PANORAMAPORTRAIT DÉCOUVERTE

Kyé-Ossi/Ebibeyin : dans les circuits formels et informels de circulation des marchandises

Acteurs, produits, coûts, destinations et risques d’une activité licite et illicite. Voyage-découverte avec des collégiens et lycéens, reconvertis en passeurs le temps des vacances scolaires.

 

À 6h précises du matin, Arouna est déjà en train d’empaqueter des colis au marché de Kyé-Ossi dans le département de la Vallée-du-Ntem, dans la région du Sud au Cameroun. Élève en classe de Première littéraire au lycée bilingue de la ville frontalière à la Guinée Équatoriale, il est un passeur «attitré et professionnel». En ce début de matinée, Arouna est un peu stressé. «J’ai quatre clientes à livrer… Et je dois le faire avant midi», avoue-t-il. Rapidité et précision sont au rendez-vous dans l’emballage des colis. Le jeune passeur tient lui-même à constituer «cinq colis en tout pour un seul voyage», sous le regard neutre de «sa cliente». Et selon le jeune lycéen, «la grosseur du colis est déterminante au niveau des contrôles. Plus le colis est gros, plus les contrôleurs vont demander beaucoup d’argent à la frontière».

Le traintrain quotidien des passeurs à la frontière (à la chaîne)

La «cliente» d’Arouna, Bill, veut faire entrer en Guinée Équatoriale de la tomate, du poivron, des condiments, de l’oignon, de l’ail et des prunes. Les colis sont prêts. L’Équato-Guinéenne et le passeur s’entretiennent sur le prix «des transports» des bagages. «Au niveau des contrôles, on ne connaît pas ma cliente. C’est moi qu’on connaît… et c’est moi qui dois négocier avec les contrôleurs à la frontière», dévoile Arouna. Il ajoute que «sa cliente» «passe à la frontière comme une simple citoyenne en présentant uniquement sa carte d’identité». Ayant reçu le montant nécessaire pour faire «traverser» les colis de Bill, Arouna rassemble «les éléments» de son équipe. Quelques recommandations passées à «ses gars», les passeurs se lancent à la frontière entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale avec les bagages de l’Équato-Guinéenne.

Élèves-passeurs
L’équipe de passeurs d’Arouna est généralement constituée de «cinq à six gars honnêtes, actifs, vaillants et forts», souligne-t-il. Dans le répertoire de son téléphone, y sont enregistrés des «numéros de téléphones des camarades, des amis et des frères», tous des élèves. Ces jeunes passeurs sont élèves au lycée bilingue, au lycée technique, aux collèges Monseigneur Nkou, Darou Salam et El Shadaï de Kyé-Ossi. Le plus jeune a à peine 13 ans. Fidelis, élève au Lycée technique de Kyé-Ossi, est à ses débuts dans cette activité. C’est d’ailleurs la raison qui pousse les autres passeurs de l’équipe d’Arouna à vouloir le mettre de côté. «Il n’est pas rapide, il va nous ralentir… et le chemin que nous allons emprunter est un peu long», se plaignent-ils. Le jeune voisin du chef passeur s’oppose vaillamment en accaparant un ballot de poivron: «vous mentez! Je pars avec vous!… Je peux faire le voyage…». Une dispute éclate par la suite. Arouna demande à ses compères de ne pas « gêner son petit voisin»: «ce sont les vacances, la rentrée approche… On doit aussi l’aider!» «La préparation de la prochaine rentrée scolaire étant l’objectif de ce travail». Arouna, élève en classe de Première, se porte garant du colis de son jeune voisin. Des instructions sont dictées aux autres élèves-passeurs pour que le colis de Fidelis arrive à Elén-Assi (quartier d’Ebibeyin). Puis, Arouna élabore rapidement un plan avec Kennedy, un camarade de classe: «Mon petit! Fais des efforts pour qu’on arrive au contrôle des militaires camerounais… Là-bas, tu pourras te reposer. Tu vas encore te reposer au contrôle des militaires équato-guinéens. Une fois de l’autre côté, tu pourras te reposer au grand prunier et nous attendre. Nous autres, nous allons continuer. Kennedy et moi, on va s’arrêter au grand palmier où il va me décharger, et je vais retourner chercher le petit avec son bagage. Ensuite, on viendra retrouver Kennedy pour repartir tous ensemble…»
Le même scénario va se répéter au niveau de trois autres endroits distincts: «au niveau du grand prunier, au niveau de la motte de terre et au niveau du goyavier» en terre équato-guinéenne. Kennedy et Arouna, à tour de rôle, vont aider «le petit frère qui aura son argent» intact à la fin du voyage.

Transactions
Les transactions des biens et des personnes empruntent plusieurs voies d’accès au niveau de la frontière: à «La chaîne», en brousse et au «Port». «La chaîne» est la frontière officielle où se passent les échanges quotidiens entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale. «Il y a quelques mois, tout accès à «la chaîne» était interdit à cause des événements majeurs comme le Covid-19 et les élections en Guinée Équatoriale», raconte Bill. De nos jours, toutes les formes de complications ont été presque levées à «La chaîne». En semaine, ce sont les commerçants qui ont plus de chance de passer la frontière. L’Équato-Guinéenne en est d’ailleurs le témoignage, car elle est vient régulièrement au Cameroun. La commerçante vient au marché de Kyé-Ossi pour se ravitailler deux fois par semaine au moins en produits vivriers, pour aller les revendre en détail à Ebibeyin.

Pour passer «La chaîne», «il faut laisser sa carte d’identité et avoir des preuves qu’on va au Cameroun juste pour faire des achats», dévoile la jeune dame. Elle avoue également que des Camerounais qui veulent aller faire des achats ou rendre visite à des proches à Ebibeyin procèdent de la même manière. Ils vont se ravitailler en vin, en whisky, en huile raffinée, en boîtes de conserve, en friandises… Le weekend, entre 6h et 18h, «tout le monde peut passer, mais en présentant une pièce d’identité», nous rassure une Camerounaise qui vit à Ebibeyin et qui travaille dans un supermarché de la place. Elle avoue que tous les deux samedis, après le travail, elle passe la frontière pour rendre visite à ses enfants en vacances à Yaoundé dans la capitale camerounaise.

«Onu»
Les passeurs comme Arouna s’arrêtent au niveau de l’«Onu». C’est une ligne d’environ deux mètres de largeur qui sert de zone tampon entre le Cameroun et la Guinée Équatoriale. «Ici, si un Équato-Guinéen me touche, ce n’est qu’à l’Onu [Organisation des Nations unies, ndlr] qu’on ira résoudre ce problème», ricane le passeur. C’est donc depuis l’«Onu» que le passeur se retrouve avec son confrère équato-guinéen pour l’échange des colis. Le jeune lycéen camerounais lui passe tous les bagages de Bill, la commerçante, et l’Équato-Guinéen à son tour se charge, avec ses amis, de transporter tous les bagages à plus d’une centaine de mètres de l’autre côté de la frontière. Bagages qui seront ensuite chargés dans une voiture pour le marché d’Ebibeyin.

Les transactions à «La chaîne» sont plus rapides. Car, après la traversée de la barrière, les personnes et les biens sont embarqués directement par des véhicules. Par contre, en brousse, les passeurs peuvent pénétrer jusqu’à plus de deux kilomètres à l’intérieur de la Guinée Équatoriale. Ils peuvent emprunter plusieurs chemins, entre autres: Elén-Assi, Mbéka, Long métro, Dépôt de sable… Le chemin qu’Arouna emprunte fréquemment est Elén-Assi. «Non seulement, il n’est pas long, sans trop d’obstacles mais également, les militaires camerounais et équato-guinéens me connaissent, et aussi, ils sont constants et on ne les changent pas comme ceux de «La chaîne»». Les commerçants qui vont jusqu’à Malabo ou à Bata préfèrent les chemins Long métro et Dépôt de sable. D’après les dires d’Arouna, «c’est pour échapper facilement à «La policia» en terre guinéenne qui, lorsqu’elle tombe sur des colis, les confisque peu importe la nature». Également, il arrive parfois que des gens rejoignent «librement» les deux pays par la brousse. L’élève du Lycée bilingue de Kyé-Ossi dévoile également qu’«il est plus facile de le faire en se faisant passer pour un passeur…». Mais, une fois de l’autre côté en terre équato-guinéenne, il faut veiller à ne pas se faire arrêter par «La policia».

Valeurs
On ne saurait parler de la circulation des personnes et des biens sans évoquer «l’argent», qui rend possible les transactions. En effet, l’argent est au cœur de toutes les procédures d’échanges entre commerçants, passeurs et contrôleurs. Pour les passeurs, les prix varient en fonction du chemin emprunté. À Elén-Assi et à Mbéka, le sac d’oignon coûte 5000 FCFA, le sac de prune équivaut à 2500 FCFA, un sac de poivron vaut 3000 FCFA, le colis de tomate est estimé à 4500 FCFA… Par contre, sur les chemins de Long métro et Dépôt de sable, les prix connaissent une augmentation de 2000 à 3000 FCFA en comparaison avec les destinations d’Elén-Assi et de Mbéka. Pour passer par la brousse, il faut d’abord payer des frais de passage aux propriétaires terriens de Kyé-Ossi. «Parce qu’ils nous laissent passer derrière leurs maisons et dans leurs champs, nous devons débourser la somme de 500 FCFA par voyage», confie Arouna.

Dans la brousse de Kyé-Ossi, après avoir traversé pentes, marécages, collines ou champs de manioc au petit trot, les bagages sur la tête sur une distance de près d’un kilomètre, les passeurs, tout en sueur et essoufflés, arrivent à un poste de contrôle de l’armée camerounaise. Un arrêt forcé ou du moins, un repos imposé aux élèves-passeurs est observé. Devant une tente en feuilles de palmier, deux militaires contrôlent chaque colis, puis fixent des prix. Ils varient entre 1000 à 3000 FCFA. Les compromis entre le chef passeur, Arouna, et les militaires effectués, les bagages peuvent continuer leur voyage sur le chemin d’Elén-Assi. À peine deux cents mètres, les passeurs sont en alerte… «Voici ce petit palmier qui sert de frontière… On n’est plus au Cameroun, nous voici déjà en Guinée Équatoriale», précise Arouna. Le constat est sans appel: la plupart des passeurs commencent à communiquer en espagnol désormais. Arouna, d’origine bamoun, s’exprime subitement dans la langue fang, la langue locale du peuple fang de Kyé-Ossi et d’Ebibeyin. «Avec les militaires équato-guinéens, on communique soit en langue fang, soit en espagnol… au cas contraire, ils estimeront que vous êtes étranger et vont vous chasser à coup de matraques et de rangers dans le derrière», rigole le lycéen-passeur.

Arrivé au point de contrôle équato-guinéen, les bagages sont passés au peigne fin. Arouna croise les doigts, car à tout moment, les militaires équato-guinéens peuvent lui demander de défaire les colis, s’il y a un moindre doute. L’un des militaires, qui pointe du doigt chaque colis, opère un contrôle méticuleux… lent… et cher… Le chef passeur, lui, communique en espagnol: «tomatès…, pimento…, picanté…». Les prix des colis également fixés et payés, le transport des bagages peut reprendre en plein cœur de la forêt équatoriale pour la destination d’un petit village d’Ebibeyin, «Elén-Assi», où ils devront subir un autre contrôle de gendarmes, de douaniers et de policiers équato-guinéens. En un seul voyage, Arouna peut gagner 5000 FCFA. Ayant à son actif trois clientes, il peut travailler tous les trois jours. Au niveau de «La chaîne», toute personne qui y passe paie 2000 FCFA et les prix des bagages «sont constamment au rabais pour concurrencer la brousse et attirer plus de passeurs», confie Arouna. À chaque contrôle: gendarmerie, police, douane, phytosanitaire et mairie, chaque colis coûte 500 FCFA.

Patrick Landry Amouguy, envoyé spécial à Kyé-Ossi

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