qui cadrait avec la posture du pays à cette époque.
Pr. Christian Tsala Tsala