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Dr Edouard Yogo: « le Cameroun vit un moment critique, à la fois périlleux et porteur d’espoir »

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Dr Edouard Yogo

Le géostratège appelle à un discernement politique et civique, dans un contexte où la refondation du pacte politique est devenue l’enjeu.

Après la diffusion des résultats provisoires de l’élection du 12 octobre 2025, alors que les rumeurs annoncent une insurrection généralisée dans le pays, quelle lecture faites-vous de la situation au Cameroun ?

Après la publication des résultats provisoires de l’élection présidentielle du 12 octobre 2025, le Cameroun traverse une phase de tension politique où s’entremêlent incertitude, méfiance et exaspération populaire. Les contestations observées dans plusieurs villes, amplifiées par les réseaux sociaux, témoignent moins d’une insurrection structurée que d’une crise profonde de légitimité institutionnelle. Le fossé entre la parole officielle et la perception populaire ne cesse de s’élargir, révélant une société fatiguée dans un système électoral jugé opaque et verrouillé.

Le malaise actuel dépasse donc la simple question du verdict des urnes. Il traduit un désenchantement quasi-général vis-à-vis d’un modèle politique qui semble résister à toute évolution. Dans un pays où la jeunesse urbaine peine à trouver sa place, où les disparités régionales nourrissent des frustrations accumulées, l’élection devient le catalyseur d’une colère diffuse. Ce climat est d’autant plus inflammable que les restrictions d’accès à l’information, les interpellations et la répression préventive semblent alimenter un sentiment d’étouffement démocratique. Cette situation relève aujourd’hui d’un équilibre instable à savoir, celui d’un État fort, mais contesté, et d’une société résiliente, mais impatiente de changement.

Ce moment post-électoral révèle également la mutation du rapport entre les citoyens et le politique. De plus en plus, les Camerounais, notamment les jeunes urbains, expriment leur désillusion non plus à travers les urnes mais à travers des formes de contestation symbolique, numériques ou culturelles. Cette désinstitutionalisation du politique traduit la tendance vers un divorce latent entre le peuple et ses représentants. Si elle n’est pas comprise et traitée, cette fracture pourrait engendrer un repli identitaire, une violente colère sociale ou une révolte de grande ampleur. Autrement dit, ce qui se joue aujourd’hui n’est pas seulement une crise électorale, mais une crise de confiance dans l’avenir politique du pays.

Avec des foyers de tension observés dans certaines villes du Cameroun, peut-on s’attendre à un renversement du pouvoir tel que vécu dans d’autres pays africains ?

Comparer la situation du Cameroun à celle d’autres pays africains récemment secoués par des transitions forcées, du Mali au Niger, en passant par le Gabon, serait tentant mais imprudent. Les contextes diffèrent fondamentalement. Le Cameroun reste marqué par un appareil d’État centralisé, un maillage administratif dense, et une armée historiquement loyale au pouvoir civil. À cela s’ajoute une opposition fragmentée, souvent en désaccord sur les stratégies et les priorités, ce qui limite la possibilité d’un mouvement unifié capable d’ébranler durablement le système en place.

Toutefois, la lassitude populaire et la montée d’une conscience civique, notamment chez les jeunes générations connectées, peuvent progressivement miner les fondations de la stabilité apparente. Le risque n’est donc pas celui d’un renversement immédiat du pouvoir par la rue ou par la caserne, mais plutôt celui d’un lent effritement de la légitimité politique, à mesure que les institutions cessent d’incarner la volonté nationale. L’histoire africaine récente enseigne que les régimes les plus solides peuvent vaciller lorsqu’ils cessent d’écouter les signaux faibles de la société. Le Cameroun, aujourd’hui, se trouve à ce carrefour ; soit il réinvente son pacte politique, soit il s’expose à une érosion de confiance dont l’issue pourrait être imprévisible.

À cela s’ajoute un facteur régional déterminant. Il s’agit de la contagion des imaginaires politiques. Les récents renversements de régime en Afrique de l’Ouest ont diffusé l’idée qu’un changement par la force ou par la rue peut être une alternative à l’enlisement politique. Cette perception, même si elle ne se traduit pas en actes immédiats, transforme la psychologie collective. Le risque pour le Cameroun n’est pas tant une reproduction mécanique de ces scénarios qu’une perte progressive de la peur du système. Lorsque les citoyens cessent de croire à la réversibilité du pouvoir, le socle de la stabilité devient psychologiquement vulnérable.

Le gouvernement a montré ces dernières semaines sa confiance en la loyauté de l’armée. Doit-on craindre un scénario où l’armée pourrait être utilisée contre la population camerounaise ?

L’armée, bien que loyale au pouvoir, ne doit pas être instrumentalisée contre la population au risque de transformer une crise électorale en crise de régime.  La confiance affichée par le gouvernement dans la loyauté de l’armée relève d’un calcul à la fois politique et psychologique. Elle vise à afficher l’unité pour décourager toute tentation de désobéissance ou de dissidence interne. Cette posture de fermeté, souvent réitérée dans les discours officiels, traduit une volonté de prévenir toute contagion d’instabilité. Néanmoins, elle soulève une inquiétude qui est celle de voir la ligne de démarcation entre maintien de l’ordre et répression politique devenir de plus en plus floue.

L’armée camerounaise, bien que réputée disciplinée, est un corps composite traversé par des clivages régionaux, générationnels et corporatistes. Elle demeure une institution nationale, respectée pour sa contribution à la lutte contre Boko Haram ou les crises internes, mais elle pourrait être fragilisée si elle était instrumentalisée dans un affrontement politique interne. Plus qu’un coup d’État, c’est donc la tentation d’un État sécuritaire qui représente le danger principal, c’est-à-dire, celui d’un pays qui répond à la contestation politique par la force plutôt que par le dialogue. Mais nous n’en sommes pas encore là car tout dépendra de la capacité de cette armée à face à cette situation. De toutes façons, il serait souhaitable de voir l’armée canaliser et organiser les revendications qu’autre chose. L’essentiel c’est de revendiquer si cela s’impose, dans les règles de l’art, de manière structurée, respectueuse des lois et des biens publics.

Historiquement, l’armée camerounaise a joué un rôle d’équilibre dans les moments critiques de la vie nationale. Mais une militarisation excessive de la gestion politique pourrait fragiliser cette image et provoquer des fractures internes. Si les forces armées deviennent le dernier rempart d’un pouvoir contesté, elles porteront une responsabilité qui dépasse la simple discipline hiérarchique, celle de préserver le contrat moral qui les lie à la nation. La loyauté ne devrait pas être comprise comme une obéissance aveugle, mais comme un engagement envers la stabilité, la paix et la justice. C’est cette lecture républicaine du rôle militaire qui devrait guider la conduite des autorités et des commandements.

Face à ce climat d’incertitude qui règne, comment comprendre le silence des partenaires bilatéraux du Cameroun, comme la France qui pourtant s’était montrée très active lors de la crise post-électorale en Côte d’Ivoire entre 2010 et 2011 ?

Toute ingérence, quel que soit le bord, est une épée à double tranchant. Ce serait une erreur stratégique. Le silence relatif des partenaires bilatéraux, en particulier de la France, s’inscrit dans une redéfinition plus large des rapports entre l’Afrique et ses anciens alliés. L’époque des interventions diplomatiques directes semble révolue, remplacée par une posture de prudence et d’observation. Dans un contexte où la présence française est de plus en plus contestée en Afrique francophone, Paris privilégie aujourd’hui la discrétion stratégique à l’ingérence déclarée.

Ce choix, dicté autant par la realpolitik que par la lassitude d’être perçue comme tutrice de l’Afrique, vise à éviter toute récupération politique ou accusation de néocolonialisme. La France, comme d’autres partenaires européens, observe donc le Cameroun avec vigilance, consciente que tout geste trop visible pourrait être mal interprété dans un environnement régional marqué par le rejet des influences extérieures. Le mutisme diplomatique n’est donc pas dans l’indifférence, mais dans l’attente. Une attente de voir si les institutions camerounaises sont capables de surmonter la crise sans basculer dans la confrontation.

Mais il faut aussi comprendre ce silence comme un test. Sans forcer une lecture derrière les rideaux, cette retenue traduit une forme d’épreuve de maturité. Le Cameroun a intérêt à montrer qu’il peut résoudre ses différends par ses propres moyens, et non sous la pression d’acteurs étrangers. Cette posture coïncide d’ailleurs avec une sensibilité de l’opinion nationale avec une partie de la population, bien qu’aspirant à un renouvellement du pouvoir, reste farouchement attachée à l’idée que la solution doit venir de l’intérieur, sans intervention étrangère. Ce silence diplomatique pourrait donc devenir un révélateur du degré d’autonomie politique réelle du Cameroun et de sa capacité à forger une sortie de crise qui lui ressemble, tout en respectant la volonté populaire.

Le Cameroun vit un moment critique, à la fois périlleux et porteur d’espoir. Ce qui se joue dépasse la compétition électorale. Il s’agit de redéfinir la relation entre l’État et ses citoyens. Si la peur, la manipulation et la fermeture demeurent les seuls instruments de gouvernement, la défiance deviendra ingérable. Mais si la transparence des urnes, le dialogue, la lucidité, la non-violence et la justice prévalent, cette crise pourrait devenir un tournant historique vers une gouvernance plus inclusive. Entre continuité et rupture, c’est désormais la qualité du discernement politique, civique et symbolique qui décidera du destin national.

Interview menée par Louise Nsana

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