Afrique: la «revanche» annoncée des morts anonymes (1)
«L’Afrique est une gigantesque broussaille où des milliers de vies se perdent sans qu’on ne sache trop ni comment, ni pourquoi», constate Gérard Prunier, dans un petit essai stimulant, publié par la revue Tracks (2).
Chercheur au CNRS et bourlingueur expérimenté des terrains africains, Prunier s’étonne du peu d’intérêt accordé à ces «amoncellements de cadavres anonymes» qu’on ne prend même pas la peine de compter.
Un bus saute sur une mine le 3 septembre 2019, dans la région de Mopti au Mali ? Le bilan affiché par les agences de presse se résume à «au moins 14 personnes» tuées. «On n’élabore pas plus, c’est un peu vague», déplore le chercheur. C’est encore pire dès qu’on évoque l’«holocauste maritime» qui frappe la Méditerranée : «Cherchez sur le Net et vous oscillerez de 17 000 à 31 626 morts (…) à dix ou vingt mille morts près, on ne sait pas trop», note-t-il encore. L’hécatombe pourtant se poursuit, avec «au moins 1 146 personnes» noyées au premier semestre 2021, apprenait-on cette semaine.
«L’Africain anonyme»
Ces victimes invisibles ne sont pourtant pas toutes originaires d’Afrique. Mais on ne peut que rejoindre Prunier, lorsqu’il rappelle qu’«il n’y a plus de “Tiers-Monde” depuis la fin des années 90». Et que dans le vide idéologique du capitalisme triomphant post-guerre froide, on a désormais «un mal fou à mourir quand on ne meurt pas sur l’écran».
Or le paradoxe, c’est qu’«il n’y a aucun peuple au monde pour être aussi invisible que les Noirs, tout en s’étalant partout dans les médias universels. Athlètes noirs, mannequins noirs, musiciens noirs, tous ces corps sont incontournables dans nos magazines et sur nos écrans. Et pourtant, ils sont complètement dissociés de l’Afrique», remarque Prunier.
Lui voit dans ce décalage la démonétisation médiatique de «l’Africain anonyme», dans un monde dominé par Internet et un hypercapitalisme essentiellement «devenu financier». «Or, il est évident que les bus maliens qui explosent ne représentent aucun intérêt, aucune source de revenus», selon le chercheur.
Bien sûr, on trouvera toujours des contre-exemples. Mais sans la charité des Blancs (l’humanitaire), l’Afrique, le plus souvent, «n’existe que par son pouvoir de nuisance» : djihadisme censé être à nos portes, immigration censée nous envahir. Le reste nous échappe, nous indiffère. Révélant ainsi notre «refus contemporain de regarder en face le monde dans lequel nous vivons».
Rien n’arrêtera les candidats africains à l’émigration
Car c’est bien sur ce continent délaissé que se joue une partie de notre avenir commun. L’Afrique représentera «40 % de la population mondiale à la fin du siècle», rappelle encore Prunier. C’est aussi le sens d’un édito publié le 5 juillet sur le site du magazine Jeune Afrique, sous la plume du directeur de la rédaction, François Soudan, intitulé «La fin de la race blanche ?».
«Le monde de demain sera de moins en moins blanc et de plus en plus africain. Chercher par tous les moyens à enrayer cette irrésistible tendance, c’est un peu comme vouloir arrêter la mer avec ses bras», annonce-t-il. Rappelant lui aussi qu’«en 2100, un habitant de la planète sur trois sera originaire de l’Afrique subsaharienne».
Car partout dans le monde, «le désir d’enfant est en chute libre», souligne l’éditorialiste. Sauf sur ce continent, au sud du Sahara, qui maintient un taux de fertilité à 4,7 enfants par femme, contre 2,4 au niveau mondial. Même en Asie, même en Chine, dont la population sera dépassée par celle du Nigeria dans moins d’un siècle.
Prunier comme Soudan s’accordent pour constater que, dans ce contexte, rien n’arrêtera les candidats africains à l’émigration. Lesquels traverseront la Méditerranée «avec de plus en plus d’audace et de désespoir», prévoit le premier. Alors que le second suggère qu’«en pure logique capitalistique», l’Europe, frappée par un «hiver démographique», devrait en réalité encourager l’immigration, pour éviter «le cauchemar d’une société où les inactifs seront deux fois plus nombreux que les actifs».
Ce n’est qu’une question de temps : l’Afrique attend son heure. Les cadavres noirs ont beau sembler dans l’immédiat, peu visibles, les vivants eux, le seront de plus en plus.
(1) Billet de Maria Malagardis paru dans Libération du 16 juillet 2021.
(2) Cadavres noirs de Gérard Prunier, Tracks Gallimard, 48 pp, juillet 2021.