Dans les hauteurs des Monts Mandara, une mémoire résiste à l’effacement. Celle d’un peuple qui lutte pour la reconnaissance de son identité, face à une histoire écrite sans lui. Retour sur une trajectoire de désaliénation inspirée par les pensées de Frantz Fanon et Jean-Marc Ela.

Quand l’éducation devient subversion
En novembre 1972, dans le village de Kojing, canton de Séraoua, de jeunes Zoulgo osent rêver d’un avenir différent : ils tiennent une réunion familiale pour discuter de la création d’une école. Résultat ? Arrestations, accusations de rébellion, torture et déportation au Centre de Rééducation de Tcholliré. Un épisode tragique, mais emblématique de la répression institutionnalisée contre toute velléité d’autonomie dans les montagnes du Mayo-Sava. Parmi les arrêtés : Ngouloumdar, Softokom, Chirew-Chirew et Menguéwé Amos, instituteur. Derrière les barreaux, leur sort traduit une logique implacable : celle d’un État qui, appuyé par une élite islamo-féodale locale, préfère l’assimilation brutale à l’émancipation culturelle.
La pensée de Fanon comme levier de libération
Dans ce contexte de domination politico-religieuse, les pensées de Frantz Fanon et de Jean-Marc Ela ont constitué une source d’inspiration majeure pour la jeunesse montagnarde. Fanon, dans Les Damnés de la Terre, appelle à une réappropriation radicale de l’histoire et de la culture des dominés. Jean-Marc Ela, prêtre, sociologue et intellectuel radical, fonde à Tokombéré un centre culturel dédié à l’éveil critique des jeunes Kirdi. Il y introduit Fanon, Césaire, la théologie de la libération… avant d’être contraint à l’exil par l’alliance entre pouvoir religieux et administration coloniale. « Pour les kirdis, la marginalisation ne fut pas que politique. Elle fut aussi religieuse et culturelle. L’ère Ahidjo avait entériné la domination des élites islamisées sur les chefferies kirdi. Prisons privées, corvées obligatoires, prélèvements illégitimes comme la zakat, enlèvements d’enfants, requalification des chefferies en lamidats : la violence institutionnelle se conjuguait à la domination symbolique », commente le docteur Assako, un fils montagnard. « Avec l’arrivée au pouvoir de Paul Biya en 1982, l’espoir d’une rupture s’esquisse », rempile l’exégète.
De la résistance à l’affirmation identitaire
Aujourd’hui encore, les cicatrices sont visibles. Mais elles n’empêchent pas la renaissance. Les Zoulgo – peuple kirdi, peuple résilient – continuent de revendiquer leur droit à l’autodétermination symbolique et politique. Leur territoire, leur langue (le zoulgo), leur espace sacré (le Kwitè), leurs récits oraux, tous participent d’un mouvement plus vaste de désaliénation, qui dépasse le simple cadre identitaire pour toucher à la question de la justice sociale. « Pour ces populations des hauteurs, l’enjeu est clair : sortir de la folklorisation, de l’invisibilité et des tutelles imposées. Refuser l’assignation à résidence culturelle. Et, à la lumière de Fanon, reprendre la parole, affirmer leur histoire, et reconstruire, enfin, leur avenir», fait remarquer Issa Babba, un responsable d’ONG très connu dans la région.
Tom