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Crise anglophone : La déflagration

La méthode Biya face à la crise dans les régions anglophones agace une partie du corps diplomatique accrédité à Yaoundé. Lors d’échanges informels, certains diplomates disent leur incompréhension face à ce qu’ils considèrent comme du laxisme devant une situation qui va en vrille. Même le Comité national de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (CNDDR), la dernière carte sortie le 30 novembre dernier du chapeau par le président camerounais, n’a de grâce à leurs yeux. Coordonné par l’ancien gouverneur Francis Fai Yengo, le Comité est considéré par beaucoup d’experts comme une charrue mise avant les bœufs. Pour eux, Paul Biya, qui refuse tout dialogue sur la forme de l’État (une partie des anglophones souhaitent un retour au fédéralisme et ce serait faute d’une oreille attentive que les rangs des combattants séparatistes s’allongeraient), continue dans sa fuite en avant, en jouant la carte de l’usure. Sur le terrain, le conflit armé se généralise, entrainant une crise humanitaire sans précédent.

 

L’entrée en scène des unités d’élites est loin d’avoir ramené la quiétude

Selon une note interne du système des Nations unies, produite le 25 novembre 2018, le conflit armé se généralise dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest. Conséquence, le nombre de déplacés a explosé, passant de 40.000 à 440.000. 

« La situation est sous contrôle. Mais ces gens veulent nous créer des élongations. Je crois qu’il faut monter en puissance…», évalue une source autorisée au ministère camerounais de la Défense. Nous sommes le 30 novembre 2018, soit un peu plus d’un an après la transformation en conflit armé, sous fond de revendications séparatistes de la crise sociopolitique débutée en fin d’année 2016 dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest. Une crise née du fait que des ressortissants de ce territoire, placé sous tutelle britannique de 1922 jusqu’à son union avec la partie du pays sous domination française le 1er octobre 1961, se plaignent de la disparition progressive de l’identité héritée du colon britannique au profit de l’héritage français.

En langage militaire, une élongation est un étirement de la ligne de front, synonyme d’une propagation du conflit vers d’autres localités. C’est ce qui ressort d’ailleurs d’une note interne du système des Nations unies, produite le 25 novembre 2018, dont nous avons obtenu copie. Selon le document, depuis juin 2018, les groupes armés qui affrontent les forces gouvernementales ont étendu leurs activités notamment autour de Kumba, Buea et Mamfe, dans la région du Sud-ouest. «Les attaques étaient auparavant limitées aux régions isolées, limitrophes du Nigeria et autour de Bamenda, la capitale de la région Nord-ouest», précise la note. Pour l’Organisation des Nations unies (Onu), cette généralisation du conflit est le fruit du renforcement des capacités militaires de certains groupes armés. À cela, il faut associer le fait que les forces de sécurité gouvernementales seraient «débordées» par la situation et la naissance des groupes criminels opportunistes qui ont également intensifié leurs activités.

Crise humanitaire
La situation est telle que le nombre de déplacés aurait été multiplié par onze. Selon, la note de l’Onu, «alors que seulement 40.000 personnes déplacées avaient été signalées en mars 2018, leur nombre actuel est d’environ 440.000, dont 80.000 dans les régions de l’Ouest et du Littoral (Régions francophones voisines), la majorité restant dans les régions de Nord-Ouest et Sud-Ouest».

De source diplomatique, la gravité de la situation aurait poussé le gouvernement à infléchir sa position sur l’accès des travailleurs humanitaires aux deux régions anglophones. Le Programme alimentaire mondial (PAM) qui était jusqu’ici interdit d’accès à la zone, officiellement pour des raisons sécuritaires, vient de recevoir le feu vert de Yaoundé pour y mener des activités. Le PAM annonce en effet, dans les prochains jours, la distribution de 1620 tonnes de nourritures à 50.000 déplacés internes installés dans les localités de Mamfe et de Kumba dans le Sud-ouest.

Cette dotation constitue une ration alimentaire pour deux mois seulement. Il faut donc se préparer à y refaire un autre tour. Il faut aussi repenser aux déplacés situés dans les régions du Littoral et de l’Ouest, à qui l’agence onusienne a distribué le mois dernier un peu plus de mille tonnes de vivres, ce qui demande des moyens colossaux. Pour s’occuper des déplacés internes de la crise anglophone, le PAM estime ses besoins de financement à 50 millions de dollars américains (près de 29 milliards de francs CFA à la valeur du dollar au 4 décembre). Pour l’instant, seuls 2,1 millions sont disponibles, soit à peine 4 % du montant total.

Aboudi Ottou

 

Comité DDR 

La charrue avant les bœufs 

La mise en place de cette instance défie toutes les règles en matière de règlement de conflit. C’est ce que relèvent des analystes qui dénoncent une démarche prématurée et un nouveau passage en force.

 

Joseph Léa Ngoula, analyste politique et expert sécurité, est pour le moins dubitatif : «[ … ] On a le sentiment, au regard de l’évolution inquiétante de la situation dans les régions anglophones, que le moment n’est pas propice à la mise en œuvre d’une campagne de DDR (désarmement, démobilisation, réintégration, NDLR) car les conditions opérationnelles et politiques ne sont pas réunies». Selon ce spécialiste des questions de sécurité, il est «[ … ] urgent de créer un climat propice au rapprochement des deux parties, afin d’engager les discussions sur les conditions d’un cessez-le-feu ou d’un arrêt définitif des hostilités, préalables à la réussite du DDR».

Cet expert livre ainsi son analyse sur la création, par décret présidentiel, d’un Comité national de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (CNDDR), le 30 novembre dernier. Placé sous l’autorité du Premier ministre, et ayant à sa tête un coordonnateur national, ledit comité a pour mission «d’organiser, d’encadrer, et de gérer le désarmement, la démobilisation et la réintégration des ex-combattants du Boko Haram et des groupes armés des régions du Nord-ouest et Sud-ouest, désireux de répondre favorablement à l’offre de paix du chef de l’État, en déposant les armes».

«L’impuissance de la puissance»
Une démarche qui interloque les spécialistes qui questionnent l’opérationnalité d’un DDR dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest. Joseph Léa Ngoula pointe au moins deux freins à la mise en place du DDR dans ces régions. Sur le plan opérationnel, «la surenchère meurtrière entrave tout effort de désescalade et situe le conflit anglophone sur la phase “ impasse ”… Un tel contexte de montée aux extrêmes ne favorise pas les politiques de réédition volontaire à plusieurs titres». Au plan politique, «on note un dialogue de sourds entre le gouvernement et les leaders du mouvement anglophone. Aucune initiative, même sécrète, n’est engagée entre l’État-major des ambazoniens et les autorités camerounaises». En clair «le succès d’un tel processus dépend du consentement des deux parties».

Aussi conclut-il, «on doit trouver un moyen de les rapprocher, de négocier un cessez-le-feu, et même un accord de paix comme cela a été le cas dans des pays qui ont également connu des rébellions séparatistes. Cette condition fondamentale et d’autres ne sont pas réunies, ce qui laisse des doutes sur l’efficacité de cet acte».

«On doit sortir des DDR classiques, qui sont généralement adaptés aux conflits classiques, on doit mettre en place des mécanismes ingénieux», souligne pour sa part Raoul Sumo Tayo. Mais cet autre expert des questions de sécurité relève que dans le cas camerounais, cette autre mesure démontre qu’«on est clairement dans l’impuissance de la puissance». «Cela devrait s’inscrire dans un plan d’ensemble», préconise-t-il.

Les opérations de DDR ont en effet été conceptualisées au sein des missions de recherche et de maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU). «Les activités de DDR constituent un volet capital aussi bien pour la stabilisation immédiate d’un pays que pour son développement à plus long terme», établit l’ONU. «Ces activités sont intégrées à l’ensemble du processus de réconciliation, depuis l’ouverture des négociations de paix jusqu’à la consolidation de cette dernière, une fois achevées les opérations de terrain».

Ifeli Amara

Propositions de sortie de crise

Yaoundé fait la sourde oreille 

Etoudi ignore les multiples missions de bons offices, qu’elles viennent du gouvernement, des organisations internationales ou de la société civile.

Mission d’écoute de la Commission Musonge à Bamenda le 31 mai 2018

En janvier 2017, plus de quatre mois après les manifestations des avocats anglophones qui ont débouché sur des émeutes, le gouvernement donne un coup de barre à droite dans son approche de la crise. Tous les leaders du «Consortium», engagés dans des pourparlers avec des émissaires de Yaoundé sont arrêtés et jetés en prison. Le mouvement est déclaré illégal et l’accès à internet coupé dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest. Le durcissement de la position des autorités camerounaises entraine une radicalisation du mouvement coté anglophone, puis à un conflit ouvert entre l’armée et des séparatistes. Devant des positions qui deviennent aussi difficiles à rapprocher que les deux rives du Moungo, des initiatives se multiplient pour mettre fin au bain de sang.

La commission Musonge ignorée
La dernière en date est celle du Cardinal Christian Tumi. En juillet dernier, le prélat a annoncé son intention de créer, avec d’autres leaders religieux, un cadre de dialogue entre toutes les parties prenantes au conflit. Avec le pasteur Babila George Fochang, de l’Église presbytérienne du Cameroun (EPC), l’imam Tukur Mohammed Adamu, de la mosquée centrale de Bamenda, et le chef imam Alhadji Mohammed Aboubakar, de la mosquée centrale de Buea, il lance l’idée d’une conférence générale anglophone, une idée plébiscitée par de nombreux Camerounais. «Je crois que les politiciens n’ont pas pu résoudre le problème», soutient-il. Et d’ajouter : «Il est incompréhensible que le problème n’ait jamais été discuté même à l’Assemblée nationale, alors qu’en Angleterre, on est en train de discuter de cette affaire». Après des renvois, la conférence, qui devait se tenir à Buea (dans le Sud-ouest) les 21 et 22 novembre, n’a pas reçu l’autorisation du gouvernement. Avant cela, au cours de la session parlementaire du mois de novembre 2017, le pouvoir s’est appuyé sur sa majorité obèse pour empêcher l’opposition d’inscrire la crise anglophone à l’ordre du jour.

Ces initiatives ne sont pas les seules tentatives. Même au sein du pouvoir, les autorités se mordent la queue. Ainsi en 2017, pas moins de deux missions, engagées par la présidence de la République et conduites par le Premier ministre, ont été déployées dans le Nord-ouest et le Sud-ouest. Les résolutions qui sortiront des échanges avec les populations de ces deux régions vont être adressées au président de la République, sans qu’elles soient suivies d’effet. Le même sort a été réservé aux conclusions de la «mission d’écoute» de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, créée comme réponse à la crise anglophone. En juin dernier, après avoir recueilli les propositions des populations anglophones, la Commission, dirigée par l’ancien Premier ministre Peter Mafany Musonge, les a adressées au chef de l’État. Aucune des recommandations retenues n’a été mise en œuvre à ce jour.

Les diplomates priés de circuler
Fin de non-recevoir également pour des propositions de la communauté internationale. Au cours d’une de ses nombreuses missions au Cameroun en 2017, dans le cadre de cette crise, François Louncèny Fall, envoyé spécial du secrétaire général de l’Onu pour l’Afrique centrale, se montre optimiste et déclare que «des échanges fructueux et pleins d’espoirs» ont eu lieu avec les autorités camerounaises. Il appelle le gouvernement à trouver des solutions pour mettre fin au conflit. Mais du côté camerounais, on s’attèle surtout à montrer que les torts viennent d’en face et que l’État ne fait que se défendre. C’est dans la même logique que le gouvernement reste sourd aux recommandations du Commonwealth, dont la secrétaire générale a effectué une visite de travail en décembre 2017. Patricia Scotland a demandé à Yaoundé d’ouvrir un «dialogue sans condition».

Les appels incessants des partenaires traditionnels du Cameroun, à l’instar de l’Union européenne, de la France, des États-Unis, ou encore de l’Allemagne, n’auront pas plus de succès. Ces derniers ont, à plusieurs reprises, pressé le gouvernement de trouver une solution politique à la crise. Mais Yaoundé ne prête l’oreille qu’aux voix qui confortent les autorités dans l’option militaire. Toute autre approche est rejetée dans cette crise et est dès lors perçue comme une tentative d’ingérence. Pour l’heure, rien n’indique un infléchissement de cette position et les opérations militaires se poursuivent ;
le décompte macabre aussi.

Ifeli Amara

 

Etoudi dans la logique du «œil pour deuil» 

Alors que des morts se comptent à la pelle, aucune action d’envergure pour un retour à une situation de paix durable dans la zone en crise n’a été mise sur pied. Des citoyens crient au laisser-faire volontairement entretenu.

Le palais présidentiel: coeur du pouvoir au Cameroun

Dans leur tentative de dire ce qui caractérise Paul Biya, il y a un point central sur lequel d’aucuns s’épanchent : le président de la République reste le mieux placé pour juger de l’opportunité d’engager toute action au bénéfice du Cameroun. «S’il y a une bonne part de vérité dans ce postulat, il n’en demeure pas moins que face aux urgences du moment, cela mérite un beau débat», postule Rémy Massoma Ma Mbea. L’argumentaire de cet internationaliste pointe «la méthode Biya, consistant à ignorer souvent la résonnance des élans du peuple».

Et dans cette posture, la passerelle avec «la gestion présidentielle de la question anglophone» est vite trouvée. Depuis fin 2016, les événements s’accélèrent de façon diabolique, dans un enchevêtrement foisonnant. Assassinats, kidnappings, menaces de tous genres sont le lot quotidien des populations des régions du Sud-ouest et du Nord-ouest. «Jusqu’ici, aucun changement d’ampleur n’a vu le jour, rien n’a été appliqué dans la durée, avec le soin nécessaire», se désole Louis Yapseu, chercheur au Cercle d’études sécuritaires du Cameroun (CESCA).

À la vérité, l’universitaire stigmatise «l’immobilisme incompréhensible du président», dénonce «une cacophonie assourdissante au sein du gouvernement, pendant que des hommes, mus par une idéologie séparatiste ou fédéraliste, forcent les lignes au bulldozer et la kalach». Dans cet élan, il conclut: «C’est l’illustration de la méthode Biya, qui se veut habile, mais finit par tourner à vide à cause de l’enracinement d’un malaise social sans perspective». Le descriptif de cette méthode propose un visage présidentiel balafré d’un sens de l’esquive qui ne s’est, depuis, pas démenti. On se souvient qu’au début de la crise, Paul Biya, pour tenter de calmer les citoyens de la partie anglophone, avait tiré son écritoire et sorti sa plume. Il avait alors nommé, çà et là, des fils et des filles de cette zone à des postes de responsabilités. Deux de ses décrets consacraient la création de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme (CNPBM) et la mise sur pied d’un Plan humanitaire d’urgence.

Portant son regard sur ce «nouveau gadget», Jean-Marc Bikoko, le président exécutif de Dynamique citoyenne, s’en était pris à la «méthode Biya». «Ce type de dispositif, disait-il alors, a surtout pour but d’essayer d’éteindre un incendie, mais ne traite jamais le problème à la racine. C’est juste des saupoudrages successifs au lieu de réformes profondes et utiles pour le long terme».

Dans la même veine, Josué Ngounang, président de l’ONG «Cameroon First», soufflait que la pression de la crise dans la partie anglophone du pays oblige le président de la République à jouer son va-tout, en espérant obtenir des résultats immédiats. De son point de vue, le Plan d’urgence humanitaire et les nominations d’anglophones aux fonctions stratégiques se révèlent hors d’atteinte, faute d’avoir établi une stratégie de longue haleine.

Jean-René Meva’a Amougou

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