Ki-Zerbo, l’homme qui refusait que les Africains dorment sur la natte des autres

Max Weber conseille aux intellectuels de ne pas se mêler de la politique. Ki-Zerbo, lui, descendra dans l’arène politique, non pour s’enrichir avec les deniers publics, mais dans le seul but de changer le cours des choses.

Né le 21 juin 1922 en pays samo (dans l’ex-Haute Volta), Joseph Ki-Zerbo commence l’école primaire et secondaire au Sénégal. En 1949, après l’obtention du baccalauréat à Bamako, il intègre la Sorbonne où il étudie l’histoire. Il suit en même temps les cours de l’Institut d’études politiques de Paris. En 1956, il devient le premier Africain agrégé d’histoire. À Paris, il côtoie la plupart des intellectuels africains d’avant-garde, ceux qui luttent pour la décolonisation du continent noir. Certains comme Cheikh Hamidou Kane et Mamadou Dia (Sénégal), Albert Tévoédjrè (Dahomey), Georges Ngango (Cameroun) et Joachim Bony (Côte d’Ivoire) deviendront ses amis. Il milite naturellement dans la puissante fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). Ses études terminées, Ki-Zerbo enseigne l’histoire à Orléans, à Paris, puis à Dakar en tant que citoyen français. Les Africains nés avant les “indépendances africaines” étaient des citoyens français. En octobre 1965, il est nommé inspecteur d’académie et directeur général de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports. De 1968 à 1973, il dispense des cours à l’université de Ouagadougou. Co-fondateur du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (CAMES) qui prône une autonomie des pays africains au plan académique, il en sera le secrétaire général, de 1967 à 1979. De 1972 à 1978, il est membre du conseil exécutif de l’UNESCO. C’est à ce titre qu’il collabore à la publication d’une histoire générale de l’Afrique. Le Centre d’études pour le développement africain (CEDA) est porté sur les fonts baptismaux en 1980.

Après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo (le 13 décembre 1998), il prend une part active à la constitution du collectif des organisations démocratiques de masse et des partis politiques. Regroupant des partis d’opposition et des organisations de la société civile, ce collectif lutte contre l’impunité des crimes politiques et économiques perpétrés dans le pays. Si Ki-Zerbo ne rate aucune manifestation de protestation, malgré son âge, c’est parce qu’il a été choqué par l’assassinat de Norbert Zongo qui enquêtait sur la mort de David Ouédraogo, le chauffeur de François Compaoré, frère du dictateur Blaise Compaoré l’a autant
indigné que les exactions du colonialisme.

L’exil dakarois

Ne sachant pas à quelle sauce ils pourraient être mangés par le nouveau pouvoir, Joseph Ki-Zerbo et son épouse malienne Jacqueline s’exilent au Sénégal en 1983. L’exil durera 9 ans. En leur absence, leur bibliothèque, riche de plus de dix mille ouvrages, est mise à sac. Difficile de savoir si c’est un coup du Conseil national de la révolution (CNR) qui était pour une rupture totale avec l’héritage colonial et pour une transformation radicale de la société. En 1985, certains de ses collaborateurs sont arrêtés pendant que Ki-Zerbo est condamné par contumace par un tribunal populaire révolutionnaire à 2 ans de détention. De plus, il doit payer une forte amende pour “fraude fiscale”. Il bénéficiera d’un non-lieu après son retour d’exil. Pendant son exil dakarois, Ki-Zerbo fonde le Centre de recherche pour le développement endogène (CRDE), enseigne à l’université Cheikh Anta Diop et poursuit ses recherches sur le développement endogène à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN).

L’engagement politique

Le sociologue allemand Max Weber conseille aux intellectuels de ne pas se mêler de la politique parce que les vertus du politique ne sont pas, selon lui, compatibles avec celles du savant (cf. Le savant et le politique, Paris, Union générale d’Éditions, 1963). Joseph Ki-Zerbo, lui, descendra dans l’arène politique, non pour s’enrichir avec les deniers publics, mais dans le seul but de changer le cours des choses. Pour cela, il crée en 1957 le Mouvement de libération nationale (MLN) favorable à l’indépendance immédiate et à la formation des États-Unis d’Afrique. Le manifeste de ce parti sera présenté à Kwame Nkrumah dont le pays vient d’accéder à l’indépendance. Les militants du MLN viennent majoritairement des syndicats, de l’enseignement et de la paysannerie. Le MLN joue un rôle important dans l’organisation du mouvement populaire qui, le 3 janvier 1966, chasse le président Maurice Yaméogo du pouvoir. L’Union progressiste voltaïque (UPV) voit le jour en 1974. Le Parti pour la démocratie et le progrès (PDP), d’obédience socialiste, est fondé en 1993. Pierre-Claver Damiba, Aimé Damiba, Henri Guissou, Alexandre Sawadogo et Bruno Ilboudo, qui sont des catholiques de gauche comme lui, font partie des personnes recrutées par Ki-Zerbo dans le nouveau parti.

Panafricaniste convaincu

1) Sa femme, qu’il rencontre au cours d’une mission à Bamako et avec laquelle il aura 3 garçons et 2 filles, était du Mali.
2) La Guinée était le seul pays de l’Afrique occidentale française à exiger une indépendance immédiate. Elle vote donc le non au referendum du 28 septembre 1958 sur la communauté franco-africaine. À la demande de Sékou Touré, Joseph et Jacqueline Ki-Zerbo se rendent alors à Conakry. Ils y trouvent d’autres panafricanistes tels que l’Ivoirien Harris Memel Fotê ou le Camerounais Kapet de Bana. Tous doivent remplacer les enseignants français rappelés par Paris. Pour les Ki-Zerbo, il s’agit non seulement de se solidariser avec la Guinée abandonnée du jour au lendemain pour son refus de continuer à dépendre de la France mais de concrétiser leur panafricanisme. N’est-il pas vrai que l’amour se manifeste plus dans les actes que dans les discours? C’est en 1960 que Joseph Ki-Zerbo retournera en Haute-Volta.

Reconnaissance internationale

En 1997, Ki-Zerbo obtient le prix Nobel alternatif pour ses recherches sur des modèles originaux de développement. Le prix Nobel alternatif est décerné à des personnes qui s’efforcent de trouver des solutions pratiques et exemplaires aux questions liées à la protection de l’environnement, au développement, aux droits de l’homme ou à la paix. En 2000, il reçoit le prix Kadhafi des droits de l’homme et des peuples. Le titre de docteur honoris causa lui est attribué en 2001 par l’université de Padoue (Italie).

Ses idées phares

Loin d’être neutres, les techniques portent la vision du monde de l’Occident.

Nous devons être des conquérants de l’esprit scientifique comme Prométhée qui vola le feu des dieux (il déroba la connaissance à Héphaïstos, le dieu du feu, de la forge et de la métallurgie ; la sagesse à Athéna, la déesse de la sagesse).

Nous devons apprendre à écrire et à étudier dans nos langues. Dans les cultures africaines se trouvent depuis toujours les ferments d’une autre société. Il faut partir des traditions pour penser et construire l’avenir.

Chaque génération a des pyramides à bâtir.

La tradition orale fait partie des sources de l’histoire africaine.

Les premiers humains, qui ont inventé la position debout, la parole, l’art, la religion, le feu, les premiers outils, les premiers habitats, les premières cultures, ne sont pas hors de l’histoire.

L’esclavage et la traite des Noirs sont des crimes contre l’humanité et il est normal que l’Afrique soit dédommagée pour ces crimes contre l’humanité.

On ne développe pas mais on se développe. Le développement est donc endogène. Il doit s’appuyer sur la culture qui vient avant les ressources naturelles et tenir compte des valeurs écologiques et sociales. Ce n’est pas une course de vitesse, mais plutôt une progression adaptée à nos besoins. Il ne s’agit pas de rattraper le retard technologique de l’Europe.

Toutes les étapes de la vie étaient marquées par des réunions. Il y avait un débat permanent, il y avait l’arbre à palabre où chacun avait non seulement la liberté d’expression mais l’obligation de dire ce qu’il pense.

C’est un abus de langage que de parler de pays francophones, anglophones ou lusophones dans la mesure où 80% de la population africaine ne parlent pas les langues étrangères que sont le français, l’anglais et le portugais.

“Si nous nous couchons, nous sommes morts”. Ce slogan signifie, d’une part, que les Africains n’ont pas le droit de trembler ni de s’aplatir devant qui que ce soit. D’autre part, il les invite à travailler avec acharnement car seul le travail produit la richesse qui, elle, assure le respect et l’indépendance.

Publications :

Le monde africain noir : histoire et civilisation’, Paris, Éd. Hatier, 1964.

Histoire de l’Afrique noire’, Paris, Éd. Hatier, 1972. Ce volume montre que l’Afrique avait atteint un haut niveau de développement politique, social et culturel avant la traite des esclaves et la colonisation.

Anthologie des grands textes de l’humanité sur les rapports entre l’homme et la nature’ (avec Marie-Josée Beaud-Gambier), Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 1992.

Éduquer ou périr’, Paris, L’Harmattan, 1990.

‘La Natte des autres. Pour un développement endogène’, Paris, Karthala, 1991. Pour Ki-Zerbo, dormir sur la natte des autres équivaut à dormir par terre. Pour un “oui” ou un “non”, pour une raison ou une autre, le propriétaire peut à tout moment reprendre sa natte. D’où la nécessité de compter sur nous-mêmes et non sur les autres, d’expérimenter et de construire avec ce que nous possédons au lieu d’importer les modèles politiques, économiques et éducatifs de l’Occident.

À quand l’Afrique ? : Entretien avec René Holenstein’, Paris, Éditions de l’Aube, 2003. Ce livre peut être considéré comme le testament de Joseph Ki-Zerbo, le message qu’il laisse à l’Afrique, trois ans avant sa mort. On y trouve les idées suivantes :

Le 26 décembre 2015, l’université de Ouagadougou est rebaptisée Université Joseph-Ki-Zerbo. Pouvait-on rêver d’un meilleur hommage à cet homme qui voulait que les Africains connaissent leur histoire et se prennent en charge ?

Jean-Claude Djéréké, historien et sociologue panafricain

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