Depuis que la campagne présidentielle a planté ses tentes sur les rives de la Bénoué, Garoua est devenue le théâtre d’un duel inédit.

Issa Tchiroma Bakary et Bello Bouba Maigari ne s’affrontent plus sur les estrades, mais sur les chiffres. « On dirait deux vieux généraux qui bataillent avec des ordinateurs », raille Baba Hamadou, journaliste local. « Les meetings ? Terminé. Maintenant, c’est le chiffre qui parle. Ici, la chaleur suffocante ne fait pas fondre les ambitions ; elle fait seulement transpirer les pourcentages. Chaque sondage devient une arme, chaque graphique un étendard, et chaque courbe une déclaration de guerre. Ici, on ne mesure pas l’opinion, on la fabrique », soupire Baba Hamadou.
Chaque jour, les tendances se contredisent, les courbes se croisent, les certitudes s’évaporent.
Sur les plateaux de télévisions locales, des experts de toutes les farines se succèdent, armés de graphiques colorés et de phrases prudentes en langue locale : « Selon nos projections, la dynamique est favorable au candidat Tchiroma… »
Entre-temps, affiches et tracts rivalisent d’assurance : « Issa Tchiroma en tête avec 98 % !», crie l’un. « Bello Bouba Maigari 99% », corrige un autre.
D’ordinaire paisibles, les radios de Garoua, se sont transformées en arènes sonores. Le matin, une voix enthousiaste annonce : « Tchiroma mène avec 62 % ! » À peine le café terminé qu’une autre station réplique : « Bello Bouba garde la main avec 59 % ! » Entre les deux, les auditeurs jonglent avec les chiffres comme avec des noix de kola : personne ne sait vraiment qui tient la balle. Sur les réseaux sociaux, c’est la foire aux graphiques bricolés et aux vidéos montées à la hâte. « Ces chiffres tombent comme la pluie, mais on ne sait jamais d’où elle vient », sourit le Pr. Abdoulaye Tamba, sociologue à l’Université de Garoua. « Ils vivent juste le temps d’enflammer un meeting. »
Les instituts improvisés se multiplient comme des mangues après la pluie : tous offrent leur dose quotidienne de vérité… ou de fantaisie. Les uns jurent que ces chiffres sont des baromètres d’opinion ; les autres y voient des outils de persuasion déguisés. Chaque camp partage celui qui lui ressemble, comme on choisit un miroir qui flatte son reflet. Chaque camp s’y agrippe comme à une bouée statistique dans une mer d’incertitudes. Plus on avance vers la fin de la campagne électorale, plus on assiste à un concours d’illusions, une bataille d’algorithmes et de slogans. À Roumde-Adjia, un cybercafé s’est autoproclamé « Centre d’analyse électorale du Septentrion ». Trois ordinateurs poussifs, un ventilateur grinçant et un jeune homme en chemise froissée : « Nous avons interrogé 1 200 personnes », assure-t-il. Quand on demande comment, il hésite : « Par WhatsApp… et un peu au lamidat ». Le sérieux n’est pas de mise, mais l’enthousiasme, lui, déborde. « Le chiffre n’est plus un constat, c’est un cri de guerre », résume Nadine Badjeck, consultante politique en mission dans la ville.
Dans les rues sablonneuses, les débats font rage. Au marché central, les vendeuses de légumes brandissent leurs préférences comme des étendards. « Bello, c’est le Nord vrai ! » « Non, Tchiroma, c’est la voix du peuple ! » s’écrie une autre. Dans le tumulte, un mototaximan s’invite : « Moi, j’ai transporté dix clients aujourd’hui : six Tchiroma, trois Bello, un qui voulait juste une réduction. Alors qui gagne ? » Et tout le monde éclate de rire. Même les caisses enregistreuses semblent rire à chaque chiffre échangé.
Pr. Tamba observe cette ferveur avec un brin de mélancolie : « Ces chiffres sont comme les mirages du désert. On croit y voir l’eau de la victoire, mais c’est juste la chaleur des illusions ». Pourtant, ces illusions nourrissent l’espoir et entretiennent la flamme. Dans une ville où la politique se vit autant dans les cœurs que dans les urnes, rêver vaut parfois mieux que compter.
Le vieux statisticien Hamidou Garba, retraité depuis belle lurette, regarde cette effervescence avec un sourire fatigué : « Autrefois, on comptait les gens avec des carnets et des crayons. Aujourd’hui, on compte les clics. Mais les clics ne votent pas ». Sous un manguier du quartier Plateau, un groupe d’anciens commente la journée. Les radios grésillent au loin, les enfants jouent entre les bancs. « Ces deux-là, Bello et Tchiroma, se connaissent trop bien pour se haïr vraiment », glisse l’un d’eux. Un autre renchérit : « Ils s’affrontent à coups de chiffres, mais ils savent que le peuple du Nord ne se laisse pas compter ».
Un pêcheur, jetant son filet dans la Bénoué, conclut : « Le seul pourcentage qui compte ici, c’est celui du courage. Et à Garoua, il dépasse toujours les 100 %. » Les sondages continueront de pleuvoir, les graphiques de fleurir, les ordinateurs de grincer, mais sous le ciel brûlant du Nord, ce sont les rires, les rêves et le souffle des habitants qui déterminent vraiment l’issue. Dans cette ville où l’absurde et le sérieux se côtoient, la politique n’est jamais qu’une comédie charmante et bruyante, où chaque mirage a le goût sucré de l’espoir… et où, parfois, un pourcentage bien placé vaut mieux qu’un kilo de bœuf.
JRMA