INTERVIEWPANORAMA

“Boko Haram demeure le deuxième groupe terroriste le plus meurtrier au monde”

«La politique de défense ferme aux frontières du Cameroun a des résultats très positifs»

«Boko Haram au Cameroun : quelles nouvelles dynamiques ?». C’est le titre du livre que vient de publier, aux Éditions du Cygne à Paris, le diplomate camerounais assisté de deux autres écrivains. L’ouvrage étudie les mutations de la secte terroriste et leurs causes. L’auteur partage, en exclusivité, quelques conclusions.

 

L’ouvrage que vous venez de publier est en fait le fruit du travail d’un think tank que vous dirigez.
En effet, depuis le 13 décembre 2016, le Centre africain d’études internationales, diplomatiques, économiques et stratégiques (Ceides) a lancé à Yaoundé les trois composantes d’un réseau d’études internationales en Afrique centrale et de l’Ouest. Ce groupe de réflexion a un pôle dédié à la sécurité humaine, qui comporte en son sein un observatoire des pays de la CEEAC et du bassin du lac Tchad. Cet ouvrage procède à des travaux de recherche, y compris sur le terrain, menés dans ce cadre-là. Nous avons notamment tenu à Maroua, les 24 et 25 juillet 2018, un dialogue participatif pour la prévention de l’extrémisme violent dans l’Extrême-nord du Cameroun et son pourtour.

Ce livre parait au moment où les autorités camerounaises se réjouissent d’avoir « réduit la secte terroriste à sa plus simple expression ». Quelle est l’ampleur de la menace aujourd’hui ?
Il me semble utile de signaler que Boko Haram reste un ennemi à surveiller de près. Ses capacités de nuisance ont été fortement contrariées. Cela a été rendu possible grâce à l’engagement des États du bassin du lac Tchad et à leurs partenaires, entre 2015 et le milieu de l’année 2018. En août 2016, le groupe s’est scindé en deux factions, celle de Shekau et celle d’Al-Barnaoui. Dans cet ouvrage, notre travail se focalise sur le nouveau contexte engendré par cette situation.

Les derniers sommets extraordinaires de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) se sont tenus en novembre 2018 à N’Djamena au Tchad et en décembre 2018 à Abuja au Nigéria. Ils ont permis de rappeler à quel point la menace reste présente, et combien il est utile de maintenir la mobilisation, non seulement sur le terrain de l’action militaire elle-même, mais également sur celui de la stabilisation et du relèvement des zones affectées. Nos constats sur le terrain ont été corroborés par cette détermination affichée par les chefs d’État des pays concernés. Boko Haram demeure le deuxième groupe terroriste le plus meurtrier au monde. Face à lui, il faut donc se garder des sirènes du triomphalisme. Il convient surtout de s’engager à faire disparaître durablement les causes profondes qui alimentent cette violence.

Pour être complet, il faut signaler que la politique de défense ferme aux frontières du Cameroun a des résultats très positifs sur ce théâtre. Que ce soit sur le périmètre dévolu au secteur 1 de la Force multinationale mixte (dont le quartier général est à Mora) ou dans le cadre de l’opération Émergence 4, les forces de défense et de sécurité du Cameroun ont fait preuve d’une très grande efficacité. Les poches de fragilité du dispositif (qui ont permis au groupe terroriste Boko Haram de faire parler brutalement de lui ces derniers mois) ont été recensées plutôt du côté du Nigéria. Le dispositif sécuritaire de l’État fédéral est appelé à se mettre résolument à niveau pour que les efforts des uns ne soient pas mis à mal par les faiblesses des autres.

Une chose est claire pour vous : les dispositifs stratégiques et opérationnels mis en route par le Cameroun et ses partenaires, dans l’optique d’endiguer le phénomène, ont imposé la scission de la secte en deux. On a donc désormais une hydre à deux têtes. Est-ce une bonne nouvelle ?
Il y a lieu de souligner d’emblée que la scission est également tributaire d’une logique de jeux de pouvoir et d’influence endogène au groupe lui-même. Parallèlement, nous avons pu constater un recul de la secte sur le théâtre des opérations, en termes d’occupation de l’espace, de capacité de nuisance, de force de projection, du nombre d’attaques et de quantité de victimes. Toutefois, ce repli opérationnel de Boko Haram n’est pas — comme mentionné plus haut — synonyme de victoire, pour au moins deux raisons.

Premièrement, la scission a réactualisé les voies d’acheminement des armes issues du bourbier libyen (véritable plaque tournante pour le ravitaillement des groupes du Sahel et du bassin du lac Tchad), permettant ainsi aux différents groupes insurrectionnels et aux deux factions officielles de Boko Haram de se ravitailler. Partant de N’Djamena, les armes transitent au Cameroun par le Logone et Chari (Kousséri – Goulfey – Bodo), par le Mayo-Sava (Banki, Amchide, Kerawa, Kolofata) ou le Mayo-Tsanaga (Mora, Mémé, Mayo Moskota), avant d’arriver au Nigéria.

Ensuite, cette stratégie a occasionné l’émergence ou la consolidation de la criminalité organisée aux abords du lac Tchad et à la frontière Cameroun-Nigéria.

Des soupçons existent depuis sur de possibles connivences entre Shekau et des hommes politiques nigérians. Vous affirmez que la faction de Boko Haram, dirigée par ce dernier, « s’appuie sur son réseau local, englobant la pègre politique nigériane ». Quels sont les éléments précis que vous avez documentés pour arriver à une telle conclusion ?
Il importe de rappeler que notre terrain d’observation était davantage l’Extrême-nord du Cameroun. Mais nous n’avons pas manqué d’être à l’écoute de tout le pourtour. Il s’agit d’un espace où la notion de frontière n’a pas toujours la réalité de la rigidité qu’elle charrierait dans d’autres contextes. Les peuples et communautés sont largement imbriqués et il y a plusieurs passerelles par la langue et les cultures qui permettent une communication quasi permanente de part et d’autre des zones frontalières.

S’agissant précisément du lien entre Boko Haram et une certaine classe politique au Nigéria, il a été abondamment souligné par la recherche documentaire restituant des travaux de terrain qui sont d’incontournables références. Notre collègue Marc-Antoine Pérouse de Montclos (du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po) a signé, il y a quelques années, un article dont les observations n’ont pas été démenties jusqu’ici. Il était intitulé « Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigéria: insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale?» Il y était déjà rappelé que le mouvement Boko Haram est un révélateur du politique au Nigéria : non parce qu’il est porteur d’un projet de société islamique, mais parce qu’il catalyse les angoisses d’une nation inachevée, et dévoile les intrigues d’un pouvoir mal légitimé.

D’ailleurs, beaucoup d’analystes ont vu dans la recrudescence des attaques de Boko Haram, dans le sillage de la dernière élection présidentielle au Nigéria, une expression de ce lien entre terrorisme islamiste et politique dans ce pays. Les initiatives prises par le président Buhari au cours de cette période portent à croire qu’il est conscient de la nécessité de ne pas se faire déborder sur le terrain de l’opinion publique (s’agissant de l’effectivité de la réponse sécuritaire contre les terroristes de Boko Haram).

Votre livre est aussi une étude étiologique des dynamiques terroristes dans l’Extrême-nord du Cameroun. Là aussi, on a entendu et lu beaucoup de chose. Entre sous-développement, endoctrinement religieux ou logiques déstabilisatrices… avec le recul, que peut-on dire aujourd’hui des causes du terrorisme dans cette région ?
L’extrémisme violent qui sévit actuellement dans la région de l’Extrême-nord du Cameroun est la résultante d’une pluralité de causes. Parmi ces facteurs figure en bonne place un fort sentiment d’exclusion et de marginalisation. Cet état d’esprit, très répandu, se fonde généralement sur quatre paramètres :

La pauvreté matérielle des populations. Avant l’arrivée de Boko Haram, l’Extrême-nord était déjà la région la plus pauvre du Cameroun, avec un taux de sous-emploi des jeunes élevé. Les recruteurs de Boko Haram ont tiré profit de cette situation, en promettant par exemple une moto neuve et un salaire mensuel de 300 000 francs CFA à tout jeune homme qui accepterait de s’engager à travailler pour la secte ;

La scission a réactualisé les voies d’acheminement des armes issues du bourbier libyen (véritable plaque tournante pour le ravitaillement des groupes du Sahel et du bassin du lac Tchad), permettant ainsi aux différents groupes insurrectionnels et aux deux factions officielles de Boko Haram de se ravitailler.

La pauvreté immatérielle des populations. L’Extrême-nord souffre d’un faible accès à l’éducation et à la santé. Dans cette région où vivent 17,9 % des Camerounais, le taux d’alphabétisation est l’un des plus bas. Selon une étude menée par le ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire, sous l’encadrement technique de l’Institut national de la statistique, ce taux est de 28,3 %. De nombreux enfants sont ainsi privés de la possibilité d’aller à l’école. Dans les localités de l’Extrême-nord, il a toujours régné une grande méfiance envers l’école occidentale. Les parents préfèrent envoyer leurs enfants à l’école coranique, et les insérer plus tard dans leurs propres circuits professionnels ;

La faible présence de l’État dans les espaces frontaliers et autour du lac Tchad. Dans un environnement bien souvent dépourvu d’infrastructures et de personnels de l’État, la secte a trouvé une population pauvre, tournée vers le Nigéria, pour ce qu’il est de son approvisionnement, et bienveillante envers tous les contrebandiers, dont l’action pouvait lui être bénéfique d’une manière ou d’une autre ;

La centralisation et les lourdeurs bureaucratiques qui inhibent fortement la mise en œuvre et l’impact sur le terrain des nombreuses initiatives, projets et programmes destinés aux populations.

En fin mars 2019, vous avez organisé un atelier. Il en est ressorti qu’il faut aller à rebours d’une culture de la centralisation. Celle-ci a, depuis, consisté à confier la majeure partie des responsabilités à l’État, en matière de lutte contre le terrorisme. Il serait plutôt efficace de donner plus de place aux acteurs locaux et à la société civile. Comment une telle dynamique pourrait-elle se mettre en place au Cameroun ?
En effet, le pôle sécurité humaine du Ceides poursuit, aux côtés de ses partenaires de l’Initiative, des conversations régionales pour la prévention de l’extrémisme violent en Afrique. C’est un travail de fond, entamé depuis maintenant trois ans. Il consiste à mettre en place des espaces de dialogue et de partage d’expériences et de bonnes pratiques.

Ces activités permettent l’approfondissement de l’intelligence contextuelle des causes profondes de l’extrémisme violent, et la réflexion sur les moyens les plus adéquats d’y répondre. « L’atelier régional pour la prévention de l’extrémisme violent en Afrique centrale. Engager les acteurs institutionnels et civils au Cameroun, en RCA et au Tchad », tenu du 26 au 28 mars à Yaoundé, est venu rappeler que la sécurité est indivisible et doit demeurer, à l’échelle d’un État, d’une sous-région ou sur le plan international, l’affaire de tous.

La scission a réactualisé les voies d’acheminement des armes issues du bourbier libyen (véritable plaque tournante pour le ravitaillement des groupes du Sahel et du bassin du lac Tchad), permettant ainsi aux différents groupes insurrectionnels et aux deux factions officielles de Boko Haram de se ravitailler.

Les synergies dans lesquelles chacun apporte son savoir-faire peuvent avoir leur efficacité. L’exemple de l’activation de la défense populaire, avec l’implication des comités de vigilance aux côtés des forces de défense et de sécurité dans la lutte contre Boko Haram, en est une parfaite illustration. Il ne s’agit donc pas de privilégier un acteur au détriment des autres, ou de vouloir déresponsabiliser l’État. Ce qui est important ici c’est de revisiter l’action publique dans le domaine sécuritaire, afin de miser sur la prévention. Il s’agit de s’intéresser réellement aux causes profondes de la violence, en y apportant des solutions concrètes et durables.

La prévention de l’extrémisme violent engage à réinventer la relation État-société. Le paradigme de l’autorité de l’État doit être remplacé par celui de la consolidation de l’utilité de l’État.

L’État, dont le rôle est essentiel, doit intégrer une ingénierie de l’action publique qui fasse place aux autres forces sociales : société civile, médias, milieux académiques et de la recherche, associations diverses, avec une attention particulière aux femmes et aux jeunes. Nous estimons que tous ceux qui font partie du problème peuvent et doivent faire partie de la solution. La prévention de l’extrémisme violent engage à réinventer la relation État-société. Le paradigme de l’autorité de l’État doit être remplacé par celui de la consolidation de l’utilité de l’État.

Interview réalisée par
Aboudi Ottou

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