Cameroun : comment les banques bloquent les importations
Pour avoir facilité des sorties frauduleuses de capitaux, nombre d’établissements de crédit sont dans l’incapacité de se faire refinancer par la banque centrale. En ce temps de crise de devises, c’est pourtant la seule option pour continuer de réaliser les transferts sortants de leurs clients.

Des banquiers camerounais sont en colère contre le gouvernement actuel de la Banque des Etats de l’Afrique centrale (Beac). Ils l’ont fait savoir fin février, lors d’une rencontre entre le ministre camerounais de l’Economie et le secteur privé. Le problème: la Beac serait devenue exigeante en matière de couverture en devises des transferts sortants (règlement des importations notamment). De ce fait, leurs clients font désormais la queue pour être servis. La plainte est portée par Alexandre Beziaud et Alphonse Nafack. Les directeurs généraux de Société générale Cameroun et d’Afriland First Bank demandent même à Louis Paul Motaze, alors à la tête de ce département ministériel, de saisir son collègue des Finances pour qu’il adresse une requête à la Beac afin qu’elle lâche un peu du lest.
Mais, cette accusation contre la banque centrale devant le patronat est un écran de fumée pour brouiller leurs responsabilités dans l’engorgement actuel des transferts émis. «Le problème n’est pas la rigueur de la banque centrale», estime Isaac Pone. Cet ancien cadre d’Afriland First Bank a notamment travaillé au financement du commerce extérieur. Et pour lui, le mal viendrait plutôt de «la rareté des devises auprès des banques commerciales».
Refinancement
A en croire celui qui trône désormais à la tête de Pro-Invest Cameroun (bureau d’assistance technique et d’accompagnement stratégique), du fait de la crise des matières premières (notamment du pétrole), les établissements de crédit «ne reçoivent plus assez de transferts issus des opérations d’exportations, et par conséquent sont de plus en plus en situation de déficit de liquidités en devises auprès de leurs différents correspondants à l’étranger». Selon Isaac Pone, c’est «cette situation de déficit de temps en temps très marquée» qui «génère une file d’attente dans l’exécution des transferts émis». A tel point qu’une nouvelle commission de transaction (dite commission de liquidité), variant chaque jour en fonction de la disponibilité ou pas des devises chez les correspondants, a été instaurée.
Isaac Pone, ancien cadre d’Afriland First Bank :«la banque centrale assure le refinancement en devises des importations qui se sont dénouées conformément à la réglementation de change»
A la lecture de la règlementation de change, les opérations de transferts sont effectuées par les banques. Pour le règlement des importations, ces dernières saisissent leur correspondant dans le pays de l’exportateur pour que celui-ci soit payé en devises contre le francs CFA reçu de l’importateur. Mais, lorsque leurs positions extérieures sont déficitaires comme c’est le cas en ce moment, possibilité leur est donnée de se retourner vers la Beac pour obtenir un refinancement en devises afin de continuer de servir les usagers.
Le hic c’est que nombre de banques peinent à remplir les conditions exigées pour cette opération à savoir: prouver que les importations pour lesquelles elles sollicitent un refinancement se sont déroulées conformément à la règlementation de change. Car, comme l’explique l’ancien cadre d’Afriland First Bank, «la banque centrale assure le refinancement en devises des importations qui se sont dénouées conformément à la réglementation de change». Conscientes de la situation, elles se défoncent sur la banque centrale pour ne pas perdre la face devant leurs clients.
Fraude
Interpelé sur la question, le 21 mars dernier, à l’issue du dernier Comité de politique monétaire (CPM), le gouverneur de la Beac a été formel: «il n’y a absolument aucune contrainte supplémentaire aux règles déjà en vigueur». «Tout ce que la banque (centrale NDLR) fait c’est de s’assurer que la conformité à la règlementation de change est remplie».
Pour cela, explique Abbas Mahamat Tolli, «nous demandons aux agents économiques et en particulier aux banques qui exécutent ces opérations, de fournir un certain nombre d’éléments d’appréciation de ces transferts. Ce sont des précautions qui existaient déjà sur le plan réglementaire, et qui n’étaient pas souvent appliquées avec rigueur, et c’est tout ce que nos services essayent de faire désormais». «Lorsque les importations sont codées, toute la documentation nécessaire fournie à la banque centrale à temps, les opérations se font de façon rapide», renchérit le Tchadien.
Abbas Mahamat Tolli, gouverneur de la Beac: «En 2016, seulement 2% de demandes d’importation avaient été rejetées. En 2017, nous sommes à 37%»
En fait, beaucoup d’opérations de transferts sortants sont en réalité des sorties spéculatives de capitaux, avait déjà indiqué le gouverneur lors d’un échange avec la presse au sortir du denier CPM de l’année 2017. «C’est-à-dire des situations où des gens viennent déclarer vouloir importer des choses, que l’on autorise mais qu’on ne retrouve pas dans les données du commerce international ;donc se sont déroulés en violation de la règlementation de change», expliquait celui qui est par ailleurs le président du Comité de politique monétaire.
Et «pour la plupart des cas, avec la complicité des banques qui ont pourtant la responsabilité de veiller à la conformité de ces opérations aux risques d’amandes», accuse un ancien banquier. Tout au long de sa carrière, l’homme avoue avoir eu à faire à des importateurs fraudeurs. «J’en ai vus qui avaient deux déclarations d’importation. Une pour le ministère des Finances et une autre au montant beaucoup plus élevé pour la banque», affirme-t-il.
C’est contre ces pratiques que la Beac dit se battre. Une lutte qui fournit d’ailleurs déjà des résultats. «En 2016, seulement 2% de demandes d’importation avaient été rejetées. En 2017, nous sommes à 37%», se réjouit Abbas Mahamat Tolli. «Ce qui suppose que par le passé, les contrôles n’étaient pas aussi stricts que maintenant», ajoute-t-il avant de promettre: «Nous allons maintenir cette vigilance». Aux banques de jouer leur rôle pour ne pas pénaliser les opérateurs économiques honnêtes.
Aboudi Ottou
Isaac Pone
«Le problème n’est pas la rigueur de la banque centrale»
Cet ancien banquier, aujourd’hui consultant en montage de projets et en financement structurant, trône à la tête de Pro-Invest Cameroun, un bureau d’assistance technique et d’accompagnement stratégique. Du haut de son expérience à Afriland First Bank, où il s’est notamment occupé du financement du commerce extérieur, le Camerounais éclaire sur les responsabilités dans l’engorgement actuel du règlement des importations.
Quel rôle joue la banque centrale dans le processus de paiement des importations?
La banque centrale joue un rôle indirect dans les opérations d’importation, elle intervient plutôt auprès des banques commerciales pour assurer le refinancement en devises des importations qui se sont dénouées conformément à la réglementation des changes.
Pourtant, au mois de février dernier, lors d’une rencontre entre le ministre de l’Economie et le secteur privé, des responsables des banques se sont plaints de ce que la Beac soit devenue exigeante en matière de couverture en devises des transferts sortants. Et que, de ce fait, leurs clients font désormais la queue pour être servis. A votre avis, quel est le problème ?
A mon avis, le problème n’est pas la rigueur de la banque centrale, car elle l’a toujours été ; mais plutôt la rareté des devises auprès des banques commerciales, qui ne reçoivent plus assez de transferts issus des opérations d’exportations, et par conséquent, sont de plus en plus en situation de déficit de liquidités en devises auprès de leurs différents correspondants à l’étranger. Cette situation de déficit de temps en temps très marquée, a d’une part, entrainé l’introduction d’une nouvelle commission de transaction dite commission de liquidité, qui varie chaque jour en fonction de la disponibilité ou pas des devises chez les correspondants, et d’autre part génère une file d’attente dans l’exécution des transferts émis.
De son côté la Banque centrale répond qu’elle ne fait rien de plus que d’appliquer avec rigueur la réglementation sur le change. Elle indique par ailleurs que cette vigilance lui a permis de limiter les transferts spéculatifs. Cet argument est-il recevable ?
Cet argument est essentiel pour apprécier la gravité de la situation. En effet, lorsque la banque commerciale ne soumet pas un dossier d’importation au refinancement en devises, la banque centrale n’a aucun moyen pour apprécier en temps opportun la conformité à la règlementation des changes des opérations effectuées. Pourtant actuellement, le déficit de devises dans les banques commerciales les oblige à se retourner vers la banque centrale, ainsi, cette dernière reçoit une masse de plus en plus importante de demande de refinancement, ce qui lui permet d’avoir une appréciation beaucoup plus vraisemblable sur la qualité des transferts.
Quels types d’impacts les sorties illégales de fonds ont sur l’économie du Cameroun et de la sous-région ?
En considérant les sorties illégales de fonds comme de la fuite de capitaux, nous pensons que l’impact de la fuite des capitaux sur l’économie locale peut être analysé sous deux angles différents. D’abord, sur le plan économique, ces ressources financières qui ont quitté le Cameroun, pourraient participer au financement de l’économie nationale. Le circuit bancaire camerounais pouvait utiliser ces ressources pour financer les entreprises, les investissements, les besoins de l’Etat qui émet, souvent, des bons du trésor et des obligations.
En outre, ces fonds envoyés dans des paradis fiscaux diminuent les capacités de ressources financières de l’Etat. Ce qui fait que l’Etat est obligé d’aller emprunter ou demander des ressources ailleurs comme sur les marchés financiers. Avec ces ressources, on pourrait créer des emplois et par ricochet des richesses.
L’autre conséquence que pourrait entrainer la fuite des capitaux sur le plan économique, c’est la perte de marge importante sur les recettes fiscales. S’il y a moins de collecte de taxes et d’impôts sur les avoirs des citoyens, cela peut grever les caisses de l’Etat qui voit ses recettes baisser.
Sur une échelle communautaire et vu sur le plan monétaire, ces capitaux qui quittent le Cameroun, le Gabon, la Guinée Equatoriale, etc., diminuent la masse monétaire en circulation dans l’espace Cemac. Et cela affaiblit le marché financier de la zone. Du coup, les bourses de valeurs mobilières (Libreville et Douala) peine à satisfaire les besoins de financement des entreprises ou des Etats qui émettent des titres.
Interview réalisée par AO