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À la raffinerie Dangote, l’équation continentale : la compétitivité immédiate ou le long chemin de l’autonomie

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Sous les torchères de la péninsule de Lekki, dont les flammes strient le ciel nocturne nigérian, s’incarne le paradoxe de l’Afrique industrielle. Dans les entrailles de la plus grande raffinerie à train simple du monde, un dilemme stratégique se pose avec une acuité particulière : comment édifier une souveraineté économique durable sans succomber, dans l’urgence, aux impératifs impitoyables de la compétition globale ?

L’annonce du recrutement de onze mille techniciens indiens pour ce fleuron du capitalisme nigérian a provoqué un séisme, heurtant l’orgueil national d’un pays frappé par le chômage endémique. Au-delà du cas nigérian, cette décision opérationnelle met à nu un déficit systémique partagé à des degrés divers par l’ensemble du continent : l’incapacité chronique à produire, à l’échelle et à la technicité requises, la main-d’œuvre qualifiée indispensable à son propre essor.

Le site de Dangote fonctionne comme un manifeste de cette tension. Ingénieurs nigérians de la diaspora, jeunes diplômés locaux et une forte cohorte d’experts indiens y travaillent de concert. La présence massive de ces derniers, source de critiques, relève moins d’une préférence que d’une nécessité. Ils incarnent une culture industrielle rodée et une expertise opérationnelle que le marché du travail local ne peut encore fournir en masse. Sans ce catalyseur externe, la mise en route de ce colosse, et sa capacité à affronter d’emblée la concurrence internationale, aurait constitué un pari autrement plus périlleux, comme en attestent les tensions sociales des locaux qui ont émaillé son démarrage.

Ce diagnostic sévère révèle un contraste frappant. Alors que l’Afrique multiplie les déclarations d’intention, d’autres nations, à l’instar de l’Inde, de Singapour ou de la Corée du Sud, ont fait, dans l’ombre, le pari patient et massif de la formation technique. La bataille du développement industriel ne se gagne ni avec les seules matières premières ni par des discours, mais dans les ateliers-écoles et les centres de formation, dont les équipements obsolètes sur le continent trahissent un cruel déficit d’investissement. Ce problème de ressources humaines est souvent exacerbé par un manque criant de culture industrielle et d’entreprise, où la valorisation des métiers techniques et la discipline de production de masse peinent à s’enraciner.

L’affaire Dangote n’est que la partie émergée de l’iceberg. Combien de centrales électriques, de complexes miniers ou de centres de données africains dépendent-ils, pour leur maintenance critique, de compétences étrangères ? Le continent célèbre trop souvent l’inauguration d’ouvrages dont il ne maîtrise pas pleinement les clés techniques, demeurant ainsi locataire de son propre développement.

Le miroir d’une compétition impitoyable

Cette stratégie provoque l’incompréhension, notamment dans des pays voisins comme le Cameroun, où l’on s’étonne de la marginalisation des compétences régionales. Un raisonnement qui méconnaît la nature du combat engagé : la survie commerciale du conglomérat dépend de sa capacité à rivaliser immédiatement sur les coûts avec les géants internationaux, une discipline exigeante pour des économies longtemps protégées.

L’exemple du ciment, produit phare du groupe, est à cet égard édifiant. Un sac se vend entre 3 000 et 4 000 francs CFA au Sénégal ou en Côte d’Ivoire, contre près du double au Cameroun. Cet écart reflète deux écosystèmes distincts. Dans le premier, une logique de marché ouvert impose une optimisation agressive. Dans le second, le prix est alourdi par des réalités structurelles, qu’une entreprise seule ne peut remodeler.

Pourtant, des succès locaux démontrent qu’une anticipation stratégique peut porter ses fruits. Le cas de la construction du pipeline Tchad-Cameroun au tournant des années 2000 en offre une illustration probante. Si le projet a dû recourir à des soudeurs étrangers pour des tâches critiques, l’aspect exigeant du contrôle non-destructif (CND) du pipeline, a lui, été confié à une société camerounaise, HYDRAG. Sous l’impulsion de son dirigeant visionnaire, Perrial-Jean Nyodog, avec le soutien technique du Comité national de développement des technologies (CNDT), alors dirigé par Robert Martin Nemba, et l’appui de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), cette entreprise avait su anticiper et acquérir en amont la maîtrise des technologies de radiographie industrielle, pourtant d’origine nucléaire et difficilement accessibles. Cette préparation ciblée a permis une intégration réussie dans une chaîne de valeur internationale exigeante.

La réponse ne saurait donc résider dans un protectionnisme stérile, mais en premier dans une révolution copernicienne de la formation professionnelle. Il s’agit d’en réhabiliter l’urgence, d’en moderniser les infrastructures et d’en faire une priorité politique absolue, visant à former des dizaines de milliers de techniciens et d’ingénieurs opérationnels chaque année.

L’État, architecte indispensable

Imputer à l’industriel la responsabilité exclusive de cette dépendance est un contresens économique. Sa mission est de produire de manière compétitive, non de pallier les déficits structurels d’un système éducatif. La « nationalisation » progressive des compétences, à l’image de la patiente politique de localisation mise en œuvre par l’énergéticien émirati ENEC ou de l’anticipation démontrée par HYDRAG au Cameroun, relève avant tout de la puissance publique. C’est à l’État de créer le cadre – éducatif, réglementaire, infrastructurel – et de catalyser les partenariats stratégiques permettant à ses champions de cultiver leur vivier de talents locaux. Un processus qui peut être contractualisé, mais dont l’impulsion doit être politique.

Les tensions sociales à Lekki et les critiques transfrontalières sont les symptômes douloureux d’une transition inévitable. La voie est étroite : elle exige de concilier l’urgence de la performance, qui passe parfois par des savoir-faire importés, et l’impératif stratégique du transfert de connaissances. Le développement industriel n’est pas un sprint patriotique, mais un marathon pour lequel l’État doit tracer la piste.

Leçon continentale : le terreau avant la moisson

L’enjeu est de taille. La souveraineté économique de l’Afrique passera par sa capacité à maîtriser les technologies qui transforment ses ressources. Le jour où ses métropoles produiront massivement leurs propres talents techniques, le continent cessera d’être un marché prometteur pour devenir un atelier mondial incontournable. L’épisode Dangote est un rappel salutaire : une indépendance industrielle suppose d’abord de former les mains et les esprits capables d’en actionner les leviers. L’exemple camerounais du CND montre que cela est possible, à condition d’allier vision entrepreneuriale, soutien institutionnel ciblé et accès aux réseaux technologiques internationaux.

Pour le Cameroun et pour toute économie aspirant à un développement endogène, l’enseignement est clair. La compétitivité internationale naît du terreau que l’État prépare : une énergie fiable, une logistique fluide, une fiscalité incitative et, surtout, une formation technique de pointe alignée sur les besoins concrets des grands projets. Sans cette infrastructure invisible, les projets les plus ambitieux resteront condamnés à une coûteuse dépendance. Avec elle, et à la faveur de partenariats audacieux, des percées locales sont possibles.

Les lumières de Lekki illuminent une exception. Pour qu’elles deviennent la norme, il faut que les États assument pleinement leur rôle d’architectes de la compétitivité. C’est à cette condition que l’industrie africaine pourra, enfin, épouser les contours d’une souveraineté véritablement partagée.

Vincent Nkong-Njock
Ingénieur Atomiste, (AIEA-Vienne)
Prix Nobel 2005,
Chef d´Entreprise

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