Le 20 juillet 2025, Frantz Fanon aurait eu cent ans. Cent ans après sa naissance, la pensée de cet intellectuel, psychiatre, militant anticolonialiste et humaniste reste brûlante d’actualité.

Sa vie fut brève– il meurt à 36 ans – mais intense, marquée par un engagement total pour la dignité humaine. En choisissant de renoncer à sa nationalité française pour rejoindre la lutte du peuple algérien contre la colonisation,
Fanon a incarné jusqu’au bout le refus de la soumission et le combat pour la liberté.
Aujourd’hui, il nous invite encore à interroger notre monde postcolonial, nos modèles politiques, nos illusions universalistes et notre rapport à la violence, à l’identité et à l’histoire. Fanon n’est pas que la révolte du colonisé. C’est aussi un appel à un humanisme radicalement nouveau, concret, nourri de toutes les cultures et de toutes les blessures.
Fanon n’a pas attendu d’être un militant politique pour penser et ressentir profondément l’injustice. Dès l’âge de 18 ans, alors engagé dans l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale, il découvre l’ampleur du racisme structurel. Le jeune Martiniquais comprend vite que la République française, dont il a défendu les idéaux contre le nazisme, ne lui offrira jamais la pleine reconnaissance de son humanité. Cette désillusion fait basculer Fanon de l’universalisme abstrait au combat pour une libération concrète.
Dans « Peau noire, masques blancs » (Seuil, 1952), il dénonce avec une rare lucidité la violence psychologique du racisme, le mal-être du Noir enfermé dans un imaginaire imposé par le colon. Il écrit : « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un
homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. »
Cette phrase contient en germe toute sa vision de l’homme : un être libre, digne, qui ne se laisse pas réduire à une couleur de peau, une culture assignée ou une condition imposée. Être humain, pour Fanon, c’est dire non à l’asservissement de l’autre, c’est refuser la hiérarchie des races, des civilisations ou des systèmes de domination.
Contre la négritude close, pour un universel concret
Contrairement à certains de ses contemporains antillais, Fanon refuse de se réfugier dans une négritude identitaire. Il admire Aimé Césaire, mais refuse de s’enfermer dans une identité noire figée ou romantisée. Son combat est ailleurs. Il vise un universel concret, que Césaire lui même décrivait dans sa « Lettre à Maurice Thorez » comme « un universel riche de tout le particulier, de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers ».
Fanon ne veut pas que les anciens colonisés remplacent une domination par une autre. Il veut qu’ils inventent un autre monde. C’est tout le sens de son rejet final de l’Europe, tel qu’il l’exprime dans la conclusion de « Les Damnés de la Terre »: « Quittons cette Europe. Ne suivons pas cette Europe carnassière, cynique et violente… Refusons de reproduire son modèle. » Il ne s’agit pas, pour Fanon, de haïr l’Europe, mais de refuser de l’imiter. La libération, pour lui, n’est pas simplement politique mais existentielle, culturelle, anthropologique. C’est un arrachement à l’aliénation coloniale, le refus de l’imitation servile des anciens maîtres.
Une lutte pour la dignité, la culture et la mémoire
Dans « Les Damnés de la Terre », écrit en Tunisie après son expulsion d’Algérie, Fanon approfondit son analyse. Pour lui, la colonisation n’est pas seulement une domination politique et économique mais un processus de négation totale car elle détruit les cultures, efface les histoires, impose une image d’infériorité que les colonisés finissent par intérioriser. Face à cela, Fanon propose une lutte pour la réappropriation de soi: il faut retrouver sa langue, sa mémoire, ses traditions – non pas pour se replier sur soi, mais pour se reconstruire collectivement. Il insiste sur la nécessité d’une culture nationale vivante, tournée vers l’avenir, qui permette aux peuples colonisés de se reconnaître et de se rassembler autour d’un projet émancipateur. Sa vision n’est pas nostalgique. Fanon ne demande pas de revenir à un passé idéalisé, mais de partir du réel, du vécu des colonisés pour créer un nouveau sens, une nouvelle conscience. Il appelle aussi à une solidarité internationale entre les peuples colonisés car il ne conçoit pas l’émancipation comme une aventure solitaire.
Jean-Claude DJEREKE
SPÉCIAL CENTENAIRE DE LA NAISSANCE DE FRANTZ FANON
Frantz Fanon