Sommet France-Afrique de Montpellier : les funérailles de l’indocilité d’Achille Mbembe

Il faut, tout de même, rappeler que ce sommet France-Afrique que Macron se veut comme celui de la renaissance intervient moins d’un an avant l’élection présidentielle en France. Il est donc fort à parier que le locataire de l’Elysée veut s’attirer la sympathie de l’électorat français d’origine africaine dans la mesure où il veut donner l’image d’un président français soucieux du développement du continent africain.

Julien Nga Ebede, Doctorant en histoire

« O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge », c’est par cette prescription de Frantz Fanon que Joseph Achille Mbembe termine son ouvrage, Politiques de l’inimitié, publié en 2016 par les éditions La découverte. Mais, l’actualité du sommet France-Afrique, tenu les 8 et 9 octobre dernier, à Montpellier, laisse croire que l’historien camerounais n’a pas encore suffisamment subjectivé cette prescription de Fanon dont il se veut le disciple. D’ailleurs, Politiques de l’inimitié aurait dû s’intituler « la pharmacie de Fanon » que l’esprit du texte n’aurait pas été trahi tant l’ouvrage s’inspire de l’œuvre psychiatrique et politique du révolutionnaire martiniquais.

En effet, en apportant sa caution morale et intellectuelle au sommet de Montpellier, Achille Mbembe trahit son parcours et l’éthique de l’indiscipline qu’il a toujours défendue. Un sommet que Macron prétend être celui de la rupture et de la refondation. « Par lettre du 8 février 2021, le président de la République française Emmanuel Macron souhaitait que le ‘’Nouveau sommet Afrique-France’’, prévu le 8 octobre 2021 à Montpellier, « marque une rupture radicale par rapport aux 27 sommets précédents. » Il voulait, à ce propos, qu’il soit l’occasion d’un « dialogue direct et ouvert » sur les relations entre l’Afrique et la France, relations dont il s’agissait, à ses yeux, de « redéfinir ensemble les fondamentaux », écrit l’auteur de Afriques indociles . Un tel aggiornamento, pour être sérieux, suppose que les deux parties (la France et l’Afrique), se retrouvent lors d’un sommet pour, ensemble, dépoussiérer et réajuster, le cas échéant, les fondamentaux de leur relation.

Mais, à Montpellier, en lieu et place de ses pairs africains, Macron s’est choisi des interlocuteurs. Des acteurs de la société civile, certainement, acquis au modèle de relation de la France avec l’Afrique. Ainsi, lors de ce fameux sommet de Montpellier, l’histoire s’est répétée. Car, comme à Brazzaville en 1944, les Français vont, de manière unilatérale, décider de leur relation avec l’Afrique en l’absence de ceux qui ont la légitimité et la légalité de parler au nom des Etats africains. Une manière de faire qui participe de l’infantilisation des chefs d’Etat africains. Une attitude que Achille Mbembe a toujours dénoncé de manière véhémente. « Depuis bientôt quelques siècles, le dupe et son complice, le maitre et son valet n’ont cessé d’échanger leurs misérables dettes – à moi le paternalisme, à toi l’infantilisme, le tout sur fond de manipulations et d’instrumentalisation réciproque », dénonce Mbembe . Et il ne manque pas de mettre à nu le modus operandi de cette esthétique relationnelle. « Cette sorte de rapport qui toujours fut, et est resté, fondamentalement absence de rapport, c’est-à-dire tantôt intrusion pure et simple, et toujours pouvoir de nuisance et souverain mépris habillés du masque de la familiarité et du bénévolat », écrit-il .

Il faut, tout de même, rappeler que ce sommet France-Afrique que Macron se veut comme celui de la renaissance intervient moins d’un an avant l’élection présidentielle en France. Il est donc fort à parier que le locataire de l’Elysée veut s’attirer la sympathie de l’électorat français d’origine africaine dans la mesure où il veut donner l’image d’un président français soucieux du développement du continent africain. En dehors de ce prétexte électoraliste, il est constant que la France est en train de perdre l’Afrique au bénéfice de la Chine. En fait, le pays de X Jinping est devenu le plus grand partenaire commercial de l’Afrique.

Les échanges commerciaux entre ce pays et le continent noir étaient évalués à 192 milliards de dollars en 2019 contre 185 en 2018. Cette montée en puissance de la Chine contrarie sérieusement les intérêts français. « Cette compétition exacerbée est venue compliquée l’investissement français », reconnaît Franck Riester, ministre français délégué au commerce extérieur. Alors, le sommet de Montpellier est une occasion pour tenter de remettre en selle les entreprises françaises en Afrique. Ce que ne dément pas Mbembe, par ailleurs. « Au demeurant, les dynamiques économique et politique peuvent être liées : penser l’Afrique politiquement et définir avec ses forces vivantes des objectifs en commun est le meilleur moyen d’accompagner les entreprises françaises dans leur effort de décrocher des contrats », confesse-t-il .

Cet engagement de Mbembe pour une « refondation » de la relation France-Afrique étonne, car ce dernier n’a jamais trouvé que cette coopération était porteuse de vertus pour le continent noir. Pour le dire, il ne s’entoure pas d’euphémismes. « Il n’y a pas meilleur terme pour qualifier l’éblouissante stérilité de ce rapport sans relation-le fait que ni hier ni aujourd’hui, il n’a été en tant que tel porteur d’aucun avenir positif auquel les Africains en particulier pourraient raisonnablement se rapporter », avertit-il .

En lieu et place d’une refondation, il a souvent préconisé la déconnexion, mieux la rupture avec la France. « Aujourd’hui, y compris parmi les élites francophones dont la servilité à l’égard de la France est particulièrement accusée ou qui sont séduites par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son avenir, ne dépendent pas de la France. Après un demi-siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations ont appris que la France, tout comme les autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose. Personne ne sauvera donc les Africains malgré eux », constate-t-il . Et sans fards, il assène « le moment est donc venu de mettre un terme, en bon ordre, à ce qui aura été, d’un bout à l’autre, une misérable aventure aussi opaque que dispendieuse, sans autre horizon que la répétition infinie du scandale. »

Il est donc évident que l’auteur de Brutalisme en participant, de manière très active, à l’opération de remorquage de la françafrique organisée par Emmanuel Macron à Montpellier, rompt avec la pensée indocile dont il s’est toujours voulu le chantre à la suite de son maître Frantz Fanon. Aussi, en parcourant ses textes : Afriques indociles, La naissance du maquis dans le sud Cameroun, De la postcolonie, Sortir de la grande nuit, Critique de la Raison nègre, Politiques de l’inimitié et Brutalisme, on voyait en Achille Mbembe la figure intellectuelle de la libération totale de l’Afrique. Et jusqu’aux noces de Montpellier, du fait de la ‘’grève morale’’ dont il a fait un éthos, on le classait aux côtés de Mongo Béti, Jean-Marc Ela, Eboussi Boulaga, etc. Espérons tout de même que Montpellier ne sera qu’une parenthèse dans le parcours intellectuel de ce dernier. Sinon, l’Afrique aura perdu l’un de ses meilleurs veilleurs.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *