Ebengom (Vallée du Ntem): séparé par l’histoire, lié par la géographie
À la suite d’un exposé de belle qualité, Sa Majesté Pierre Obiang reste focalisé sur un nombre restreint de messages clés, un à trois au maximum pour parler de la vie à Ebengom. «Dans ce village, nous sommes tous frères. Nos rêves sont réunis dans un même flacon. Nous croyons tous que la frontière entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale rabougrit l’esprit de ceux qu’elle enferme», résume le dignitaire traditionnel. Aux premières questions posées à quelques habitants de ce village camerounais situé au nord de Kyé-Ossi, sur la ligne frontalière Cameroun et la Guinée Équatoriale, dans les confins du département de la Vallée-du-Ntem, les réponses qui viennent spontanément sont l’amour, l’amitié, la solidarité, l’harmonie, la liberté, le partage, le plaisir, la convivialité…
En débarquant ici ce 2 décembre 2023, Ebengom ne cesse d’échapper à nos catégories d’analyse et d’appréhension. Toutefois, en observant ce hameau avec un œil de géographe, on se passionne tantôt pour l’infiniment grand, tantôt pour l’infiniment petit. L’on remarque vite que les maisons ne sont pas éparpillées sur des distances considérables. D’où l’idée naïve, mais séduisante, que personne ou presque ne s’inquiète d’être seul. Sa Majesté Pierre Obiang évalue à 120 le nombre de ses sujets. «Ils sont majoritairement des Equato et des Camerounais, à côté desquels on peut ajouter des profils supplémentaires comme des Congolais, des Gabonais et une petite poignée de ressortissants ouest-africains», renseigne-t-il.
En empoignant tour à tour les lunettes de démographe, d’historien, de sociologue ou d’économiste, on tombe sur un nom dont l’étymologie seule suffit à éveiller des histoires ou plutôt une histoire: «Ebengom signifie, épine de porc-épic. La légende dit que nos ancêtres d’ici et de l’autre côté s’échangeaient des fétiches faits d’épines de porc-épic pour maximiser leurs chances pendant les périodes de chasse», explique le gardien de la tradition. Il parle d’une histoire attestée depuis longtemps par une mobilité accrue des populations entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale. À cause de son positionnement géographique assez privilégié, Ebengom bénéficie d’une ligne de courant électrique. La contrée semble être régie par le principe du «qui se ressemble, s’assemble».
Regard de prélat
Ce dimanche, à la sortie du culte, s’ouvrent à nos yeux un tableau extraordinaire. Il met en scène le père Francesco Adzo Eya’a. De nationalité équato-guinéenne, le prélat vient dire la messe ici à Ebengom tous les dimanches. «Quand je viens dans ce village, je sais que je viens prêcher la bonne nouvelle à des hommes et des femmes. Je leur parle dans une langue qu’ils comprennent tous. Je n’ai pas de fidèles équato ou Camerounais. J’ai juste des chrétiens», confie-t-il. Pour la suite, il se fait son idée de la frontière. Selon lui, «c’est là qu’on fait des rencontres qu’on ne pourrait faire nulle part ailleurs car, bien au chaud au sein de son village ou au cœur de sa tribu, on a toutes les chances de ne croiser que des copies conformes à soi-même, de s’entendre parler dans la bouche des autres». Malgré toutes les misères qui défilent à certains endroits de la frontière entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale, père Francesco Adzo Eya tente de garder le sens de l’humour: «Ici à Ebengom, on est séparé par l’histoire, mais lié par la géographie». Si cette affirmation peut sembler déroutante, elle met néanmoins en évidence les conditions démographiques particulières du village. À en croire l’homme de Dieu, «la vie des habitants d’Ebengom est sous-tendue par une continuité du sang invincible à toute entreprise d’avilissement». Toujours épris d’humour, le père Francesco Adzo Eya ajoute: «Vous avez ici un village constitué d’un mélange homogène, voire pur et sans mélange».
Expériences vécues
Afin de mieux éclairer ce point, notre interlocuteur transforme sa soutane en toge d’expert en intégration sous-régionale. «Partout ici, c’est avec beaucoup de peine que vous distinguerez les Equato des Camerounais. Les uns et les autres ont une commune origine, il y a entre eux une ressemblance dans une dissemblance. C’est une belle conjugaison qui fait résonance avec l’intégration sous-régionale étayée sur des expériences vécues qui la fécondent et l’enrichissent». À ce titre, la cartographie de certaines tranches de vie choisies délibérément à différentes échelles de part et d’autre de la frontière est fort précieuse. «Quand le gens se marient dans ce village, le célébrant traditionnel est soit équato-guinéen, soit camerounais. Quand un jeune d’ici obtient un diplôme, c’est la fête dans les toutes les familles», explique-t-on.
Dans leur perception de l’intégration sous-régionale, les hommes et les femmes, jeunes et vieux d’Ebengom semblent plus sensibles à l’absence de frontière. «Notre village en est un exemple assumé. On n’a aucun blocage pour nous rendre dans l’un ou dans l’autre pays», vante Sa Majesté Pierre Obiang. «On a nos sens, cinq, il paraît. On sent bien que c’est le sang qui lie les Camerounais aux Gabonais et aux Équato-guinéens. On voit tous cela. On touche cette réalité. On l’a entendu de la bouche de nos ancêtres. Maintenant, si un sixième sens nous fait croire le contraire, ça, c’est l’affaire des plus malins qui érigent des barrières à la libre circulation entre citoyens de ces pays-là», ironise le père Francesco Adzo Eya.
Jean-René Meva’a Amougou