En révélant l’offre faite par le président français à Issa Tchiroma Bakary — celle de devenir le vice-président de Paul Biya — le journaliste Éric Chinje expose la véritable position de la France dans la crise post-électorale du 12 octobre.

La France, comme les États-Unis au vu des communiqués du State Department, se range non pas du côté du peuple camerounais, mais du Cameroun dans l’ordre international : une Afrique sans les Africains.
Autrement dit, depuis la création de ce pays appelé Cameroun, les Camerounais n’ont jamais existé politiquement aux yeux du monde. Seul existe le territoire. La carte de l’Afrique ressemble à un pistolet pointé vers le sol, et le Cameroun se situe précisément là où se trouve la gâchette géopolitique. Depuis 141 ans, c’est la terre Cameroun qui compte — jamais le peuple.
N’était-ce pas déjà cela, la Conférence de Berlin de 1884 ? Partager un continent sans ses habitants. D’où la conclusion de Mudimbe : nous sommes une invention occidentale, non un sujet politique. Le Cameroun en est l’illustration parfaite : d’abord colonie rêvée par Bismarck pour justifier sa conférence, puis butin de guerre divisé entre Anglais et Français — division qui a semé les graines de la crise anglophone, tragédie ignorée parce que, une fois encore, ce ne sont pas les Camerounais qui comptent, mais la position géographique du pays.
Ce que Tchiroma ignorait en se faisant élire — devenant ainsi le choix explicite des Camerounais — c’est que pour le monde occidental, l’alternance politique n’est qu’un simulacre. Le vrai choc, pour Paris comme pour Washington, n’est pas son élection, mais l’apparition d’un mouvement que personne n’avait anticipé tellement Biya avait fait le job— peut-être même pas Tchiroma celui du peuple camerounais .
L’indifférence médiatique et diplomatique n’est pas un oubli, mais un principe historique constant : ce n’est pas le peuple camerounais qui importe, mais la position géostratégique du Cameroun — carrefour militaire, économique et logistique essentiel pour les puissances occidentales dans leur projet hégémonique mondial.
C’est le même principe qui explique le silence mondial face au scoop du siècle : le plus vieux président du monde reconduit jusqu’à 99 ans. Personne ne s’en émeut parce que, dans l’ordre occidental, le peuple camerounais n’existe pas. Il vote ? Une formalité. La preuve : à Yaoundé, ce ne sont pas des Kissinger de la diplomatie qui défilent, mais des militaires américains et français.
Depuis l’assassinat de Um Nyobé, Moumié, Ouandié, l’effacement du peuple camerounais est une politique assumée — menée au vu et au su de tous, avec la complicité de la « communauté internationale ». Paul Biya après Ahidjo, soigneusement sélectionné par Pierre Messmer, a prolongé cet effet d’anesthésie pendant 43 ans. Pourquoi changer un système qui fonctionne si bien pour tous… sauf pour les Camerounais ?
L’élément le plus saisissant de cette crise post-électorale est que, malgré un vote clair, les Camerounais demeurent en 2025 un peuple politiquement invisible. Leur voix ne doit compter ni dehors, ni dedans — d’où la répression sanglante passée sous silence. Cette invisibilité n’est pas conjoncturelle ; elle est structurelle, inscrite dans l’histoire du Cameroun depuis Berlin. Et c’est précisément ce cycle que Tchiroma, volontairement ou non, vient de briser.
Son élection révèle le jeu réel de la France et des États-Unis : préférer ne pas reconnaître un choix populaire qui remet en cause leurs alliances traditionnelles, et soutenir un statu quo vieillissant. En se faisant élire par les urnes et en appelant le peuple à défendre son vote, Tchiroma a fait émerger un acteur désormais incontournable : le peuple camerounais déterminé à exister enfin. Son appel à la communauté internationale pour reconnaître les résultats s’est heurté à un silence qui en dit long :
Paris et Washington, réajustant leur stratégie après leur recul au Sahel, considèrent désormais Yaoundé comme un dernier point d’ancrage face à l’expansion de l’Alliance des États du Sahel (AES). En effet l’éviction de la présence française au Mali, au Niger et au Burkina Faso redistribue les cartes. Dans ce contexte, le Cameroun devient crucial : pour Washington, pivot militaire en Afrique centrale ; et pour Paris, dernier îlot de stabilité après la débâcle sahélienne.
Cette réalité ouvre pour Tchiroma un chemin historique : une alliance entre les Camerounais — longtemps ignorés — et l’AES, contre Paul Biya, ou ce qu’il en reste, et ses alliés historiques de l’effacement du peuple au profit du territoire. Dans cette bataille, Tchiroma devra se méfier des séductions diplomatiques comme l’offre française via Tinubu, d’une vice-présidence qui n’est qu’une stratégie de neutralisation du vote populaire. La seule porte viable pour Tchiroma est celle de l’AES : un mouvement qui parle à tous les camerounais de la base au sommet. Entre la prolongation interminable d’un règne et les crises liées à l’âge du président, qui attendent le Cameroun, l’explication la plus cohérente de cet ajournement est une conspiration contre l’existence politique du peuple camerounais. Tchiroma incarne désormais la possibilité de briser ce cycle et un rapprochement avec l’AES peut devenir l’occasion historique de sortir de l’invisibilité.
Le 12 octobre 2025, les Camerounais ont certes sanctionné un régime mais n’ont pas réussi a remporter la victoire contre leur négation. Tchiroma a ouvert une brèche. Reste à savoir si les Camerounais en refusant d’être effacé à nouveau sauront la transformer en rupture historique et mettre fin à 141 ans de cycle colonial et néocolonial — pour devenir, enfin, non plus de simples figurants gênants sur un territoire qui n’est qu’un décor pour eux, le Cameroun, mais les véritables acteurs de leur destin.
Jean Pierre Bekolo





