Abbé Lucien Pierre Betene : on savait, mais quoi?
Le prêtre-chanteur raconté par ceux qui l’ont connu.

«Nkukuma David». Le nom de cette chorale créée il y a 53 ans suggère spontanément l’idée d’un chant stylistiquement défini, immuable dans sa traversée du temps, identique dans la forme et dans la manière de le chanter. Puisant dans les traditions musicales du Cameroun, sa prospérité est due au dévouement d’un homme : Lucien Pierre Betene. «Cette chorale a sa manière propre de permettre aux mots de prendre chair dans le gosier du chanteur et le tympan de l’auditeur. Elle illustre le chemin spirituel accompli par ce prêtre», souligne Mgr Samuel Kleda. Le constat que fait l’archevêque métropolitain de Douala ce 1er août 2023 n’est pas nouveau. Il a été fait depuis des années, par le pape Jean-Paul II, lors de sa visite au Cameroun en août 1985. Fasciné par le mélisme, le rythme, le lien parole/musique et l’attitude vocale de «Nkukuma David», le souverain pontife dit avoir «découvert l’intelligence et la profondeur de la foi dans ce qu’elle a de plus délectable». «Et avec ça, s’exclama Jean-Paul II, le chant liturgique devient ce qu’il aurait toujours dû être : le lieu d’une expérience spirituelle, individuelle et collective».
«Sacerdoce liturgique»
En s’attardant sur sa profondeur, le propos papal dirige le regard vers Lucien Pierre Betene. Au compteur de ce dernier, plus de 50 ans au service de Dieu et de l’Église catholique romaine. «Il a su faire prendre conscience au peuple chrétien du Cameroun que le chant liturgique ne faisait pas de lui un peuple à part, mais un peuple qui prend part», glisse Monseigneur Philippe Ambassa Minfoumou. «L’abbé Lucien Pierre Betene a su allier le plaisir de textes savamment composés et celui de permettre aux mots de prendre chair dans le gosier du chanteur et le tympan de l’auditeur chrétien. Il avait compris l’immense richesse du chant bantou disponible pour le peuple chrétien en quête d’une nouvelle manière de dire sa foi», poursuit le chapelain du pape. Si le chant de Lucien Pierre Betene est donc de nature à susciter la foi, c’est qu’il s’inscrit dans la dynamique et dans les formes de la liturgie chrétienne dont l’homme avait une excellente connaissance. Non seulement parce qu’il était prêtre, mais surtout parce qu’il était artiste. «Il évoluait avec aisance dans la liturgie et dans les règles de ce qui est. Le goût des mots et le goût de la parole de Dieu mêlaient leurs saveurs dans la bouche de Lucien Pierre Betene. Il avait le goût des mots éwondo qu’il saisissait, manipulait, caressait amoureusement, mettait en valeur, aimait pour ce qu’ils sont, dans leur simplicité, ajustait dans leur acception propre et mettait en relation sémantique et sonore avec les autres. L’ensemble était souple et rythmé, avec des formulations compréhensibles à la seule audition», selon l’expression de son ami professeur Jean Paul Messina, laïc catholique et secrétaire général de l’Université catholique d’Afrique centrale (Ucac). «Grand lecteur et traducteur de la Bible, et particulièrement des Psaumes, il jouait son jeu devant Dieu comme David dansait devant l’arche. Se sachant un mot d’amour de Dieu, il utilisait dans ses compositions les mots mêmes de Dieu, qui sont ceux de David, d’Isaïe, de Jérémie, de Matthieu, de Paul, de Jean… Les Livres prophétiques, les Psaumes, les Évangiles et l’Apocalypse étaient ses principales ressources langagières. Il y puisait ses images et son lexique, n’hésitant pas à puiser dans le fonds traditionnel de la musique religieuse et populaire, en la conjuguant à la maestria de ses connaissances spirituelles et théologiques», s’épanche Monseigneur Philippe Ambassa Minfoumou.
Maître
Et lorsqu’on parle de «jeu», celui que menait Lucien Pierre Betene, ordonné prêtre le 6 mars 1971, était consacré essentiellement aux autres. «Il savait bien, en effet, qu’on n’est pas chrétien tout seul, et sa vocation de prêtre faisait de lui tout spécialement un compagnon, un frère», signale Michel Samuel Akamesse, adjoint au maire de la commune d’arrondissement de Yaoundé III. Et d’après le père Janvier Nama (ancien secrétaire à l’éducation de l’archidiocèse de Yaoundé), beaucoup de maîtres-choristes ont été ensemencés par les plus belles trouvailles de Lucien Pierre Betene. «C’était un si grand poète! On ne peut pas avoir travaillé dans son amitié sans être influencé par lui. Il se peut même que j’aie tenté l’une ou l’autre fois d’écrire comme lui, de l’imiter. Il m’influençait par sa juste intelligence du mystère chrétien, sa passion d’écrire, de rendre au chant religieux son rôle de véhicule de la foi, de réveiller les mots endormis de la langue chrétienne, par l’élégance de son écriture, la rigueur toujours cherchée dans la cohérence des images», confirme Jean-Laurent Mekong, président et chef de chœur à la chorale Saint Mathias de Ndangueng (Mefou-et-Afamba).
Répertoire
C’est un travail anonyme dont Lucien Pierre Betene n’aimait pas trop parler. Certains comme l’abbé Benjamin Florentin Ndzomo Mvogo (vicaire de la paroisse Sainte Croix de Minta, diocèse d’Obala), évoquent le souvenir d’ «un homme très discret, à l’heure où les médias inondent le marché de spectacles dont l’un des objectifs est de se mettre à la portée du plus grand nombre pour accroître l’audimat». En ce sens, c’est d’abord sur l’idée de «discrétion» qu’il faut s’arrêter pour faire le point. La chose est d’ailleurs assez facile à comprendre à partir du répertoire laissé par Lucien Pierre Betene. «C’est un catalogue qui ne fonctionne pas à l’économie : «O në mbëñ e, a Maria», «O nyëbëgë a dze a Maria», «Ovuma a Maria», «Mod a nyëbë a dzel! A bëgë mbëmbë foe», ou encore «kudu bi’ ngòl o, kudu bi’ ngòl a nti, engòngòl», entre autres titres disponibles sur la chaîne Youtube portant son nom. «À la dimension de ceux de Pie-Claude Ngumu ou de François-Xavier Amara, c’est un vaste répertoire qui donne envie de chanter à pleine voix la louange de Dieu! C’est un répertoire dans lequel les énergies divines sont au service de la foi, car il conjugue un mystère qui nous dépasse et une véritable connaissance des Écritures, la joie d’un moment de fête et un nécessaire moment de recueillement avec Dieu», résume Monseigneur Philippe Ambassa Minfoumou. «Ce répertoire gagnerait à être mis dans les mains de tous ceux qui veulent expérimenter le chant religieux catholique romain fait au Cameroun», suggère l’abbé Jean Pierre Éric Menounga, prêtre camerounais exerçant dans l’archidiocèse de Montréal (Canada). «Puisse ce répertoire contribuer au grand projet de renouveau pastoral et spirituel et être un compagnon bénéfique de vie chrétienne pour tous les fidèles du pays», appuie l’abbé Augustin Germain Messomo Ateba, curé de la paroisse d’Agen (France).
Trajectoire
Oui, tous parlent de Lucien Pierre Betene. Certes il n’était pas parfait, il n’était qu’humain. Catalogué parmi les plus vieux prêtres catholiques de l’archidiocèse de Yaoundé, «il y avait du Jean Baptiste en lui, le prophète qui enguirlandait le roi Hérode sans façons», souffle l’abbé Benjamin Florentin Ndzomo Mvogo. «Au service des plus pauvres d’entre nous, il n’avait peur de rien. Ni du cynisme des bien-pensants, ni de la couardise des égoïstes. Il fustigeait l’indifférence vis-à-vis de l’autre dont notre société est en train de crever», poursuit le vicaire de la paroisse Sainte Croix de Minta. En ce sens, le profil questions qui surgit aujourd’hui derrière la dépouille de Lucien Pierre Betene reste permanent et prend la couleur de son parcours. Tour à tour, vicaire de la Cathédrale Notre Dame des victoires de Yaoundé après son ordination, curé des paroisses Sacré-Cœur de Mokolo, Saint Pierre de Nkolmeyang, près de 20 ans à la tête de paroisse anglophone Saint Joseph de Mvog-Ada, aumônier militaire, principal du Collège Stoll d’Akono, responsable de service diocésain national et même panafricain, PhD en sciences de l’éducation à l’université de Montréal, le disparu a enregistré quelques acquis qui se révèlent aujourd’hui comme outils de témoignage. C’est le cas de son livre «La force du pardon». Paru en mars 2022, l’ouvrage est l’un des fruits de ses longues années de ministère pastoral dans lequel le défunt prélat se raconte. Morceau choisi : «Pardonnez-moi pour tous mes manquements». Décédé le 1er août 2023 des suites de maladie, l’abbé Pierre Lucien Betene sera inhumé le 23 août prochain.
Jean-René Meva’a Amougou