Extrême-Nord: étoiles et teintes de lumière sur la toile
Tout en les servant, Internet fait des ravages chez les jeunes de la région.

Le 26 mai dernier à Founangué (Maroua II), un adolescent de 16 ans a été roué de coups par un autre en pleine rue. Trois mineurs ont filmé la scène dans la volonté de l’humilier. Comme pour garder une trace de ce guet-apens, comme pour marquer au fer rouge la victime pour bien s’assurer qu’elle n’oubliera jamais. Une banale histoire d’adolescents, de peines de cœur comme on dit, qui se transforme en dramatique histoire de violence. Et comme souvent, tout débute dans la jungle du numérique, sur l’application WhatsApp. Des messages de plus en plus agressifs sont échangés, puis c’est l’escalade.
«Ici à Maroua, comme dans plusieurs autres localités reculées de la région de l’Extrême-Nord, le téléphone androïde est devenu une arme. Un post et la polémique est lancée. Une publication Facebook et la violence commence. Une story WhatsApp et la rumeur court. De nos jours, ce sont les algorithmes qui font la loi parmi de nombreux jeunes. Ils transforment des menteurs en grands penseurs, des voyeurs en journalistes ou en philosophes, des gamins en agresseurs», décrit Saïd Nadja. En posture de secrétaire exécutif d’une Ong impliquée dans des études d’impact du discours de haine. Ici à l’Extrême-Nord, cet analyste des réseaux sociaux parle d’une «évolution complexe». Son point d’entrée est «la transformation de la vie en milieu jeune partout dans la région». Saïd Nadja montre comment les jeunes, armés de leurs smartphones et de leurs ordinateurs, court-circuitent la vie d’antan, «pour se faire producteurs de nouvelles tendances, en circulant avec fluidité entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas». Nés «avec Internet dans leur chambre» (dit un enseignant interrogé), les jeunes d’aujourd’hui à l’Extrême-Nord sont «cosmopolites, capables de s’adapter à toutes sortes de fonctions, et ils font un usage intensif des réseaux sociaux pour se livrer à de nombreuses déviances».
Exemples
Auteure d’une étude de terrain, Dr Nafissatou montre comment, depuis 2015, à Domayo (Maroua I), «le plus vieux métier du monde s’est dangereusement rajeuni». «Le téléphone portable a silencieusement métamorphosé la prostitution dans ce quartier», affirme la sociologue, enseignante à l’Université de Maroua. «Cette nouvelle forme de marchandisation du corps humain par le recours à Internet et aux nouvelles technologies s’est amplifiée. Grâce aux diverses commodités qu’il offre, le téléphone portable a supplanté la rue. Facebook et WhatsApp ont fini par faciliter la dissimulation, l’anonymat et la discrétion dans un environnement à fort ancrage musulman, où se sont infiltrés des proxénètes. Ils profitent des nouvelles technologies pour organiser leur réseau et sont ainsi à l’affût d’individus vulnérables. Ainsi, à Domayo, les contacts prostitutionnels se déroulent de façon beaucoup plus sournoise, insidieuse et surtout cachée que la «traditionnelle» prostitution de rue», laisse entendre Dr Nafissatou. Selon elle, les jeunes, dont une majorité de filles, les plus vulnérables et les plus précaires, sont des proies faciles. «Certains signaux nous ont montré que c’est un phénomène qui a tendance à s’accentuer aujourd’hui. Cela s’explique par la facilité qui est donnée aujourd’hui aux petits réseaux de proxénétisme via Internet. On n’a plus besoin de se mettre sur le bord de la route pour être vu. Les garçons sont plus nombreux en ville qu’en zone rurale, car ce sont bien souvent des jeunes qui ont fugué de leurs foyers», expose l’universitaire.
Boko Haram
De même, trahit Dr Nafissatou, les réseaux sociaux sont devenus une arme de propagande, une arme psychologique et une arme passerelle pour Boko Haram. «Dans cette secte, ceux qui savent manipuler les réseaux sociaux, ont aujourd’hui le pouvoir de détruire la vérité». Cette observation rejoint celle du Pr Gwoda Adder Abel, enseignant à l’Université de Maroua et administrateur du Réseau des Organisations de la Société Civile de l’Extrême-Nord pour la Réintégration (ROSCER). D’après lui, «Boko Haram continue d’intoxiquer la jeunesse via des messages tendant à prouver le piège des centres de Désarmement Démobilisation et de Réintégration (DDR)». Pour permettre de comprendre, Pr Gwoda Adder Abel atteste que «via Internet, Boko Haram continue d’imposer son idéologie mortifère parmi de nombreux jeunes de la région de l’Extrême-Nord». «Ce qui veut dire que Boko Haram passe par ces outils pour manipuler des esprits vulnérables, en premier lieu les mineurs. C’est dire que les réseaux sociaux aident cette meute de loups, avides d’une violence verbale illimitée et destructrice. Leur exhibition permanente et la culture de l’argent facile qu’ils promettent font des ravages chez les personnes mineures, et déstructurer leur vision de la réalité. Un simple smartphone ou un ordinateur peuvent aujourd’hui devenir des armes par destination, ou faire du détenteur une cible par destination. Cette évolution techno-sociale a donné lieu à une internetisation du terrorisme, autrement dit à un processus de transformation d’Internet en canal privilégié de propagande et de recrutement en faveur des organisations terroristes», poursuit l’universitaire.
«Terrain de jeu»
Sous l’effet de la généralisation de la photographie familiale et des nouvelles technologies, il s’avère que les jeunes de l’Extrême-Nord rattachent beaucoup moins leur intimité et leur identité à la représentation visuelle d’eux-mêmes. Cela a deux grandes conséquences: ils jouent avec les images qui les représentent, et ils proposent volontiers des images fantaisistes d’eux-mêmes sur Internet afin d’en tester la validité auprès des autres internautes. À l’échelle de la région, Facebook et WhatsApp sont accusés de mille maux… et parés de mille vertus. Pour Dr Nafissatou, «les réseaux sociaux permettent aux jeunes de jouer tous les rôles et d’explorer tous ses possibles; Ils sont devenus un endroit dans lequel se forment et se construisent les relations, se forge l’identité jeune qui se dessine le monde environnant». «Ils pianotent sur leurs claviers à la recherche d’interlocuteurs qui leur disent qui ils sont. Je pense à ce garçon de 9 ans qui me disait avec fierté être le plus beau de Maroua. Pour lui, le désir d’être remarqué avait totalement éclipsé celui d’être apprécié. Dans une société, comme celle d’ici, où tout invite à une sexualité précoce, il s’agit là d’une manière d’explorer d’autres voies», démontre la sociologue.
Mais, pour Yaya Hozibé, un jeune de Kolofata (Mayo-Sava), il y a du positif dans le quotidien des jeunes de l’Extrême-Nord. L’argumentaire de ce lycéen souligne la capacité de jeunes de la région de se percevoir comme citoyens du monde plutôt que d’un pays; la maîtrise des stratégies permettant de trouver, où que ce soit, la personne susceptible de donner les informations qu’on cherche; le sens du travail en équipe et de la gestion des ressources pour ceux qui jouent en réseau; et encore la capacité de sélectionner des informations dont on a besoin parmi la masse de toutes celles qui sont disponibles sur le Net. L’exposé qui s’en suit en dit long sur les différentes perceptions des réseaux sociaux dans les milieux jeunes ici à l’Extrême-Nord. «Avez-vous connu le clavier des téléphones portables des années 2000, avec lequel on tapait trois fois sur la même touche pour obtenir la lettre souhaitée? Il fallait une bonne raison d’envoyer un SMS! Un tchoronko c’est un téléphone qui téléphone… et c’est tout. Maintenant avec un smartphone, je peux m’amuser avec la musique, l’appareil photo… Je peux même étudier mes leçons», dit Yaya Hozibé.
Jean-René Meva’a Amougou