Le 6 juillet 2016, jour de l’Eid al-Fitr (fête de la fin du Ramadan), alors que des millions de musulmans fêtaient avec leurs familles, Sidiki Bakaba, cinéaste de renom, se trouvait dans les couloirs froids du tribunal de grande instance de Paris.
Ce jour-là, il n’était ni invité, ni honoré, ni entouré. Ce jour-là, il plaidait pour sa dignité, sa reconnaissance, son droit à exister en tant qu’homme, en tant qu’Ivoirien, en tant qu’artiste. Mais l’artiste a-t-il encore une place dans une Côte d’Ivoire où seuls les hommes politiques bénéficient de la clémence de l’État ? Où les artistes engagés sont traités comme des ennemis publics, et parfois, comme dans le cas de Bakaba, mis à la marge de la société comme de simples indésirables ?
Aujourd’hui, Sidiki Bakaba est sans domicile fixe (SDF). Il a tout perdu : ses équipements professionnels, ses archives, sa dignité d’artiste et sa nationalité de fait. Ironie tragique pour un homme qui fut un symbole du cinéma ivoirien et africain, un homme qui, à travers ses films, ses écrits, ses combats, a incarné une certaine idée de la liberté, de la justice et de l’art au service du peuple.
Quand le politique écrase l’artiste
Sidiki Bakaba n’a pas été un militant comme les autres. Il a choisi la caméra comme arme, la scène comme tribune, la parole comme projectile. Il fut nommé ambassadeur culturel de Côte d’Ivoire le 10 octobre 2010, c’est-à-dire avant l’élection présidentielle qui allait plonger le pays dans une crise postélectorale sanglante. Contrairement à ce qu’a voulu faire croire le pouvoir en place, il n’a pas été nommé par Laurent Gbagbo après sa chute, mais bien par le président légitime d’alors dans le respect des institutions.
Et pourtant, lorsque Sidiki Bakaba a voulu faire valoir ses droits, la réponse de Dominique Ouattara fut cinglante : « Nous ne reconnaissons pas ton titre d’ambassadeur car Gbagbo avait perdu le pouvoir ». Une phrase qui en dit long sur la vision clientéliste et revancharde de la culture par ceux qui dirigent aujourd’hui la Côte d’Ivoire. Comme si les institutions, les nominations, les hommes et les femmes de culture devaient être effacés du jour au lendemain dès lors qu’ils ne s’alignaient pas sur les nouvelles lignes du régime. Bakaba, comme beaucoup d’autres, est devenu une victime de la dépolitisation sélective et de l’injustice organisée.
La justice à deux vitesses
En exil, d’autres figures politiques ont été graciées, dédommagées, réhabilitées. C’est le cas, par exemple, de Koné Katinan, dont le nom est revenu dans les discussions sur les réparations post-conflit. Mais qu’en est-il des intellectuels, des artistes, des militants de la société civile qui ont aussi payé le prix fort pour leurs idées ? Pourquoi ce silence, cet oubli organisé autour de figures comme Sidiki Bakaba ?
Pis encore, on l’a accusé de crimes abominables. Parmi les accusations les plus graves : des crimes contre l’humanité et un braquage à Adjamé. Des faits montés de toutes pièces pour ternir une image, salir un engagement, neutraliser un témoin gênant. Et pourtant, les dates supposées des infractions coïncidaient avec son hospitalisation à La Rochelle, en France, où des médecins s’efforçaient de retirer de son corps des éclats d’obus, preuves physiques de son implication non pas dans des crimes, mais dans une guerre subie, dans un engagement courageux, presque sacrificiel.
Le droit à témoigner
Lorsque certains lui reprochèrent d’avoir filmé les événements de la crise postélectorale, Bakaba répondit sans détour : « Pour témoigner ». Oui, témoigner. Parce que dans un monde où l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, la caméra devient l’œil de la mémoire, le dernier refuge de la vérité. À travers ses images, Sidiki voulait garder la trace, offrir une mémoire aux sans-voix, une archive aux futurs historiens. Mais ce geste, si noble soit-il, lui a été fatal.
Aux yeux du pouvoir, il a commis l’erreur de ne pas trahir. Il n’a pas rejoint les « Djoulas pour mater les Boussoumani du Sud », comme l’aurait souhaité le camp Ouattara selon Mamadou Koulibaly. Il a refusé de prendre les armes contre son peuple, il a choisi de filmer. Et dans ce pays devenu amnésique, filmer peut coûter plus cher que tuer.
Une citoyenneté bafouée
Aujourd’hui, Sidiki Bakaba ne peut même plus rentrer chez lui en tant qu’Ivoirien. Lorsqu’il retourne brièvement au pays, comme ce fut le cas en 2018 avec Yasmine Chouaki et une autre journaliste de RFI, ce n’est qu’en tant que Français. La Côte d’Ivoire officielle ne le reconnaît plus. Comme si son passeport avait été révoqué non pas par décret, mais par l’oubli, la haine, le mépris.
Et pourtant, il fut l’un des plus grands ambassadeurs de la culture ivoirienne. Il a formé, inspiré, défendu des générations de jeunes cinéastes. Il a porté haut la voix de l’Afrique dans les festivals internationaux. Mais aujourd’hui, il vit comme un exilé intérieur, privé de maison, de nation, de reconnaissance.
Le silence coupable de la société civile
Que fait-on pour Sidiki Bakaba ? Où sont les intellectuels, les artistes, les militants, les journalistes, ceux qui devraient se lever pour dénoncer cette injustice flagrante ? Où sont les pétitions, les appels, les mobilisations ? Le silence est assourdissant. La peur est paralysante. L’amnésie est complice.
Dans ce pays, où le pardon est réservé à ceux qui acceptent de se renier, Sidiki Bakaba paie le prix de la fidélité à ses valeurs. Et il paie seul.
La mémoire, ou rien
L’histoire retiendra-t-elle Sidiki Bakaba comme un traître ou comme un martyr ? Comme un criminel ou comme un témoin ? Tout dépend de ceux qui écriront cette histoire. Mais nous avons encore le choix. Le choix de ne pas laisser tomber les voix libres, les artistes intègres, les témoins courageux.
Sidiki Bakaba n’est pas seulement un cinéaste. Il est la mémoire d’un pays en guerre avec sa propre vérité.
Jean-Claude Djéréké