«Gommorra» : «Le CISSA, région Afrique centrale a déjà élaboré un puissant maillage de coopération multilatérale»
Raconter sans trahir de secret du renseignement anti-terroriste. C’est l’exercice acrobatique auquel cet agent (au nom improvisé par l’intéressé pour des raisons évidentes) a accepté de se livrer pour Intégration
Que répondez-vous à ceux qui décrivent le réseau de renseignement antiterroriste en Afrique centrale comme un réseau assez limité et timide ?
À ceux-là, je réponds qu’il est assez limité et timide mais tout de même présent. Le travail que nous avons mené, tant sur le plan du renseignement que de l’entrave, a rendu plus difficile pour des groupes terroristes comme Boko Haram, la possibilité de mener une attaque complexe et planifiée, même si c’est toujours imaginable. La bête bouge encore pour essayer de se reconstituer. Nous poursuivons nos efforts pour identifier, traquer et entraver, là où ils se trouvent, les cadres terroristes expérimentés.
Au vu des actualités terroristes, les projecteurs semblent plus braqués sur l’Extrême-Nord, la partie anglophone du Cameroun et au Sud du Tchad. À l’échelle de toute l’Afrique centrale, le renseignement est-il à la hauteur?
La menace pèse sur tous les États, sans exception. Ce qui veut dire que nous menons un combat collectif et que nous devons renforcer nos liens. Le Comité des services de renseignements et de sécurité africains (CISSA), région Afrique centrale a déjà élaboré un puissant maillage de coopération multilatérale. Cette indispensable solidarité nous permet de traquer de nombreux réseaux, qu’ils viennent du Soudan, de Libye au du Nigéria. Face à un terrorisme sans frontières, les services de renseignements des pays de la CEEAC et leurs partenaires de la communauté du renseignement travaillent en équipe. Nous poursuivons nos efforts avec une action très coordonnée des services de renseignements et des forces armées, appuyées par nos alliés. Nous sommes également très vigilants sur la descente possible de ces terroristes vers le Gabon, la Guinée Équatoriale, les deux Congo… Nous suivons en outre l’évolution de la menace en Libye, ou encore la situation en Afrique orientale, en partant des Shebab de Somalie jusqu’aux infiltrations au Mozambique.
À en croire de nombreux témoignages, entre les mains des miliciens actifs dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest du Cameroun, l’on a retrouvés des armes sophistiquées. Pour vous qui travaillez sur le terrain, cela ne vous fait-il pas peur ?
Nous nous attendons à tout. Un certain nombre de matériels récupérés au Noso montrent que les organisations terroristes s’intéressent à tous les modes opératoires possibles. Dans l’opération qui a conduit à la neutralisation d’un certain général ambazonien que je ne vais pas nommer ici, il a été découvert des documents pédagogiques pour expliquer comment conduire des attaques plus sophistiquées. Il faut comprendre que nous avons dû renforcer nos moyens techniques pour faire notre travail, celui de trouver de l’information cachée.
Quelle évaluation faites-vous de la menace terroriste en Afrique centrale ?
La menace terroriste a changé en quelques années. Jusqu’en 2017, elle était le fait d’individus inscrits dans des filières ou en lien direct avec des combattants dans les zones de combats. Aujourd’hui, l’appui matériel et l’incitation directe de réseaux ne sont plus des conditions nécessaires à un passage à l’acte, devenu plus complexe à anticiper. La radicalité se développe via une propagande terroriste qui, même en perte de vitesse, demeure résiliente sur les réseaux sociaux. Elle découle aussi d’une idéologie qui propage une haine de la République et de ses valeurs. Dès lors, il n’y a plus de profil type du combattant terroriste. Notre défi est donc double: assurer un haut niveau de suivi des planificateurs partout dans la sous-région, tout en détectant les nouveaux porteurs de menaces grâce à nos capteurs techniques mais, surtout, au renseignement humain, déployé au plus près du terrain. Mais les services n’agissent pas seuls. Chacun doit se sentir acteur de la lutte antiterroriste.
Au cours de votre exposé, l’on vous a entendu parler de «terrorisme tactique». Il s’agit de quoi?
Le terrorisme «tactique» comprend cinq types d’opérations principaux qui ont des ratios d’occurrence différents. Nous avons des opérations contre des soft target operations (objectifs vulnérables et sans défense). Il s’agit souvent d’opérations suicides. Ce n’est plus la cible qui justifie l’action, mais le façonnement de l’image du mouvement dans l’opinion publique et chez les sympathisants du mouvement terroriste. Exemples avec les assassinats de Florence Ayafor et du gendarme Achille Mvogo.
Nous avons ensuite des attaques d’objectifs ciblés destinées à neutraliser des individus précisément identifiés. Ce sont très largement des personnes qui sont visées en raison de leur influence ou de leur renom. L’exemple clair est l’enlèvement du Cardinal Tumi par les ambazozos.
Vous avez également parlé de «terrorisme stratégique»…
Celui-là répond à une approche plus structurée. Il choisit ses cibles moins pour ce qu’elles représentent que quant à l’effet induit sur l’économie. Souvent espacés dans le temps, les attentats qui le caractérisent peuvent apparaître comme dissociés, procurant une impression de fausse sécurité. Il demande une capacité organisationnelle élevée. Il s’agit de menaces ou d’actes de violence qui perturbent les infrastructures et les flux d’échanges interrégionaux, qui créent et maintiennent un état latent d’incertitude économique, le but étant de déstabiliser durablement les populations.
Propos recueillis par
Jean-René Meva’a Amougou
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