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«Grand Manu» : La dernière matinée avec l’icône

Coulisses de l’ultime rencontre avec le saxophoniste couronné du prix d’«artiste africain le plus important du siècle» et décédé le 24 mars 2020 à l’âge de 86 ans des suites de coronavirus.

FM 105 Suellaba, dimanche 30 mars 2008. La radio urbaine émettant à partir de Douala veut détourner ses millions d’auditeurs des polémiques nées des «émeutes de la faim». Emmanuel Atangana, présentateur de «Tête d’affiche», l’émission dominicale de débats, entend surprendre tout le monde, y compris ses collaborateurs. Efficace, mais sobre, la mise en scène tient sur une énigme: «Emmanuel reçoit Emmanuel». Aussi abstraite que verticale, la phrase résonne comme une invitation à un voyage radiophonique dans l’inconnu. «Je vous charge de faire, en 3 minutes, le portrait de l’invité à l’antenne! Vous disposez de 20 minutes pour rédiger votre texte!», me dit l’ex-rédacteur-en-chef de la chaîne de proximité.

En entamant une requête pour que soit «au moins dévoilé le nom de l’invité», Manu Dibango débarque, accompagné de Sallé John. Sourire enjôleur, voix de velours, et c’est le saxophoniste qui, bien sûr, parle le plus fort et le plus abondamment, maniant avec aisance l’imparfait du subjonctif et le passé antérieur. De temps en temps, il fredonne une chanson.

Il ne s’agit point de ses propres œuvres, mais des airs d’Ekambi Brillant. Le temps presse. «Maintenant, l’aventure est davantage cérébrale que visuelle. Voilà le grand Manu, vous faites son portrait à l’antenne!», ordonne Emmanuel Atangana. En moi, il y a comme un jeu. Seconde après seconde, les mots se livrent à une compétition sous-jacente où chacun exprime, à sa façon, le comment faire le portrait, le bon portrait de l’artiste.

Jouant les devins, Manu soutient avoir lu mon embarras. «Alors, jeune garçon, fais un truc simple! Tu prends 1933, tu soustrais à 2008 et hop, tu as mon âge. Tu traduis éléphant dans une langue sawa, tu as mon nom. Souviens-toi aussi que nos frères noirs de l’autre côté ont pris quelques notes chez André-Marie Talla et chez moi. Et puis voilà, il y a aussi Francis Bebey et Joseph Kabasélé!», me conseille-t-il. Son énorme rire achève de compléter le tableau.

À l’antenne, il faut rendre cela avec peu de mots et une multitude de petites touches colorées. Voilà le gros du travail, car on est très loin des portraits des amuseurs publics qui peuplent la scène de l’art.

«Papier»
Jingle. Introduction d’Emmanuel Atangana. Place à la rubrique «En un trait comme en mille», consacrée justement au portrait de l’invité. Micro. «Il est reconnu internationalement, sa production musicale parle pour lui. La musique l’a amené en haut de l’affiche. Il compte aujourd’hui parmi les piliers sur lesquels s’est construite la chanson camerounaise. En 1972, grâce à Soul Makossa, il explose comme un volcan souterrain qu’on ne voyait pas. Avec ce titre, il a monopolisé les hit-parades. Avec ce titre, oui avec ce titre, l’homme a obligé le New York Times à le déclarer “artiste africain le plus important du siècle” en 1987. Il fait partie de ce cercle très fermé des créateurs qui ont su traverser toutes les modes et les révolutions musicales, qui ont secoué la planète, sans être obligés de changer ou de modifier leur cap.

On n’oublie pas que Soul Makossa, tiré des détritus folkloriques de la côte camerounaise, a été imité par l’immense Michael Jackson; bel exploit pour quelqu’un qui proclame qu’il est un “musicien d’instinct”. Véritable empereur du showbiz, il a commencé par ne trouver sa place nulle part, excepté dans ses rêves aux côtés de Francis Bebey d’abord et de Joseph Kabasélé ensuite. Oui, le crâne nu de ce Camerounais originaire du Nkam révèle comment la force de la volonté d’un être est capable de déplacer des montagnes, de retourner l’opinion, pour finalement briller.

Cette volonté constante de parvenir, gagner les sommets, rayonner parmi les étoiles et stars de l’époque; en être, toucher du doigt la célébrité; s’en faire une compagne fidèle, tout cela c’est Emmanuel Njocke Dibango alias Manu Dibango. À lui seul, ce nom est un excédent d’énergie généré par un instrument: le saxophone. Malgré les années qui commencent à peser sur ses épaules, la star ne semble jamais vouloir s’arrêter de souffler dans ce bijou inventé par Adolphe Sax. Aujourd’hui, sa voix monte toujours avec force vers les notes élevées du patrimoine mondial. À 65 ans, cet homme, qui aime se montrer tel qu’il est, est notre invité, à la manière de tous ceux qui sont partis de rien et sont devenus quelqu’un, pouvant se regarder dans la glace et se dire que sa vie valait la peine d’être vécue».

«Critiques»
Question d’Emmanuel Atangana: «Grand Manu, es-tu d’accord avec ce portrait?» La réponse du saxo est déclencheur d’émotion dans un studio de la FM 105 Suellaba, plein comme un œuf. «J’ai aimé la chute. Au moins, elle dessine ce qui pourrait être dit quand on ne sera plus là. Vous savez, lorsqu’on consacre une soirée aux artistes disparus, on ne se demande jamais si le programme leur ¬aurait convenu». Là, impossible aussi de faire l’impasse sur sa façon de voir la vie et la mort après tant de succès. «Le succès peut s’expliquer, mais l’échec ne s’excuse pas», avance-t-il. «Quand nous ne serons plus là, en tout cas, les deux vont escorter chacun d’entre nous».

Musique camerounaise
Voici quelqu’un qui refuse de distribuer les bons et mauvais points, même s’il dresse un constat, lourd et grave: «Il n’y a pas une crise dans la musique de notre pays. La situation dans laquelle nous sommes s’est construite lentement, hélas ! (…) L’option n’est pas de savoir si un tel est meilleur ou plus sympathique, si un tel doit s’aligner derrière un tel, ce n’est pas le sujet». En tout cas, la musique, selon lui, devrait éviter la guerre au lieu de l’inventer. «Je ne sauverai pas le monde, mais j’ai de l’espoir pour le futur et surtout dans la jeunesse», confie-t-il. Fidèle à cette logique, Manu pense que «la musique est une histoire humaine entre les gens, les questions, les choix que ça déclenche, avec des issues que l’on n’attend pas forcément. Donc, il faut pencher vers tout ça; car en fait, la suite ne serait qu’un déclin nostalgique au cours duquel nos compatriotes se contenteraient d’écouter des titres musicaux qu’ils connaissent déjà, se cantonnant à un style de musique en particulier. Or un tel comportement est propre à quelques dilettantes, coincés sur l’aspect exotérique ou demeurés à l’âge mental des collégiens (Rires). Mais je pense qu’il faut effrayer les carriéristes, les poseurs et les resquilleurs».

Fin de l’émission. Devant la Maison de la radio arrive un car, chargé de paroissiens. Sitôt descendus, ils reconnaissent Manu et se précipitent tous vers lui pour lui demander des autographes. Dans cette escouade, quelqu’un parle éwondo. Et Manu de lui dire «Motô mô, mboa pô. Ewal’a Mbedi, Mokwel’a Mbedi, Ewond’a Mbedi». Prétexte tout trouvé pour un a capella du titre «Bienvenue, welcome to Cameroon» sorti en 1986. La suite se savoure au rythme de «Sango Yesus Kristo». Au saxo d’agrémenter ce show improvisé.

Jean-René Meva’a Amougou

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