Les 61 ans de nos pseudo-indépendances

Nos grands-parents, qui payèrent un lourd tribut aux travaux forcés, ne désiraient qu’une chose : le départ du colon. Pour eux, la colonisation ne fut jamais une chose positive, contrairement à certains Français qui n’attendent que la gratitude et les remerciements des Africains parce que leurs ancêtres auraient créé, en Afrique, des routes, écoles, dispensaires et chemins de fer. Or “ce qui se fait pour nous, sans nous, est fait contre nous” (Nelson Mandela).

Jean-Claude Djereke

Les chemins de fer n’ont profité au colonisé qu’après coup. Ils étaient construits au départ dans l’intérêt de la Métropole puisqu’ils devaient permettre de transporter le cacao, le café et le coton des plantations au port d’où ils devaient gagner la France. On peut en dire autant de l’école. Si elle avait été voulue pour le bien des indigènes, le colon aurait privilégié, non pas la production hâtive d’enseignants et d’interprètes, mais la formation de scientifiques et de techniciens à qui il aurait appris comment transformer les matières premières, comment produire de l’énergie solaire, etc.

Parce que la colonisation fut saccage de nos cultures, exploitation et chosification du colonisé par le colonisateur, sa fin ne pouvait qu’être célébrée par nos ancêtres. Ceux-ci percevaient l’avènement des indépendances comme une nouvelle page à écrire. Ils espéraient que ces indépendances apporteraient la liberté et la prospérité à tout le monde mais, 61 ans après, grande est la désillusion de leurs enfants et petits-enfants car on est très loin du bond qualitatif escompté. En effet, l’agriculture, sur laquelle reposerait le succès de certains pays, n’a jamais été motorisée ; les travaux champêtres se font toujours avec la machette ou la daba ; ceux qui ont étudié à l’école occidentale n’ont jamais été capables de fabriquer un vélo ou une aiguille ; quand une machine tombe en panne, il faut payer le billet d’avion, aller-retour, du Blanc pour qu’il vienne la réparer ; dans l’administration comme à l’école, on n’utilise que les langues du Blanc. Certains Nègres sont fiers de faire leur thèse sur les penseurs occidentaux, oubliant que ces penseurs ont réfléchi et écrit sur les problèmes de leur temps et milieu. Ils sont heureux de citer Gérard Genette, Emmanuel Kant, Émile Durkheim, Kelsen Hans, John Maynard Keynes mais ils ont honte de parler des travaux de Tchundjang Pouemi, de Jean-Marie Adiaffi, de Mongo Beti, de Cheikh Anta Diop, de Ngugi Wa Thiong’o ou de Joseph Ki-Zerbo. Ces “peaux noires, masques blancs” ont oublié que s’ouvrir à l’extérieur ne signifie pas nécessairement se renier, que “rien n’est plus aliénant qu’une image de soi et de sa place dans le monde qui se nourrit des désirs et du discours des autres” (Aminata Traoré) et que “ce n’est qu’en enfonçant ses racines dans la terre nourricière que l’arbre s’élève vers le ciel” (Birago Diop). Dans d’autres domaines, les choses se sont carrément empirées : les hôpitaux, où il faut payer avant d’être consulté et soigné, sont devenus des mouroirs, les Houphouëtistes n’ont pas empêché que les grandes écoles et avenues de Yamoussoukro tombent en ruine ; les internats n’existent plus et peu de nouveaux collèges ont été ajoutés à ceux laissés par le colon.

Celui-ci s’entend bien avec les nouveaux dirigeants dont les biens mal acquis (propriétés, voitures luxueuses, comptes bancaires) en France se chiffreraient en centaines de millions d’euros, si l’on en croit l’enquête de Fabrice Arfi de ‘Mediapart’. L’Algérie aurait déjà récupéré une bonne partie de ces biens mal acquis. “Nous te laissons déposer ici l’argent volé à ton peuple. Tu nous en donnes un peu pour nos campagnes électorales et nous ferons tout pour que tu conserves le pouvoir dans ton pays. Tant que tu sers nos intérêts, tant que tu es favorable au franc CFA et au maintien de nos bases militaires en Afrique, tu peux te soigner ici avec ta famille, tu peux même briguer un troisième mandat”, voilà comment raisonnent les successeurs du colon quand ils s’adressent à nos pantins de présidents et voilà qui montre que la France est toujours parmi nous, avec nous et contre nous.

Pourquoi ne s’en alla-t-elle jamais ? Pourquoi s’agrippe-t-elle tant à nos pays ? Pourquoi refuse-t-elle de nous lâcher ? Parce qu’elle deviendrait rapidement plus pauvre que le Portugal dont les ressortissants sont désormais obligés d’aller chercher du travail à Luanda. Pour survivre, pour faire partie des grandes nations, la France a besoin de mettre à la tête de nos pays des hommes de paille, des béni-oui-oui, dont la mission première est de l’aider à piller nos richesses. Les insoumis comme Um Nyobè, Olympio, Sankara ou Modibo Keïta furent assassinés ou renversés avec l’aide de certains Africains indignes et stupides. Ainsi fonctionne la fameuse Françafrique dont le Togolais Kofi Yamgnane semble avoir donné la meilleure définition lorsqu’il parle de “relations bilatérales incestueuses entre certains chefs d’État africains et le chef de l’État français, relations qui présentent de multiples facettes : le soutien ou la tolérance vis-à-vis de régimes politiques dictatoriaux, parfois installés par le gouvernement français lui-même, malgré le rejet de la majorité des habitants ; les circuits mafieux d’argent ; le déni de l’Histoire; des politiques de solidarité qui s’effritent ; des interventions militaires improvisées et l’absence totale de respect des peuples africains et de leurs dirigeants” (cf. ‘Afrique. Introuvable démocratie’, Paris, Éditions Dialogue, 2013).

Cette histoire de “Je pars mais je continue à agir dans vos pays à travers mes marionnettes” dure depuis 61 ans. Et aucun changement positif n’est intervenu dans la vie des populations. En revanche, les pseudo-indépendances ont enrichi la France et ses esclaves. Et cette richesse gagnée sur le dos du peuple donne à ces derniers l’illusion qu’ils sont importants et qu’ils ont réussi. Or peut-on fanfaronner, se pavaner dans de grosses cylindrées, se donner des titres, quand tout vous échappe et que ce sont d’autres, l’ancien colonisateur en l’occurence, qui contrôlent votre économie, votre monnaie, votre santé, votre éducation, votre armée et même votre politique ?

Non, nos pays ne sont pas encore indépendants et seuls des inconscients peuvent danser et se réjouir le jour où un certain Charles de Gaulle nous octroya ces fausses indépendances car être indépendant, c’est avoir la liberté de nouer des relations avec qui on veut, disposer de sa propre monnaie, ne pas avoir une armée étrangère sur son sol, décider par soi-même et pour soi-même. Certains soutiennent que, en 1960, nous avons arraché l’indépendance politique. Ce n’est pas vrai pour tous les individus qu’on appelle abusivement “pères de la nation”. Hormis Ahmed Sékou Touré qui refusa que la France continue à contrôler la Guinée, les autres ne voulaient pas couper le cordon ombilical avec la France. Senghor, l’un d’entre eux, était ouvertement hostile à l’indépendance comme le montre bien son discours de 1950 au Parlement européen de Strasbourg : “Au siècle polytechnique de la bombe atomique, le nationalisme apparaît dépassé et l’indépendance n’est qu’une illusion.” En 1956, il récidive en affirmant que “parler d’indépendance, c’est raisonner la tête en bas et les pieds en l’air, ce n’est pas raisonner, c’est poser un faux débat” (cf. Marcien Towa, ‘Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude ?’, Yaoundé, CLE, 1971).

“Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir”, disait Frantz Fanon qui, avant Jacob Desvarieux et Kassav’, avait jeté un pont entre les Antilles et l’Afrique. Arracher la vraie indépendance, laquelle indépendance devrait rimer avec responsabilité et amour de la patrie, telle est peut-être la mission de notre génération. Pour réussir une telle mission, il est nécessaire que les souverainistes africains soient clairs, vrais et conséquents avec eux-mêmes. Cela veut dire rompre avec la duplicité, la naïveté et l’amusement sans fin, s’occuper vraiment du peuple en mettant à sa disposition les infrastructures les plus élémentaires, s’appuyer comme la Centrafrique sur un allié fort et craint pour se débarrasser de ceux qui nous pourrissent la vie depuis 1960. Le peuple n’accordera sa confiance qu’aux leaders qui auront compris que les discours sur l’indépendance réelle doivent être toujours en accord avec les actes.
Jean-Claude DJEREKE

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