Hautes fonctions politiques et transmission intergénérationnelle d’expérience : le cas Samuel Eboua
Le regard d’Alain Ngono.
Ces dernières semaines, j’ai eu le privilège et le bonheur de lire la trilogie du haut fonctionnaire de regrettée mémoire, à savoir :
- Ahidjo et la logique du pouvoir
- D’Ahidjo à Biya, le changement au Cameroun
- Une décennie avec le président Ahidjo
Cette lecture a été complétée par son livre autobiographique publié à titre posthume intitulé Samuel Eboua, une trajectoire singulière.
Sans s’appesantir sur le fond des sujets évoqués, des jugements qu’il fait sur des personnalités nationales et étrangères, cette lecture m’a inspiré une triple réflexion : l’importance de l’écriture comme vecteur de transmission intergénérationnelle d’expérience, les risques liés à l’écriture dans un contexte monolithique et le devoir de générosité envers les autres communautés nationales.
Importance de l’écriture
Nos sociétés de tradition orale ne produisent pas toujours des leaders qui ont le reflexe de laisser des témoignages écrits aux générations suivantes sur leur parcours terrestre, les ressorts de leur action ainsi que les leçons tirées. Cette situation tend à empirer lorsque le silence est cultivé avec tout le cortège de rumeurs et de désinformation qui peuvent en découler.
Dans ces conditions, le récit par Samuel Eboua de ses années dans les plus hautes sphères de décision, malgré la nécessaire part de subjectivité, de limites liées aux influences culturelles, professionnelles, idéologiques et contextuelles qu’il peut recouvrer, constitue un précieux matériau historique.
Il vient éclairer la lanterne des générations de Camerounais dont la majorité n’aurait pas connu la première présidence. D’ailleurs, cette œuvre peut tout aussi être utile même aux éléments les plus compétents qui vivent largement en dehors des sphères de décisions en raison des préférences affichées de l’ordre dirigeant pour une gouvernance politique et administrative gérontocratiques.
Cette contribution à l’historiographie politique de notre pays permet à ceux-là, qui le souhaitent et en ont les moyens, de pouvoir disposer d’un témoignage de première main sur la construction de l’Etat camerounais dès les premières années de l’indépendance.
En ce sens, l’on peut considérer que Samuel Eboua, en plus de son rôle de collaborateur direct du prince dont l’influence dans les réalisations du régime reste encore palpable à travers le pays, a rendu un service immense à la République par ses récits laissés à la postérité. C’est un témoignage d’autant plus important que le président Ahidjo lui-même est parti sans rédiger ses mémoires et que tout semble indiquer que son successeur et lui partageraient cette fascination pour le silence.
Retenons pour la suite que bien que l’un des livres sus-évoqués tente de décrire la logique Ahidjoiste du pouvoir comme reposant sur un sens élevé de l’Etat et l’éthique de la responsabilité, il n’en demeure pas moins vrai qu’écrire sur l’action politique au Cameroun en tant qu’acteur ou observateur n’a jamais été une activité sans risque.
Ecriture comme un acte de courage
En effet, l’impression qui se dégage à la fois en lisant les livres d’Eboua et en observant comment le pouvoir s’exerce dans ce pays depuis pratiquement 1958 est à tout le moins que l’écriture, surtout lorsqu’elle n’est pas officielle, relève sinon d’un arrêt de mort, du moins d’un acte de courage, voire de suicide symbolique et politique.
D’Ahidjo à Biya, nombre d’auteurs camerounais à l’intérieur et à l’extérieur ont dû chèrement payer leur désir de laisser à l’opinion publique « leur » part de vérité sur l’histoire du Cameroun. Il n’est pas jusqu’à l’université où certains sujets de recherche restent, encore au 3ème millénaire, jugés comme « risqués » ou « sensibles » par les autorités universitaires et les enseignants.
Dans un tel contexte, le Cameroun doit une dette et une reconnaissance éternelles à Eboua pour avoir pris ce « risque » de nous léguer son récit de la pratique du pouvoir aux côtés d’un chef d’Etat. Était-ce le fruit de son caractère, dit-on, trempé et d’homme de principes ? Toujours est-il qu’il fut l’un des précurseurs d’un style littéraire que des personnalités ayant occupé des fonctions similaires n’ont pu ou dû embrasser des décennies après qu’une fois dos au mur et enserrés dans les geôles de l’Etat.
Responsabilité historique et générosité à l’égard de la nation
La nécessité de narrer soi-même son action dans les hautes fonctions administratives et politiques peut aussi être le fruit d’une conviction selon laquelle l’on est tenu par l’obligation de rendre des comptes. Dans ce cas, des hauts dirigeants concevront qu’autant leurs réalisations parlent pour eux, autant le récit pourrait apporter un surcroit explicatif.
En outre, le fait que le président Ahidjo et son équipe soient la première génération de Camerounais à s’occuper des affaires de l’Etat les contraignait en quelque sorte à se montrer généreux envers ceux qui viendraient après eux. Une telle générosité signifiait, entre autres, des récits de première main sur la construction de l’Etat, la gestion des hommes et des rapports avec les autres nations.
Au bout du compte, que nos grands décideurs d’hier et aujourd’hui arrivent à l’écriture par les chemins de l’amertume de la disgrâce ou la prolixité de la courtisanerie, le service à la nation est à saluer. En tout cas, nous sommes tentés de dire : Ecrivez, publiez (même à titre posthume ! L’histoire saura faire la part des choses pourvu que la chaîne de transmission intergénérationnelle ne soit point rompue. Les générations suivantes sauront s’en servir.
A vous, Monsieur Samuel Eboua, que la terre de nos ancêtres vous soit légère et la patrie à jamais reconnaissante !