“Les Soleils des indépendances” d’Ahmadou Kourouma
Cruel si l’on songe au sort de Fama, caricatural sans doute, mais toujours instructif, le roman “Les soleils des indépendances” est un peu l’histoire de Kourouma qui dut s’exiler après avoir fait la prison sous le régime Houphouët. Il vécut et travailla comme actuaire en Algérie, au Cameroun et au Togo. Ses autres ouvrages sont “Monnè, outrages et défis” (1990), “En attendant le vote des bêtes sauvages” (1994) et “Allah n’est pas oblige” (2000) qui obtint le Prix Renaudot et le Prix Goncourt. Marié à une Française, il meurt en France, le 11 décembre 2003.

Les Malinkés emploient le mot “soleil” pour désigner le temps, la période ou l’ère. Ahmadou Kourouma, qui est un malinké de Côte d’Ivoire, veut nous dire ici que le temps des indépendances a succédé au temps de la colonisation, qu’une nouvelle ère a débuté, qu’une nouvelle page s’ouvre pour les Africains. Une page qui malheureusement s’ouvre mal pour Fama (roi ou chef en malinké), le dernier descendant des Doumbouya, car les immenses espoirs que ce dernier avait placés dans cette nouvelle période se sont vite transformés en une grande désillusion. En effet, non seulement Fama a perdu la présidence de la chefferie du Horodogou (le pays de la cola) au profit d’un lointain cousin, un certain Lacina, mais, fait plus grave encore, il a été oublié dans le partage du “gâteau” : aucun poste dans l’administration pour lui permettre de vivre décemment et dignement comme si les nouveaux temps et les nouveaux dirigeants le jugeaient peu méritant. Et pourtant, quels sacrifices ne consentit-il pas pendant la colonisation ? Ne faisait-il pas partie des gens qui insultaient et maudissaient le colon ? Ne protesta-t-il pas contre les abus et exactions de la France ? Ne pria-t-il pas Allah nuit et jour pour la fin de la colonisation ?
Déboires
Lui qui fut élevé dans la richesse, lui que tout le monde respectait et vénérait à Togobala, devint un homme inutile, du jour au lendemain. L’accession de son pays à l’indépendance ne lui apporta que la carte d’identité nationale et celle du parti unique, c’est-à-dire pas grand-chose. Pendant que d’autres avaient été bien récompensés, Fama devait se contenter des restes ou des miettes comme un charognard se contente de la carcasse d’une antilope. Pour se nourrir et survivre dans ce pays où celui qui n’a pas de relations a peu de chances de s’en sortir, il était réduit à mendier et à participer aux funérailles comme celles d’Ibrahima Koné où Fama ne se prive pas d’invectiver certaines personnes venues rendre un dernier homage au défunt.
Comme si cela ne suffisait pas, Fama ne peut pas compter sur Salimata, une femme si belle qu’elle “provoquait le désir de vouloir la mordiller”, pour avoir un héritier. Salimata est effectivement stérile. Une stérilité qui serait la conséquence de l’excision qu’elle avait subie dans sa jeunesse. En bonne musulmane, la femme de Fama espère et croit néanmoins que les marabouts la guériront de son mal. Abdoulaye, l’un d’entre eux, tentera en vain de la séduire après lui avoir fait croire que c’est Fama qui est stérile. Elle multiplie alors consultations, offrandes et sacrifices aux génies et ancêtres.
Difficultés
Fatigué de vivre d’aumônes et de prendre part aux funérailles, où l’on a coutume de servir à manger et à boire, le héros décide de retourner dans le Horodougou. Malheureusement, le retour se passe mal ou ne se déroule pas comme il aurait voulu. En route, en effet, il tombe malade. Accusé d’avoir participé à “un complot tendant à assassiner le président et à renverser la République”, il sera arrêté et jeté dans une prison insalubre. Libéré, il se jette dans une mare abritant des caïmans sacrés. Une manière peut-être, pour lui, d’en finir avec cette vie de galère. Mais il s’en sortira avec quelques blessures. C’est à quelques kilomètres de Togobala, son village, qu’il rendra l’âme. Triste fin que celle d’un noble que les soleils des indépendances voulaient faire passer pour un personnage ignoble.
Indépendances
En résumé, on peut affirmer que, dans “Les Soleils des indépendances”, Kourouma se sert de la stérilité de Salimata, pour parler de la stérilité des indépendances africaines. Pour lui, l’indépendance octroyée aux Africains en 1960 a été un échec dans la mesure où elle n’a bénéficié qu’à une minorité d’arrivistes et de complexés prompts à se remplir les poches et à dilapider l’argent public dans des choses futiles au lieu d’améliorer les conditions de vie et de travail du petit peuple. L’auteur se place du côté de la majorité silencieuse qui avait misé tant sur ces indépendances, qui en attendait de bonnes choses, qui croyait qu’elles seraient synonyme de vie meilleure, de liberté et de prospérité pour tous, mais qui n’obtint que souffrances, brimades, pauvreté et désespoir.
Cette majorité silencieuse, composée d’ouvriers, de paysans, d’étudiants et de petits fonctionnaires, ressemble à celle que décrit Ayi Kwei Armah dans “L’âge d’or n’est pas pour demain” et qui constate amèrement que les Noirs ont pris la place du Blanc sans faire mieux que lui. Si Kourouma reproche à ces “fils d’esclave au pouvoir” d’encourager le culte de la personnalité qui fait que “le secrétaire général et le directeur, tant qu’ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l’argent du monde sans qu’un seul œil ose ciller dans toute l’Afrique”, il fustige également cette politique qui “n’a ni yeux ni oreilles ni cœur, [dans laquelle] le vrai et le mensonge portent le même pagne, le juste et l’injuste marchent de pair, le bien et le mal s’achètent et se vendent au même prix” et qui nuitamment arrête et emprisonne tous ceux qui osent critiquer le président.
Les proverbes malinkés et le langage imagé font le charme de ce roman de désenchantement publié en 1968 par les Presses de l’Université de Montréal (Canada). Les éditeurs français et africains avaient refusé le manuscrit sous prétexte que Kourouma écrivait mal ou malmemait la langue française. Voici ce qu’il répondit à ses détracteurs dans une interview accordée à Moncef Badday : “J’adapte la langue au rythme narratif africain…. Ce livre s’adressse à l’Africain. Je l’ai pensé en malinké et écrit en français prenant une liberté que j’estime naturelle avec la langue classique… Qu’ai-je donc fait ? J’ai simplement donné libre cours à mon tempérament en distordant une langue classique trop rigide pour que ma pensée s’y meuve. J’ai donc traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain.”
Cruel si l’on songe au sort de Fama, caricatural sans doute, mais toujours instructif, le roman “Les soleils des indépendances” est un peu l’histoire de Kourouma qui dut s’exiler après avoir fait la prison sous le régime Houphouët. Il vécut et travailla comme actuaire en Algérie, au Cameroun et au Togo. Ses autres ouvrages sont “Monnè, outrages et défis” (1990), “En attendant le vote des bêtes sauvages” (1994) et “Allah n’est pas oblige” (2000) qui obtint le Prix Renaudot et le Prix Goncourt. Marié à une Française, il meurt en France, le 11 décembre 2003.
Jean-Claude Djereke