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«La guerre en Ukraine est l’aboutissement d’un projet de multipolarisation du monde»

Selon le Dr Sylvestre Noa, sociologue et internationaliste, l’opération militaire russe en Ukraine serait une carte supplémentaire pour l’Afrique centrale, de diversification de ses partenaires pour mieux défendre ses intérêts dans le concert des Nations.

Deux semaines déjà de guerre entre l’Ukraine et la Russie. Quelle analyse faites-vous de cette situation?

L’opération militaire russe en Ukraine, il faut la comprendre comme un passage à l’offensive de la Russie, qui après les évènements de 89, 90, 91, avec notamment le démantèlement de l’Union Soviétique avait pris un peu de recul sur la scène internationale. La Russie est donc devenue autre chose que ce qu’elle était pendant la guerre froide. C’est-à-dire, une superpuissance mue par la conquête des espaces d’influence dans le monde. Mais la Russie a finalement décidé de changer de cap, parce qu’elle a constaté avec le temps que ce recul, lui faisait plus de mal que de bien. En effet, les Occidentaux ont interprété ce recul de la Russie sur la scène internationale comme un aveu d’impuissance, et ont donc décidé de liquider définitivement cette superpuissance, qui depuis le 20ème siècle leur tient tête, à travers la théorie de l’endiguement.

L’Occident depuis au moins le 15ème siècle se croit revêtu d’une mission civilisatrice, qui fait en sorte qu’il s’en trouve obsédé de mouler le monde à son image. En vertu de cette obsession, tout ce qui lui résiste lui déplaît. C’est pourquoi les Occidentaux ont célébré avec faste la fin de la guerre froide, mieux encore l’effondrement de l’URSS. Cette ivresse jouissive témoignait que l’Occident était enfin parvenu à rester la seule puissance sur la scène internationale. Ce monde bipolaire que voyait Staline était selon eux terminé, comme renseigne le livre de l’Americano-Japonais Francis Fukuyama, «La fin de l’histoire et le dernier homme».

La Russie de Poutine pense que cela avait été fondamentalement une erreur de laisser prospérer un monde avec un seul son de cloche. Car, un seul son signifie la fin du droit à la différence. Or, la Russie souhaite vivre différemment de l’Occident, en promouvant ses propres valeurs. Elle a donc décidé de lancer la riposte. Une riposte qu’elle a entamée dès 2007-2008, avec notamment les opérations militaires en Géorgie qui étaient des signaux que la Russie ne se laissera plus faire.

Depuis le début de l’opération russe en Ukraine, des sanctions économiques pleuvent sur la Russie l’objectif des occidentaux étant l’arrêt des hostilités. Quelles sont les conséquences de ces sanctions sur l’économie mondiale et africaine en particulier?

L’une des conséquences de ces sanctions sur l’économie mondiale est le coût des matières premières. Notamment les matières premières fossiles, particulièrement, le pétrole et le gaz. Vous voyez que le prix du pétrole aujourd’hui frôle les 140 dollars ce qui est inédit. Les dernières grandes envolées similaires remontent en 2008, où le prix du baril du pétrole avait dépassé les 140 dollars. On n’est pas loin de la même situation aujourd’hui. Le Fond monétaire international (Fmi) depuis l’opération militaire russe ne cesse de réviser à la baisse ses prévisions de croissance mondiale. Cette inflation des matières premières touche spécifiquement l’Europe.

Les récentes prises de parole publique du président français Emmanuel Macron l’illustrent. Il rappelle que l’imposition des sanctions à la Russie a des contre-effets en Europe, et l’avenir ne s’annonce pas plus optimiste. Il parle de 12 à 18 mois de calvaire, avec notamment l’augmentation du prix du carburant, de l’électricité et des produits agroalimentaires. Et pour ce qui est de l’Afrique, les coûts de ces matières premières ont un impact.

Vous vous souvenez d’ailleurs que c’était dans un contexte semblable de flambée de prix à l’international (2008) qu’étaient survenues les émeutes de la faim partout en Afrique et particulièrement au Cameroun où elles avaient pris une intensité de ville morte qui rappelait les chauds moments du début de la décennie 90 avec les contestations marquant le retour au multipartisme.

Plutôt, le gouvernement avait trouvé judicieux de réajuster les prix à la pompe face à la flambée du prix du baril, avec un impact direct sur le pouvoir d’achat des Camerounais d’où la grogne. En outre, pour l’Afrique, il n’y a pas que seulement la flambée des énergies fossiles qui inquiètent. La Russie est par exemple pour le Cameroun, le premier fournisseur de blé.  On a suivi il y a de cela quelques semaines des remous sur l’augmentation du prix du pain. La réaction immédiate du gouvernement par des négociations avec les syndicats du secteur ont permis de maintenir les prix stables. Mais l’on peut légitimement se questionner: pour combien de temps?

Quelles sont les répercussions de la crise ukrainienne en Afrique, particulièrement pour la République Centrafricaine et le Cameroun au vue de leurs relations bilatérales avec la Russie?

L’intervention russe en Ukraine n’est que l’aboutissement d’un projet de multi polarisation du monde que la Russie a entamé ces 20 dernières années, avec d’autres puissances telles que la Chine, l’Inde, etc. Ce sont des puissances qui considèrent que le monde doit être diversifié. Avec son opération militaire, la Russie s’attaque au monde occidental, l’Ukraine n’étant qu’un prétexte. Ça veut dire que si l’opération réussit, la Russie redessine les cartes du monde, en fragilisant davantage la prétention au monopole des occidentaux.

Il faut dire que ce monopole est déjà plus ou moins fragilisé aujourd’hui en Afrique (longtemps sphère d’influence occidentale), avec la percée chinoise sur le plan économique. La Russie à travers son opération militaire en Ukraine est en quelque sorte en train de donner le coup d’estocade. Ce qui participerait davantage à lui ouvrir les portes en Afrique. D’ores et déjà, il est clair que c’est grâce à sa présence en Centrafrique que ce pays connaît un minimum de stabilité. Sans leur dispositif militaire, la situation serait délétère aujourd’hui et le premier pays qui en subirait les conséquences serait naturellement le Cameroun. Au Mali, la présence militaire russe a dû contraindre la France et l’Europe entière à partir ; non pas parce que les autorités maliennes les avaient déclarées persona non grata, mais d’abord parce que les Occidentaux l’ont interprétée comme un affront dans une terre qui est considérée comme la «leur».

Nul doute que la réussite de l’opération russe en Ukraine, ferait tâche d’huile auprès des pouvoirs africains, parce que révélant ce pays comme une superpuissance militaire qui vient diversifier le partenariat militaire. Et en le diversifiant le cas échéant, les souverains africains s’offriraient des marges de manœuvre pour se mouvoir sur la scène internationale.

Quelles solutions pour l’Afrique centrale au regard des sanctions infligées à la Russie ?

La solution à mon avis, pour l’Afrique centrale c’est toujours de continuer à observer une position de sagesse. Vous avez notamment vu en ce qui concerne la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies, qui visait à désapprouver l’opération militaire russe en Ukraine, que les pays de l’Afrique centrale à l’exception du Tchad et du Gabon sont restés en marge. Le Cameroun se distinguant par une absence. C’est une forme de neutralité, lorsqu’on sait que les alliances sur la scène internationale se font et se défont au gré de la conjoncture.

Une sagesse africaine enseigne d’ailleurs que quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui en pâtit. Ces pays-là, indéniablement, ne veulent pas être cette herbe-là. C’est pour cette raison qu’ils choisissent de rester à l’écart et d’observer, mais étant ouvert à une diversification des partenaires: nous faisons avec tout le monde. C’est en faisant ainsi qu’ils réussiraient mieux à faire prévaloir leurs intérêts.

Interview menée par Olivier Mbessité 

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