Des chansons et leurs auteurs : en désaccord avec le temps qui passe
Beaucoup d’œuvres musicales sont passées, puis envolées, comme des étoiles filantes au firmament de l’oubli.

Statistiquement, il y a de fortes chances qu’un type de plus de 80 ans ait une chouette histoire à raconter. Ici à Bogo (Diamaré), ce 9 juin 2023, celle que débite Kadjou Dama s’arrête sur Boukar Doumbo. «À lui seul, ce nom évoque une destinée exceptionnelle», confie l’octogénaire. Dans son esprit, l’image de l’homme disparu en fin janvier 2001 parle. Mieux, elle chante. Et la chanson ne renvoie pas seulement à l’exercice d’un métier (celui de griot). Elle dessine l’aura d’un personnage auprès duquel des dizaines de griots de l’Afrique sahélienne ont puisé une grande partie de leur inspiration. Pendant les festivités, ce nom est invoqué jusqu’à la satiété, associé aux termes de «héros». Si quelques refrains traînent encore dans la mémoire collective, ici dans la région de l’Extrême-Nord, ils suscitent de la passion chez ceux qui continuent de marmonner Boukar Doumbo. En guise d’exemple: tout d’abord, c’est dans le ton donné par l’interprète, son phrasé, ses intonations, son grain de voix, sa rythmique… On écoute alors une version plus ou moins édulcorée de «Debbo» (femme en fufuldé, NDLR). Témoin de la gloire de ce dernier dans toute la partie septentrionale du Cameroun, Kadjou Dama déplore l’oubli qui frappe aujourd’hui les œuvres de Boukar Doumbo. «Elles pouvaient nous hypnotiser… Mais, elles sont passées, puis envolées, comme des étoiles filantes au firmament de l’oubli. On n’entend plus les chansons de cet inclassable parolier, même à la radio. Et c’est dommage!», peste notre interlocuteur.
Regards
Pour qui cherche à saisir une période lointaine de la région de l’Extrême-Nord dans ses représentations et ses sensibilités musicales, voire indirectement dans ses structures sociales, les chansons dites populaires autrefois, constituent un observatoire d’une rare fécondité. Selon des témoignages, la tradition folklorique assimilée à l’expression spontanée d’une culture populaire de la région est bien généreuse. Et pourtant, dans les encyclopédies musicales de la région de l’Extrême-Nord, combien sont ceux qui, comme Boukar Doumbo, sont non seulement identifiés, définis et reconnus comme «anciennes vedettes de la chanson», mais aussi traités comme telles? «Difficile à dire», répond Dr Nafissatou. Si cette réponse permet d’orienter les questionnements, elle ne résout pas un autre défi: celui qu’impose l’oubli. À en croire la sociologue, enseignante à l’Université de Maroua, «le travail d’oubli fonctionne». «Il fonctionne tant et si bien qu’un inventaire des vedettes disparues de la scène reviendrait à réécrire une histoire à plusieurs voix, où il faudrait convoquer toutes les mémoires». C’est notamment le sort que connaissent les œuvres de Goldé Amadou. Devenu célèbre partout dans la région de l’Extrême-Nord, ce chansonnier mort en 1981 a été oublié par le public, les médias et même des historiens. «Phénomène culturel à l’échelle de tout le Sahel, son répertoire aux paroles soignées, rien à voir avec les grandes gueules du monde du spectacle actuel, Goldé Amadou est porté disparu et jeté dans les abysses de l’oubli», regrette Hamadou Toukour. Aujourd’hui retraité, cet ancien animateur de CRTV-Extrême-Nord explique qu’à l’instar de Goldé Amadou, «beaucoup apparaissent comme les grands oubliés de la sphère médiatique». Et de s’interroger: «Qui, parmi nos animateurs d’aujourd’hui, se souvient encore d’Abdoul Rouama, Kaizi Maina ou encore de Saidou Dabo, vedettes des années 70-80? Personne! Je trouve inacceptable que ces gens soient oubliés». Occasion pour se livrer à une analyse de «Debbo», titre très prisé par l’ancien homme de radio. «Autrefois, on respectait la surprise, aujourd’hui il faut faire du buzz. Cette chanson présentait d’emblée certains atouts maîtres: la fantaisie loufoque de ses paroles, un tempo entraînant, une interprétation allègre. Bref, une chanson qui avait de quoi ravir toutes les émotions de l’époque», déclare Hamadou Toukour.
Ce qu’évite Hamadou Toukour, c’est de dire qu’il est très difficile d’établir avec précision et certitude l’audience rencontrée par les chansons et leurs interprètes cités par lui. Bien sûr les témoignages de quelques «anciens» nous livrent des indications. Mais ils restent ponctuels et parcellaires. En fait, rien qui permette de dessiner un tableau global sur une période donnée. Le brouillard est épais. On ne dispose pas, en effet, pour les années 1930 par exemple, de documents-témoins.
Manque de vision
Pour nuancer, Dr Nafissatou se fonde sur une réalité. «Ici à l’Extrême-Nord, et peut-être un peu plus qu’ailleurs, les vedettes d’antan ont cette propriété singulière de produire, après leur disparition, une valeur vaporeuse dont une grande partie s’échappe hors des filières culturelles à cause de la pauvreté et du défaut d’archivage», émet la sociologue. Pour la suite, elle postule que «beaucoup d’œuvres musicales des temps passés se sont encastrées dans une dynamique artistique qui repose sur une économie territorialisée composée d’une multitude de petites structures dont l’existence est aujourd’hui menacée par les restrictions budgétaires partout dans la région». Comme explication, Dr Nafissatou dit qu’«il y a d’abord la partie invisible, souterraine de l’affaire». Elle parle notamment de l’absence d’acteurs capables d’œuvrer à promouvoir des projets de pérennisation des chansons cultes ici à l’Extrême-Nord. «Il y a ensuite les événements, les organisations privées, les institutions, qui sont incapables de rendre ces chansons identifiables afin de construire le récit artistique de la région. Car, si les exemples choisis ne sont pas les plus difficiles, suivre à la trace le destin social des chansons est un programme ardu et peut-être, pour une part, utopique. Mais il me semble que c’est une tâche à laquelle on ne peut pas se dérober, si l’on veut que ces documents merveilleusement volatiles nous apprennent quelque chose de notre passé et de nous-mêmes», poursuit-elle.
Jean-René Meva’a Amougou