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Paradoxe : Comment le Cameroun finance sa pauvreté

Le pays est pris par un monstre géant à plusieurs bras: évasion fiscale, blanchiment d’argent, trafics de toutes sortes, corruption, détournements de fonds, accords fiscaux bilatéraux, exonérations fiscales accordées aux multinationales et opacité dans la gestion des revenus pétroliers.

18 000 milliards FCFA! C’est sensiblement l’équivalant de 31,5 milliards américains. Voilà de l’argent perdu par le Cameroun au cours des 10 dernières années. Le chiffre (qui représente 1,8 fois le montant de la dette du pays et 3 fois son budget 2020, selon le FMI) est brandi ce 30 septembre 2020 à Yaoundé par le Centre régional pour le développement endogène et communautaire (Cradec). Selon cette ONG (appuyée par plusieurs autres organisations de la société civile), «18 000 milliards FCFA, ce n’est qu’un euphémisme». «La réalité pourrait être bien plus grave encore», prévient Idriss Linge, consultant et présentateur du rapport sur les études sur les flux financiers illicites (FFI) et l’équité fiscale au Cameroun. Selon le journaliste financier, c’est le résultat de l’extension progressive des pratiques marquées comme illégales et illicites à l’échelle nationale entre 2008 et 2018. «Le bénéfice abusif des accords fiscaux avantageux et des exonérations fiscales accordées unilatéralement, la fausse facturation dans les échanges commerciaux, sont les facteurs de la situation», démontre-t-il.

Commentant le document, une voix se réclamant de la représentation Cameroun du FMI (Fonds monétaire international) installe un coup de froid dans l’ambiance. «Au rythme actuel, il faudrait 135 ans au Cameroun pour atteindre l’objectif du millénaire de développement n°4 (réduire de deux tiers le taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans). Si les flux financiers illicites étaient éliminés, le Cameroun pourrait atteindre cet objectif en 35 ans à peine», entend-on. Ce que dit implicitement ce discours est que le Cameroun souffre sévèrement de l’impact des FFF. Une certaine hypothèse tend à valider que partout dans le pays, c’est l’illégalité qui est la principale caractéristique dans la façon dont les fonds sont acquis, transférés et utilisés. Ce jour, le Cradec relève que l’argent «pris» au Cameroun circulerait très massivement vers un petit nombre de pays, qui s’avèrent être justement ses principaux partenaires économiques et ses principaux créanciers. On retrouve sur cette liste aussi bien des pays développés que des économies émergentes.

De l’avis du Cradec, le Cameroun est pris par un monstre géant à plusieurs bras: évasion fiscale, blanchiment d’argent, trafic de toutes sortes, corruption, détournements de fonds et jeu opaque des multinationales. Tout y est. «Ce qui coûte le plus cher au Cameroun, en termes de FFI, ce sont les fausses facturations. En clair, le pays ne perçoit pas le montant des taxes qui lui sont dues sur près de 50% de tous ses échanges commerciaux avec les pays avancés. C’est une perte faramineuse pour un pays qui a si cruellement besoin de ressources financières pour subvenir aux besoins essentiels de ses populations et financer son développement», déplore Jean Mballa Mballa. Ce dont parle le directeur exécutif du Cradec renvoie aux FFI via la falsification des prix des échanges.

Jean-René Meva’a Amougou

Import-Export

Comprendre le mécanisme de fausses facturations

Selon le Cradec, les pratiques de mauvaise facturation sont souvent constatées dans les importations. Les motivations peuvent être variées, mais les conséquences sont les mêmes.

 

Il y a la sortie des ressources monétaires d’un pays à des fins de spéculation monétaire, mais il peut arriver que cela serve à réduire la base imposable, soit en augmentant les charges pour les entreprises et les individus, soit en réduisant les taxes d’entrées des produits qui sont importés. Le premier cas est celui où une entreprise ou un individu soumet une facture plus élevée que la normale, sur livraison de biens, ou de prestation de service, qui a été effectuée par son fournisseur de biens ou de services international. Cette surfacturation des importations est généralement effectuée dans le but de transférer de l’argent à l’étranger. Par exemple, au lieu de payer 100USD par unité pour les marchandises, un importateur peut falsifier la facture pour indiquer une valeur de 120USD par unité.

Bien que l’importateur paie en réalité 100USD par unité pour les marchandises, la facture falsifiée lui permet de transférer 20USD sur un compte offshore. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les gens et les entreprises cherchent à déplacer de l’argent hors des pays notamment en développement. La raison la plus courante, c’est que cela permet de faire sortir sa trésorerie des pays à monnaie faible (dont la valeur fluctue et se déprécie souvent sur les marchés mondiaux) vers des pays où les devises sont plus fortes, comme le dollar américain, la livre sterling ou l’Euro de l’Union européenne (où la valeur est plus stable). Mais les intentions des fraudeurs peuvent être moins nobles. Il peut s’agir par exemple de créer de la ressource supplémentaire pour payer le prix de la corruption.

Toujours dans le cadre des importations, il n’est pas exclu que les fausses factures commerciales permettent également aux acteurs d’importer les fonds illicites dans les pays. Mais généralement, la sous-facturation des importations dans un pays comme le Cameroun est surtout utilisée pour échapper au paiement des droits de douane et des Taxes sur la valeur ajoutée (TVA) payés sur les importations. Par exemple, au lieu de payer des droits et des taxes sur un bien évalué à 100USD par unité, un importateur peut falsifier la facture pour que les services de Douane n’y voient que 50USD par unité et économiser sur les droits et la TVA qui auraient dû être payés au prix unitaire plus élevé, lors du paiement de la facture à 50USD.

Les formes et pratiques ici sont multiples. Si le fournisseur de l’importateur est complice, il fournit les documents et peut recevoir des frais de corruption. Il peut aussi avoir intérêt à dissimuler ses revenus dans son pays. Dans ce dernier cas, les 50USD restants sont toujours dus au producteur d’origine à l’étranger et, par conséquent, l’importateur doit également disposer d’un moyen séparé pour transférer de l’argent à l’étranger (généralement détenu sur un compte offshore) afin de conclure la transaction. En d’autres termes, la sous-facturation des importations se fait parfois avec un mécanisme supplémentaire pour déplacer l’argent non imposé hors du pays afin de respecter le solde dû.

Source: Cradec, Études sur les flux financiers illicites

en matière de commerce international au Cameroun,

une contribution à la relance économique

post-Covid-19, septembre 2020.

Jean-René Meva’a Amougou

Jean Mballa Mballa

«Stopper l’hémorragie par une volonté politique»

Le directeur exécutif du Cradec étale la gravité du phénomène de sorties d’argent hors du Cameroun. En même temps, il esquisse quelques solutions.

 

«Le Cameroun est loin d’être le seul pays dont des FFI sortent massivement, loin de là. Mais il est indispensable de mettre en perspective deux réalités contradictoires: nous “exportons” en FFI plus que nous ne recevons en aide! C’est un paradoxe, une aberration économique. Les pistes de solutions sont nombreuses, et bien que leur mise en œuvre ne soit pas facile, une prise de conscience générale est indispensable, aussi bien au niveau des gouvernants africains que de la société civile. Là plus que partout ailleurs, une forte volonté politique est indispensable pour stopper cette hémorragie.

Le pays ne peut plus se permettre de continuer à perdre, chaque année, près de 100 milliards de dollars en flux financiers illicites, alors que, par rapport aux années 90, le nombre de Camerounais vivant dans l’extrême pauvreté a augmenté de plusieurs millions. Tous ces milliards, qui sortent très souvent à cause de la complicité, la cupidité et le silence coupable de certains dirigeants corrompus, devraient être affectés au financement du développement en général, et au financement des services qui amélioreront la vie des citoyens en particulier. Au Cradec, nous pensons que le rapatriement des avoirs volés dans leur juridiction d’origine peut fournir des ressources supplémentaires au Cameroun, tout en exerçant un effet dissuasif, et en faisant justice aux communautés bénéficiaires des fonds rapatriés.

Les systèmes fiscaux des pays en développement pâtissent de la corruption et de capacités insuffisantes, et se montrent donc souvent incapables de participer à des échanges d’informations efficaces. La priorité réside dans le renforcement des institutions et des systèmes pour juguler l’évasion fiscale. Réduire la corruption diminue les possibilités de gains illicites et donc les mouvements illicites de capitaux. Au niveau international, il y a un certain frémissement. Dans les pays de l’OCDE, les sanctions pour des infractions de corruption transnationale se multiplient. Certains rapports d’examens confirment que les pays de l’OCDE adoptent aujourd’hui une position plus dure à l’égard de la corruption. Certains pays possèdent des cadres juridiques contenant des lacunes en ce qui concerne les payeurs de pots-de-vin, mais les avancées sont là».

Propos rassemblés par JRMA

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