Deux cœurs dans la poitrine
«Allah n’a pas placé deux cœurs à l’intérieur de l’homme.»
Coran, sourate 33

On entend souvent dire : « Si on t’explique le Cameroun et tu dis que tu as compris, c’est qu’on ne t’a pas bien expliqué. » Le Camerounais serait donc incompréhensible, y compris pour lui-même. Se placerait-il devant un miroir qu’il ne verrait qu’un épais nuage de fumée grise, où en vain il scruterait les traits d’un visage humain, l’expression de sentiments, d’émotions et pourquoi pas des signes qui le rattacheraient à telle ou telle aire de culture. Cette assertion signale aussi que le Camerounais échappe à tout regard extérieur, attentif, vigilant, incisif. Cette phrase annonce au curieux, à celui qui est avide de connaissance : « Passe ta route, le Camerounais est et demeurera un mystère. » Et si ce dernier insiste, on lui assènera alors : « Le Cameroun c’est le Cameroun. » Phrase sanction.
Comme un couperet. Parole d’évangile qui ne se discute pas comme le goût de la bière ou la couleur du ciel. On est sommé de reculer, de fuir, de renoncer. On s’enfonce profondément la tête dans le sable ou dans les nuages et l’on y consume son existence sans avoir vraiment perçu que cette insaisissabilité du Camerounais n’est pas naturelle, mais voulue, et dans une certaine mesure organisée. Car, ceci est une bonne nouvelle, pour celui qui s’intéresse à cette humanité singulière, le Camerounais est en réalité très, très facile à comprendre. Pour ce faire, il faut commencer par admettre que dans sa poitrine battent à l’unisson deux cœurs.
« Deux cœurs ? » J’entends déjà certains s’étonner. Comme pour toute énigme, il faut y regarder de plus près. Les détails parfois infimes révèlent bien souvent la chose. Cette approche est capitale pour appréhender le Camerounais, et donc agir efficacement avec et pour lui. Dans le sens de sa transformation. En fait, le Camerounais n’est pas un ancien colonisé ou encore moins un néo-colonisé, mais un rescapé, un homme, une femme ou un enfant qui a échappé par miracle à la destruction systématique de son monde.
Il se projette ainsi dans le futur sans aucune sérieuse ambition, sans saisir l’appel urgent de l’histoire à constituer sa nation en puissance, afin que justement son corps lui appartienne et que son destin ne repose plus entre les mains des autres. Oui, un humain comme un pays a besoin de victoires autant qu’il a besoin de manger, de boire et de rêver, il a besoin de victoires sur les autres, mais surtout sur lui-même, pour se construire, pour repousser les champs du possible, pour redéfinir les dimensions du réel. Ces victoires sont encore à venir. En tout cas pas dans un futur immédiat. C’est le moins que l’on puisse dire. Ces victoires ne seront pas données par la providence, encore moins par les grandes puissances, mais seront arrachées des fers et du désespoir par des consciences et surtout des corps camerounais. Alors, que signifie avoir deux cœurs ?
Bien entendu, le Camerounais n’a pas deux cœurs de chair dans la poitrine. Non. Cela est impossible. Naturellement. Les deux cœurs ici évoquent le double discours : celui du dehors et celui du dedans. Le dedans est l’espace intime, celui des amitiés et des amours, il est aussi celui de la famille, de la tribu. C’est le cadre dans lequel l’individu peut exprimer sans filet sa pensée profonde, ses préjugés. Car, pour lui, cet espace est sécurisé. Le dehors est, à l’opposé, l’espace public au sens large, incluant d’autres individualités issues d’autres terroirs, d’autres tribus ou formes d’appartenance. Mais, ce n’est pas encore l’espace commun. C’est plutôt le lieu d’une cohabitation plus ou moins heureuse.
Puisque, dans les faits, le Camerounais est maintenu dans son enclos tribal, et c’est à partir de celui-ci qu’il se perçoit dans l’espace public. L’une des premières questions que le Camerounais vous posera est : « Tu es d’où ? » Le reste de la relation dépendra bien sûr de la réponse. Il circule donc constamment entre le dedans et le dehors. Par exemple, lorsqu’il se déclare opposé au tribalisme, il faut comprendre par là qu’il articule un discours pour le dehors, un discours qui à priori n’est pas sujet à contestation. Mais, cette seule affirmation ne suffit pas pour saisir sa position, sans un examen de son discours du dedans.
Maintenant, on en arrive à la grande question : pourquoi le Camerounais a-t-il deux cœurs ? C’est bien beau de l’énoncer, encore faut-il l’expliquer. Cette question me taraude depuis des années. J’ai essayé de la résoudre par la littérature. Le résultat n’était pas toujours satisfaisant. La réponse, comme dans la plupart des cas, se trouvait sous mes yeux. Dans les pièces éparses collectées au fil de mes lectures, que je ne parvenais pas à assembler. Elle surgira lors de la consultation d’Afin que nul n’oublie de Gaston Donnat, notamment ces pages où il raconte son séjour au Cameroun sous mandat français. Cet enseignant a formé en 1944 un cercle d’études marxistes fréquenté par Jacques Ngom, Charles Assalé et Ruben Um Nyobé, quelques-uns des pionniers du syndicalisme et de la politique. Un passage a retenu toute mon attention. Celui où monsieur Zolo, un instituteur d’origine bulu, lui ouvre son cœur, se met à nu.
L’auteur en fait le compte rendu en ces termes : « Il avait une conscience parfaite de l’aliénation, de l’injustice, de l’état d’infériorité dont il souffrait. Mais il était résigné ; il avait la certitude que les Camerounais ne pouvaient que subir. Ils avaient en face d’eux une force invincible alors qu’eux-mêmes étaient divisés en ethnies s’opposant les unes aux autres, à la merci des chefs vénaux usant de la délation et tout dévoués à l’administration coloniale. » Et là, ce fut l’illumination ! Une joyeuse illumination ! Je tenais la pensée des Camerounais en 1944, l’année à partir de laquelle ils entrèrent dans la politique moderne, c’est-à-dire hors de l’autorité du chef traditionnel. Les propos de monsieur Zolo illustrent cette défaite constitutive de la conscience camerounaise, qui est le produit de la violence coloniale.
On en retrouve déjà des traces dans les massacres des Bakoko, des Bankon, des Bakweris et les nombreuses expéditions punitives lancées par les administrateurs coloniaux allemands. On la retrouve aussi dans l’écrasement des leaders politiques comme Lock Priso, Manga Bell, Mpondo Akwa, Um Nyobè, Moumié, Ouandié, pour ne citer que ceux-là. On la retrouve enfin dans l’écrasement de l’élite économique, alors composée des grands planteurs tels que Martin Bema Moulende ou Daniel Siliki Samè. Ce dernier subira les foudres de l’administration française pour son engagement en faveur de l’indépendance du Cameroun dans l’entre-deux-guerres. En 1930, il sera jugé et condamné sous le motif fallacieux d’escroquerie, car il fallait à tout prix cacher à la Société des Nations les vœux des Camerounais quant à leur avenir, puis enfermé à Ngaoundéré où il portera des chaînes sur toute la durée de sa peine. À sa sortie, Siliki Samè avait perdu une bonne partie de ses plantations. Surtout, il était devenu amer vis-à-vis de la politique, conseillant à qui voulait bien l’entendre de s’en éloigner pour sauver sa peau.
Dans un contexte où il est impossible de changer son futur, où son corps est perpétuellement en danger, le Camerounais ne pense qu’à sa survie, le plus important pour lui étant de rester en vie. C’est donc poussé dans ses derniers retranchements qu’il fabrique un deuxième cœur, il adopte un double discours qui ne cessera d’exister tant que l’État camerounais fonctionnera selon les principes et les modalités d’un état colonial.
Timba Bema
Écrivain