Vivre-ensemble au Cameroun : Méthodes et discours des élites
Sur la place publique, elles font preuve de cohérence doctrinale lorsqu’elles abordent la question de l’unité nationale. En privé, elles capitalisent à l’excès l’orgueil de leur groupe d’appartenance pour mobiliser les masses leur donnant l’impression d’être en compétition avec d’autres groupes ethniques du pays.

La nuit, du fait qu’il fasse noir ou sombre, appelle souvent la transgression. Cela reste vrai si l’on n’est pas au courant de ce qui a médiatiquement pris vie le 9 mai dernier à Bomono Ba Bengue. En pleine journée, cette localité située à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Douala est entrée en transe. Dans une sorte de souveraineté solidaire, des habitants de Bomono Ba Bengue se sont opposés à la création du village Maka. Selon plusieurs sources administratives et sécuritaires dans cette contrée du Moungo (région du Littoral), le refus et la contestation des populations ont connu des développements fulgurants en quelques minutes. Route nationale N°5 (Douala-Bafoussam) bloquée ; destruction du drapeau national à la chefferie de Maka, plaque indicative cassée et violences sur des personnes.
Bien avant, précisément le 29 avril 2023, à Bayon (arrondissement de Baré Bakem, département du Moungo, région du Littoral), un mouvement spontané mené par les populations autochtones a (encore dans une souveraineté solidaire) rappelé à certains allogènes vivant sur leurs terres que l’hospitalité dont ils ont jusque-là pu bénéficier ne leur donne nullement le droit d’importer des chefferies de leurs villages d’origine pour les implanter sur une parcelle du territoire Ngoh Ni Nsongo en l’occurrence le Moungo. Dans un communiqué publié le 2 mai dernier, l’Assemblée culturelle et traditionnelle des Ngoh Ni Nsongo dénonce publiquement «ces écarts», tout en signalant que rien ne se fait chez les Ngoh Ni Nsongo «au mépris non seulement des us et coutumes locales, mais également de la réglementation en vigueur».
Dedans et dehors
Commentant ces deux actualités, Pr Belinga Zambo fait une remarque. «Ceux qui sont au-devant de la scène, ce sont des quidams, des Monsieur-tout-le-Monde qui, comme c’est souvent le cas, agissent sous l’instigation de plusieurs autres profils qui gravitent autour d’un problème», décrit l’universitaire. «Dans cet énoncé, décrypte aussitôt Éric Nkeng, on retrouve un discours qui souligne implicitement le rôle des élites politiques, intellectuelles ou traditionnelles. D’après l’ethno-sociologue, un peu partout au Cameroun, ces dernières années ont vu éclore des mouvements identitaires plus ou moins structurés et on constate bien que, derrière chaque mouvement, il y a une ou plusieurs fils ou filles du terroir «bien placées». «Dans l’ombre, c’est eux qui donnent une force de conviction et fondent une mobilisation qui finit par s’étendre et se faire entendre».
Sur le coup, Éric Nkeng analyse l’éventail des actions posées par des élites dans l’échafaudage du vivre-ensemble au Cameroun. De son point de vue, ces actions obéissent à deux logiques qui se répondent: «celle du dedans et celle du dehors». «Dedans, le discours des élites se place sous des auspices énonciatifs chargés de faire progresser le repli identitaire, tout en lui assurant une forte cohésion et des moyens de prospérer. Dehors, lors des meetings politiques par exemple, les élites déploient une identité énonciative haut de gamme de la construction de l’unité nationale», postule l’ethno-sociologue. Pour comprendre ce point, il suffit de se souvenir de la «Lettre des intellectuels bamiléké». Rédigé en 1990 par un groupe d’intellectuels anonymes, le document s’affaire à convaincre les citoyens issus de l’ethnie Bamiléké qu’ils méritent mieux que leur situation actuelle; et que la non amélioration de cette situation est due au blocage des autres groupes ethniques adverses. «En retour, relève Alain Patrick Yodou Sibeudeu, les intellectuels et acteurs politiques Béti vont quant à eux, installer dans l’esprit des membres de l’ethnie Béti, l’idée selon laquelle ils sont en danger perpétuel» (Voir son article intitulé «Justice politique et prévention des conflits dans les sociétés pluriethniques: cas de la politique de l’équilibre régional au Cameroun», publié en 2011 par le département des sciences sociales de l’Université catholique d’Afrique centrale).
Cas d’école
Dans un article à tonalité similaire et intitulé «Doléances ethno-régionales et (més) usages politiques des mémorandums au Cameroun, Chronique d’une mort annoncée?» paru dans la revue Afrique Contemporaine en avril 2018), Melchisedek Chetima signale qu’en 1991, un groupe d’élites non musulmanes du Nord-Cameroun publie le «Mémorandum de la majorité opprimée du Grand Nord», plus connu sous le nom de «Mémorandum des Kirdi». Les termes de cette revendication sont proches de ceux du «Mémorandum des élites de l’Adamaoua». Inspiré par des élites locales, ledit mémorandum est adressé à Paul Biya en octobre de la même année, pour dénoncer le faible niveau de développement de cette région.
Cloué au pilori
Le mémorandum sur «la traversée du désert des Massa sous le renouveau», publié en mai 2009, est posé dans les mêmes termes. Les élites de ce groupe ethnique dénoncent l’absence des Massa dans le gouvernement et dans les grandes structures de l’État, et ce, en dépit de la victoire du RDPC, parti au pouvoir, dans leur fief aux élections législatives de 2007. En sus de la dénonciation d’une situation de délaissement et d’exclusion de leurs populations sur les plans éducatif, économique et infrastructurel, les auteurs (anonymes) du mémorandum pointent notamment le ministre des Transport de l’époque (Gounoko Haounaye) qui, selon eux, a toujours renvoyé aux calendes grecques les propositions relatives aux problèmes des siens. Ces derniers remettent ainsi en question les origines massa du ministre, avant de conclure que les Massa n’ont pas encore bénéficié d’un poste dans le gouvernement du renouveau. À partir de cet exemple, suggère Pr Belinga Zambo, il est possible de situer le rôle des élites à deux niveaux au moins. «Le premier prendra pour référence la vie de tous les jours, sans autre horizon que l’acceptation de ce qui est validé nuitamment» ; «le second niveau prendra pour référence un pan élargi de la figure de l’élite au sein du système institutionnel par rapport auquel se déroulent les existences ethniques ; chaque ethnie se reconnait dans le poste qu’occupe l’un de ses fils dans l’appareil d’État», expose-t-il.
Selon Éric Nkeng, les élites politiques ou traditionnelles ont fini par s’imposer comme une catégorie d’acteurs dont le lieu d’expression est avant tout d’ordre médiatique. «C’est eux qui parlent à la presse ; mais ce qu’ils disent aux journalistes est en totale rupture avec ce qu’ils inoculent insidieusement à leurs frères du village», croit-il savoir. Pour cela, notre interlocuteur part d’un exemple dans la partie anglophone du pays. «Un mémorandum a été écrit sous la bannière du Southern Cameroons National Council (SCNC) pour protester contre la privatisation de la Cameroon Development Corporation (CDC), annoncée par le gouvernement en 1993. Cette annonce a été perçue par les leaders anglophones comme une nouvelle étape dans le démantèlement de l’héritage colonial anglophone par les élites étatiques francophones et l’avaient fait savoir aux leurs. Dans ce contexte, et en dépit des rivalités internes entre le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, les élites politiques et les chefs de la région ont favorisé une alliance (temporaire) avec les dirigeants de tous les mouvements anglophones pour protester contre la privatisation de la CDC, constituant ainsi un bloc régional uni. Mais, ceux qu’on avait vu à la télévision disaient exactement que tout était sous contrôle», se souvient Éric Nkeng.
Jean-René Meva’a Amougou