Frontière Cameroun-Nigéria: deux ou trois choses sur les humanitaires
Regards sur les acteurs et leurs stratégies dans quelques localités habitées par la pauvreté et la peur.

Comme ailleurs en Afrique, les zones frontalières entre le Cameroun et le Nigéria traversent les mêmes groupes ethniques. Au gré des responsabilités familiales et des opportunités en matière d’éducation ou d’emploi, l’on peut passer d’un pays à l’autre pour se rendre en ville ou au village. «Avant Boko Haram, on avait l’habitude d’aller et venir des deux côtés, si bien qu’il y avait beaucoup de mélange chez nous. Donc, quelqu’un comme ça, si vous avez des problèmes, vous devez aller chez votre frère. Nous sommes tous les mêmes. Quand ils pleurent, on pleure», raconte Daouré. De nos jours, renseigne ce jeune kanuri de Kolofata, la frontière est devenue de plus en plus rigide. «On ne passe plus par là n’importe comment et n’importe quand», déplore-t-il.
Calme apparent
Mais, au moins, ces derniers temps, il y a bien une ambiance de «reconstruction» dans les villages proches de Kolofata. Pas de problème apparent d’accès à la terre entre les villageois. Au milieu de ce tableau flatteur, quelques habitants estiment que l’action des ONG est importante mais leur intervention est très en retard sur les initiatives locales et très en-dessous des attentes de populations. Par exemple, la fourniture par une organisation néerlandaise des tôles de zinc pour les couvertures des maisons à construire (deux paquets de 15 tôles par maison). «Elle s’est faite d’abord à un bon rythme en 2019-2020, puis beaucoup moins par la suite», trahit Oulza, infirmière à Guelmani. Ce qu’elle refuse cependant de voir ou de comprendre, c’est que, le long de la bande frontalière, de nombreuses ONG ne peuvent plus intervenir efficacement. «Dans quelques villages camerounais affectés par Boko Haram, le pullulement des besoins des habitants montre soit que la reconstruction de ces zones est une affaire bien complexe, soit que nous sommes à bout de nos forces», explique une préposée d’une organisation humanitaire.
Images
Dans cette combinaison déclinante, l’image de ces étrangers longtemps accueillis avec bienveillance s’est dégradée. À Guelmani par exemple, ils sont de plus en plus mal reçus sur les terrains où ils interviennent, au point que certains de leurs permanents sont menacés de mort. «Dans ce village, nous devons à la fois reconstruire quelques infrastructures de base et refaire notre propre image auprès des populations qui nous qualifient de détourneurs d’aide», explique une Néerlandaise. Et pour justifier la position de repli de sa structure, notre interlocutrice développe des arguments qui ne sont pas sans poids. Le premier, et le plus évident, est l’extrême difficulté de continuer à travailler dans une ambiance de haine viscérale pour des raisons qui touchent à la sécurité de ses propres agents, à l’indifférence des acteurs locaux, mus par d’autres logiques, ainsi qu’au risque élevé de destruction de ce qu’elle construit. Le second argument est celui de la sous-traitance de nombreux fauteurs de trouble dans la bande frontalière entre le Cameroun et le Nigéria.
Défis
En décomposant l’insécurité dans cette zone dans ses trois pas de temps (avant, pendant et après), qui d’ailleurs peuvent se chevaucher, et en les parcourant à rebours pour aller du plus évident au moins évident, plusieurs Ong font désormais face à deux défis: répondre à des situations d’urgence et poursuivre des objectifs socio-économiques plus profonds. À cette aune, émet une Française, «le souci maintenant est celui d’apporter certains des services que les populations attendent du développement économique et social: entretenir les systèmes sanitaires et scolaires, aider la production agricole locale à prendre le relais des aliments venus de l’étranger, ressouder des communautés autour de projets d’investissement à gestion collective, etc».
À bien écouter, l’ensemble désigne le sentiment de peur qui domine les récits de beaucoup de représentants d’ONG humanitaires au niveau de l’espace frontalier Cameroun-Nigéria. À Guelmani, par exemple, la chronique s’attarde sur de longues périodes d’allers-retours des volontaires étrangers. «Dans ce village-là, certaines de nos équipes ont été enlevées en janvier 2016, en dépit des mesures qu’elles avaient prises. Et là, rien ne nous permet d’être certains que cela ne se reproduira pas. Pour le moment, la seule alternative serait d’envoyer aveuglément du matériel, sachant qu’il n’y a aucun moyen de s’assurer qu’il ira à ceux qui en ont le plus besoin et ne sera pas entièrement détourné», raconte un Suisse.
Oui, mais…
Au vrai, par la force des choses, l’action des Ong humanitaires dans certains villages camerounais frontaliers au Nigéria, forte d’une réputation désormais peu flatteuse, est sortie de son champ d’intervention initial. «Au départ, nous voulions apporter de l’aide à un nombre élevé de personnes vulnérables (réfugiés, déplacés internes, veuves de guerre, orphelins, etc.) qu’ont produites les exactions de Boko Haram. Aujourd’hui, nous travaillons à rebours de cette dynamique», souffle un Canadien. «Et puisque rien n’est aussi complexe, long et coûteux que de reconstruire des villages ravagés par la guerre et de guérir une société fragmentée, traumatisée, privée de ses repères et systèmes de régulation et infectée par les désirs de vengeance, nous nous limitons au strict minimum», jure un responsable des opérations sur le terrain. En première approximation et en restant à un niveau très général, il est probable que ledit traitement mette uniquement l’accent sur deux choses: la lutte contre les inégalités excessives, en prêtant une forte attention aux groupes sociaux marginalisés et précarisés (jeunes sans emploi, paysans sans tenure foncière sécurisée) et l’amélioration du fonctionnement de l’État, notamment dans les domaines qui intéressent le plus les populations (maintien de la sécurité publique, fourniture de services sociaux de base comme la santé, l’éducation, l’accès à l’eau potable). «En clair, il s’agit pour nous d’opérer des choix de stratégie d’intervention et, peut-être plus encore, après beaucoup d’hésitations et de débats internes, nous élaborons des modalités de mise en œuvre consciemment sous-tendus par l’ambition d’agir sur les causes et la dynamique de l’insécurité dans plusieurs localités où nous sommes présents», abrège un Français.
Jean-René Meva’a Amougou