Tronçon routier Pouma-Edéa : la route infinie entre la vie et la mort
Au cours de chaque voyage, la grande histoire de ce segment de la Nationale N°3 est souvent dépassée par l’anecdote quotidienne.

Il est amusant de constater que le magazine Culture Ébène situe respectivement Pouma et Édéa comme villes «à proximité du jardin d’Éden» et «la baie des anges». Pour un peu, on invoquerait «l’effet champagne» du classement des villes les plus belles du Cameroun. «Pouma ne vole pas son nom», vante Tonye Jean de Matha, ancien maire de la ville. «Une merveille à découvrir en compagnie d’un guide savant; c’est l’ornement et l’honneur du département de la Sanaga-Maritime», dégaine encore l’ex-édile.
Située à une quarantaine de kilomètres de Pouma, Édéa atteste à elle seule d’un pan important du passé du Cameroun. L’implantation de la ville, tout comme son histoire ne manquent pas de piquant. En effet, s’il y a bien des localités dont l’étymologie demeure énigmatique et controversée, Édéa peut se targuer d’avoir une toponymie plutôt consensuelle chez les historiens. Ils s’accordent en effet pour dire que «la ville lumière» ne portait pas autrefois le nom qu’on lui connaît aujourd’hui, mais plutôt celui de «Idiè». «Cela rappelle l’époque de l’administration coloniale allemande», raconte Dr Albert Emmanuel Nlend, le maire actuel. Selon ce dernier, «ici à Édéa, l’eau et l’air affichent la même température: 30°C».
Actu
Entre Pouma et Édéa, c’est une suite de villages très plaisants, encerclés de portiques forestiers, de palmeraies opulentes et un moutonnement de petites collines verdoyantes. Entre Pouma et Édéa, c’est aussi la route: une partie de la Nationale N°3, plus connue sous l’appellation de «Axe lourd Douala-Yaoundé». Depuis des années, la grande histoire de celle-ci est dépassée par les anecdotes quotidiennes. La dernière en date fait état de plusieurs cas d’agressions sur des automobilistes. Selon des sources officielles, le mode opératoire des agresseurs consiste à lancer des pierres sur des véhicules. Nombre de professionnels en contact avec les personnes victimes de ces agressions affirment que, une fois stationnés, les véhicules sont délestés de certaines de leurs pièces importantes, pendant que les passagers sont dépouillés de leurs argents et objets de valeur. Aussi, des jeunes projettent leur subsistance dans les accidents. Selon une source sécuritaire, lorsqu’un drame survient à cet endroit de la Nationale N°3, des hordes de jeunes se rendent maîtresses de la situation en premier. «Chaque village a son équipe de secouristes. Ils font semblant d’aider les survivants, alors qu’ils les dépouillent systématiquement de tout avant d’appeler les services compétents», apprend-on. Bien plus, toujours d’après la même source, les campagnes de prévention routière régulièrement menées dans cet espace ont baissé le taux des accidents. «Alors, il y a des jeunes dans les bosquets qui ont fait le choix d’en provoquer en lançant des pierres sur les pare-brise des voitures».
Regards
«Quand on est d’astreinte entre Édéa et Pouma, on ne peut pas s’empêcher de se dire: pourvu qu’il ne se passe rien aujourd’hui sur ce tronçon. Et quand on est appelé, on a toujours une appréhension: on ne sait jamais qui on va trouver sur le terrain», explique un officier du détachement Alpha de la Gendarmerie nationale, en charge de la prévention routière. Il y a quelques jours, le pandore dit avoir «beaucoup ramassé» entre Édéa et Pouma. Il reste hanté par le souvenir d’un enfant de 5 ans dont les parents ont péri dans un «accident provoqué par des lanceurs de pierres». «À notre arrivée sur les lieux, sa mère était couchée sur lui, la tête sur ses genoux. Quand il nous a vus, il lui a murmuré en caressant ses cheveux: «Maman réveille-toi, les policiers sont venus nous arrêter». Le haut-gradé a le regard embrumé: «J’aurais payé n’importe quelle somme pour rendre sa maman à ce petit gamin».
Toujours sur la bande de bitume qui relie Édéa à Pouma, «il y a aussi des miracles», rapporte le gendarme. Dans la nuit du 11 mars dernier, dans le même secteur, le conducteur d’une camionnette s’est assoupi au volant avec six personnes à bord. «Ils sont passés entre deux poids lourds avant de se retrouver dans le fossé, tous indemnes après avoir essuyé de nombreuses pierres sur le pare-brise». Pour notre premier interlocuteur, intervenir sur cette route, c’est toujours particulier: la proportion d’accidents graves y est plus élevée que sur n’importe quelle autre. Exactitude factuelle exigée, un autre officier du détachement Alpha de la Gendarmerie nationale rapporte que «depuis au moins 1988, sur une moyenne annuelle de 15 accidents survenus sur la Nationale N°3, au moins 6 ont pour théâtre le tronçon Édéa-Pouma».
Ce n’est pas tout: le 12 juillet 2021, Jean Ernest Ngalle Bibehe, le ministre des Transports, mettait fin à l’arnaque de faux agents de son ministère, qui sévissaient entre Pouma et Édéa. Dans les mailles du Mintransports ce jour-là, une bande de jeunes flibustiers et usurpateurs en plein exercice de leurs activités: contrôle et verbalisation, des conducteurs. Disposant des dossiers réguliers ou pas, l’essentiel étant de créer un motif, pour soutirer des sous et se remplir la besace.
Rationnel et irrationnel à la même vitesse
Si les faits évoqués permettent de pénétrer la manière dont quelques jeunes «travaillent», des esprits réussissent à inscrire le sensible et l’irrationnel dans le quotidien de ce segment de la Route Nationale N°3. «Observez que les voitures qui assurent le transport des personnes et de leurs biens à partir des gares routières de Pouma et d’Édéa baptisés du nom de tous les saints. Ça ne vous dit rien?», s’interroge Joël Mahop. Pour une réponse, il se raconte que tous les chauffeurs (et par ailleurs fils des deux villes) savent que la violation de ce protocole représente une transgression grave qui justifie une réaction sévère des ancêtres. De fait, au-delà du concret, du mesurable, du factuel, beaucoup d’avis alignent des récits d’accidents qui se ressemblent mais survenus dans des conditions inexplicables.
«En creux, c’est une situation qui suggère une autre approche», selon Pr Janvier Hiol Ma’a. Sans se soumettre aux préjugés et aux superstitions populaires, cet anthropologue et natif d’Ebombé (village situé entre Édéa et Pouma) accepte tout de même que les 48 kilomètres séparant les deux villes ont «l’étonnant pouvoir d’exagérer la mort et de la mettre en évidence depuis la mise en service de l’axe routier Douala-Yaoundé». Dans sa démonstration, Pr Janvier Hiol Ma’a égrène une série noire étalée entre 1990 et 2014. Au courant de cet intervalle justement, Niel Zock à Mbassa, Pr Roger Gabriel Nlep, Lieutenant-colonel Dieudonné Donfack et bien d’autres sont morts entre Édéa et Pouma. «En mai 2015, l’Onu n’a pas exagéré en parlant de segment routier le plus meurtrier au monde», soutient l’universitaire. Ce dernier, s’appropriant des témoignages de première ou de seconde main, estime que «le trajet Édéa-Pouma est devenu le lieu où se construisent chaque jour des expériences surnaturelles ayant valeur de phénomène».
En ce sens, les accidents de la circulation qui y surviennent sont caractérisés par les effervescences corrélées de rationnel et d’irrationnel, malgré un corpus important de recherche et de données probantes (excès de vitesse, ivresse au volant, défaillance technique des véhicules, non-respect du code de la route notamment). «Pour le cas de la route qui nous intéresse, tout est à la fois diabolisé, divinisé parce que soutenu par des significations imaginaires régulées et dérégulées», soutient Sosthène Mbaka, un autre anthropologue. En effet, sous des formes diverses et variées, les récits sur ce qui se passe sur le tronçon routier Pouma-Edéa sont traversés par le thème d’ «une puissance revancharde ou en insurrection contre la profanation de sa tombe lors des travaux de construction de cette route». À ce sujet, plusieurs personnes n’hésitent pas à évoquer un certain «Mbombock de Ngwei» mort il y a plus d’un siècle et qui se révèlerait au dehors par un certain nombre de manifestations extraordinaires (les accidents mortels notamment) qui frappent d’étonnement les vivants.
Jean-René Meva’a Amougou