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L’histoire des idéologies africaines et des idéologies sur l’Afrique

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La contribution de Jean-Claude DJEREKE à conférence à l’université catholique de Paris, le 17 octobre 2025

Qu’est-ce que l’idéologie ? Selon le sociologue Guy Rocher, c’est un « système d’idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe et qui, s’inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l’action historique de ce groupe » (G . Rocher, « Introduction à la sociologie générale, Tome 1: L’action sociale », Paris, Seuil, 1970). Karl Jaspers abonde dans le même sens lorsqu’il parle d’un « ensemble d’idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui pour lui représente la vérité absolue mais sous la forme d’une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d’une façon ou d’une autre, mais pour son avantage immédiat ” (K. Jaspers, « Origine et sens de l’histoire », Paris, Plon, 1954).

L’Afrique a été l’objet de diverses idéologies. Ces idéologies, qu’elles soient portées par des Européens ou par des Africains, ont influencé la manière dont le continent a été perçu, gouverné et comment ses populations ont mené leurs luttes pour la dignité et l’autodétermination. Qu’elles soient colonialistes, panafricanistes, néolibérales ou décoloniales, ces idéologies ont contribué à façonner les politiques publiques, les structures sociales, les représentations culturelles ainsi que les trajectoires de développement du continent.

Certaines ont justifié la domination, d’autres ont alimenté la résistance. Toutes ont laissé une empreinte durable dans les consciences collectives et les institutions. Comprendre les idéologies sur l’Afrique et les idéologies africaines, c’est donc interroger les discours dominants, déconstruire les stéréotypes, redonner une place aux récits oubliés et, surtout, reconnaître les voix africaines dans la reconfiguration de leur propre destin. Car les idéologies, loin d’être neutres, influencent la manière dont un peuple se voit, s’organise, espère et agit.

Notre exposé s’organisera en trois parties. Dans la première, nous verrons comment l’Afrique était perçue et décrite par les explorateurs, colons, missionnaires et ethnologues et comment ces idéologies ont contribué à construire des stéréotypes durables. La deuxième partie s’emploiera à montrer ce que les Africains pensent et disent d’eux-mêmes, à travers les mouvements intellectuels, politiques et spirituels nés sur le continent.

Enfin, dans une troisième partie, nous chercherons à répondre à une question essentielle: quelle doit être l’attitude des chrétiens africains face à ces idéologies africaines et sur l’Afrique? Quelle posture adopter au nom de leur fidélité à la foi chrétienne?

I. Les idéologies coloniales sur l’Afrique

Les idéologies coloniales se sont développées à partir du XVe siècle et ont culminé au XIXe siècle avec la course à l’Afrique menée par les puissances européennes. Ces idéologies justifiaient l’esclavage et la colonisation en construisant une image de l’Afrique comme un continent « sans histoire », « arriéré », et incapable de se gouverner. Ce cliché d’un continent sans histoire, que l’on doit, entre autres auteurs, à Hegel dans « La raison dans l’histoire » et à Victor Hugo qui réduisait l’Afrique en 1879 à «un monceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle» (cf. Pierre Magnan, “Quand Victor Hugo défendait la colonisation de l’Afrique”, France TV Info du 21 avril 2019), a été réactivé en 2007 par Nicolas Sarkozy dans le Discours de Dakar, si l’on en croit l’historien français François-Xavier Fauvelle qui, dans sa leçon inaugurale au Collège de France , le 3 octobre 2019, affirmait ceci: « Dire que l’Afrique n’a pas d’histoire est tout simplement faux d’un point de vue factuel: on peut parfaitement faire le récit de ses régimes politiques, de ses activités économiques et culturelles ou encore de sa démographie et de ses mouvements de population.»

Avant Fauvelle, le savant sénégalais Cheikh Anta Diop avait déconstruit ces préjugés qui proviennent de l’ignorance dans son ouvrage le plus connu et le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit au dire d’Aimé Césaire, « Nations nègres et culture » (Paris, Présence Africaine, 1954).
Parmi les idéologies occidentales sur l’Afrique, il y a le paternalisme selon lequel les Européens devaient « civiliser » les Africains, perçus comme des enfants immatures.

Le discours du « fardeau de l’homme blanc », popularisé par Rudyard Kipling, illustre bien cette posture
moralisatrice. En parallèle, le racisme scientifique a servi à hiérarchiser les races, plaçant les peuples africains au bas de l’échelle humaine, ce qui a justifié l’exploitation économique, culturelle et politique. Parmi les tenants de l’idée que le Noir est inférieur au Blanc, on trouve Arthur de Gobineau (« Essai sur l’inégalité des races humaines », Éditions Firmin, 1853) et Lucien Lévy-Bruhl. Les conséquences de ces idéologies furent profondes: destruction des structures sociales traditionnelles, réécriture des histoires locales, imposition de langues étrangères et marginalisation des savoirs africains. Mieux que quiconque, Césaire a décrit les dégâts de la colonisation en écrivant: “On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse 9 .” (« Discours sur le colonialisme », Paris, Présence Africaine, 1950).

Les idéologies du développement en Afrique: promesses, illusions et résistances

Depuis les indépendances africaines, le développement s’est imposé comme un horizon indiscutable, un idéal que les États, les bailleurs internationaux et les élites politiques ont poursuivi avec détermination. Pourtant, derrière ce mot apparemment neutre se cachent des
idéologies, souvent imposées de l’extérieur, qui ont façonné la trajectoire du continent.

Du développement clés en main hérité de la colonisation, aux programmes d’ajustement structurel des années 1980-1990, en passant par le rêve de l’émergence africaine des années 2000, ces visions du développement ont souvent masqué des rapports de domination et produit plus de dépendance que d’autonomie.

  1. Le développement « clés en main »: un héritage colonial déguisé
    Dans les années 1960-1970, à peine sortis de la tutelle coloniale, la majorité des pays africains ont adopté des politiques de développement inspirées des modèles occidentaux. Les pays du Nord, anciens colonisateurs pour la plupart, se sont autoproclamés « développeurs », apportantdes solutions supposées universelles à des sociétés considérées comme « en retard ».
    Ce modèle reposait sur plusieurs idéologies implicites:
    · Le développement était linéaire et univoque: tous les pays devaient suivre le même
    chemin que l’Europe.
    · L’Afrique était un objet à moderniser et non un sujet de son propre avenir.
    · L’État devait être façonné à l’image des institutions occidentales, sans tenir compte des structures sociales, culturelles et politiques africaines.
    Ce développement clés en main fait de projets standardisés, de grandes infrastructures (routes, barrages, ports), souvent déconnectées des besoins réels des populations, a rapidement montré ses limites. Les plans quinquennaux, inspirés du modèle soviétique ou français, ont été rédigés par des experts étrangers, trop souvent dans les capitales, jamais dans les villages. Résultat: une modernisation superficielle, une dépendance accrue aux financements extérieurs et une frustration croissante des peuples africains, à qui l’on promettait le progrès sans les associer aux décisions.
  2. Les programmes d’ajustement structurel: austérité imposée, souveraineté sacrifiée
    Dans les années 1980, face à l’endettement croissant des États africains, les institutions financières internationales — Banque mondiale et Fonds monétaire international (FMI) que l’économiste camerounais Joseph Tchundjang Pouémi appelait Fonds de misère instantanée sont intervenues avec des programmes d’ajustement structurel (PAS), présentés comme des solutions rationnelles pour redresser les économies. Mais ces programmes étaient portés par une idéologie néolibérale, selon laquelle l’État devait se retirer de l’économie, le marché devait tout réguler et les dépenses publiques devaient être drastiquement réduites.
    Les conséquences sociales et politiques ont été dramatiques: privatisations massives, souvent bradées à des intérêts étrangers, suppression des subventions aux produits de première nécessité, rendant la vie quotidienne plus difficile, compression des dépenses de santé et d’éducation, aggravant la pauvreté et les inégalités, montée des tensions sociales, émeutes de la faim, déscolarisation massive. Les PAS n’étaient pas neutres. Ils reposaient sur une vision idéologique du développement fondée sur l’ajustement aux règles du marché mondial, sans tenir compte des réalités africaines. Ils ont renforcé la dépendance aux bailleurs, affaibli les États et dépossédé les peuples de leur souveraineté économique. On a présenté l’austérité comme une fatalité, comme si les Africains devaient payer une dette qu’ils n’avaient pas contractée eux-mêmes.
  3. L’idéologie de l’émergence: le mirage des années 2020
    À partir des années 2000, avec le retour de la croissance économique dans certains pays africains, un nouveau discours s’est imposé: celui de l’émergence. De Dakar à Abidjan, de Kigali à Accra, les gouvernements ont commencé à se fixer un objectif commun: faire entrer l’Afrique dans le cercle des pays dits émergents d’ici à 2020.
    Ce discours était fondé sur plusieurs idées: moderniser l’économie grâce aux infrastructures, à l’investissement étranger et aux partenariats public-privé, attirer les capitaux internationaux en rassurant les marchés financiers, valoriser une élite technocratique, souvent formée en Occident, comme moteur du changement, développer une classe moyenne africaine comme indicateur de progrès. Mais, derrière ces promesses se cachait encore une idéologie: l’idée que la croissance économique à elle seule suffisait à garantir le développement humain. En réalité, les fruits de cette croissance ont été inégalement répartis, les inégalités se sont creusées et de nombreux pays n’ont pas atteint leurs objectifs d’émergence en 2020. Pire, l’émergence a parfois servi à masquer l’autoritarisme politique, à justifier des projets pharaoniques inutiles, ou à poursuivre une forme de développement extractif, fondé sur l’exportation de matières premières, sans transformation locale.En somme, l’idéologie de l’émergence, bien qu’en apparence plus africaine que les précédentes, reste fondée sur des critères extérieurs (PIB, notation des agences, investissements étrangers) et continue de dévaloriser les formes endogènes de développement, basées sur la solidarité, l’économie sociale, l’agriculture locale ou les savoirs traditionnels.

II. Les idéologies panafricanistes et nationalistes

Face aux idéologies coloniales, des contre-idéologies ont émergé dès la fin du XIXe siècle, notamment avec le panafricanisme. Né dans la diaspora africaine, le panafricanisme prône l’unité et la solidarité entre les peuples africains et ceux d’ascendance africaine à travers le monde. Il se construit comme un projet politique, culturel et identitaire, visant à affirmer la dignité des Africains et à lutter contre la domination coloniale. Des figures comme W.E.B. Du Bois, Marcus Garvey, Kwame Nkrumah ou Cheikh Anta Diop ont contribué à structurer cette pensée. Le panafricanisme a fortement influencé les luttes pour l’indépendance à travers le continent au XXe siècle, en insistant sur la nécessité pour les Africains de s’unir et de retrouver leurs racines culturelles.

Une autre idéologie qui a contribué à la réhabilitation du Noir est la Négritude. Créée dans les années 1930 par le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, le Martiniquais Aimé Césaire.

idéologies numériques, de nouvelles formes de pensée émergent. Ces idéologies contemporaines s’éloignent des modèles classiques hérités de l’époque des indépendances (socialisme africain, panafricanisme politique) pour explorer de nouvelles voies d’affirmation identitaire, culturelle, économique et intellectuelle. L’afrocentrisme, l’afro-optimisme, l’afrofuturisme et le décolonialisme sont les principales expressions de cette dynamique. Elles témoignent d’une volonté profonde de reprendre le contrôle du récit africain, longtemps confisqué ou déformé par des regards extérieurs et de projeter le continent dans un avenir qui lui appartient.

L’Afrocentrisme: penser l’Afrique par elle-même
Pensé principalement par le chercheur afro-américain Molefi Kete Asante dans les années 1980, ce courant invite les Noirs à se repositionner au centre de leur propre histoire, de leur culture et de leur système de pensée. Il ne s’agit pas seulement de revisiter l’histoire, mais de restructurer complètement les cadres de connaissance en partant d’un point de vue africain. L’un des apports fondamentaux de l’afrocentrisme est la réhabilitation de l’histoire africaine.

Pendant longtemps, l’Afrique a été présentée comme un continent sans passé, ou réduit à un espace primitif et tribal. Asante et d’autres penseurs afrocentristes (Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga) ont travaillé à réécrire cette histoire en mettant en lumière les grandes civilisations africaines: l’Égypte pharaonique (Kemet), le royaume du Mali, le Ghana antique, le Zimbabwe médiéval, etc. Cette réappropriation permet aux Noirs — d’Afrique et de la diaspora — de retrouver une fierté historique et de se penser comme les héritiers de grandes cultures, et non comme des peuples sans mémoire ou uniquement victimes.

L’afrocentrisme agit aussi sur le plan psychologique et culturel. En plaçant l’Afrique commeréférence centrale, il invite les Noirs à valoriser leur langue, leur spiritualité, leur esthétique, leur rapport au monde. Cela passe par la reconnaissance des religions traditionnelles, des systèmes de pensée africains, des modèles familiaux propres aux sociétés africaines, ou encore des normes éducatives autochtones. Dans ce cadre, l’afrocentrisme combat l’aliénation culturelle née de l’esclavage et de la colonisation où l’homme noir a souvent été invité — voire forcé — à mépriser sa propre culture au profit de celle du colon. Il propose une décolonisation des esprits. L’afrocentrisme fait l’objet de nombreuses critiques, tant sur le plan méthodologique que philosophique. Certains chercheurs l’accusent de réduire l’Afrique à une entité homogène, figée dans une vision idéalisée ou mythifiée du passé. En voulant créer une culture commune pour tous les Noirs, il risque de nier la diversité des peuples africains, leurs langues, leurs religions, leurs histoires propres. Par exemple, l’insistance sur l’héritage de l’Égypte ancienne comme matrice unique de la grandeur africaine est parfois jugée réductrice, voire élitiste.

L’afrocentrisme d’Asante peut aussi être perçu comme exclusiviste. En rejetant les apports extérieurs perçus comme oppressifs, il peut tomber dans une logique de repli identitaire. Pour certains critiques, cela va à l’encontre de la réalité du monde actuel, marqué par l’interconnexion, les métissages et les influences croisées. Le risque serait de remplacer un extrême (eurocentrisme) par un autre (afrocentrisme radical).
Sur le terrain, traduire l’afrocentrisme en politique publique ou en transformation sociale reste complexe. Comment redéfinir un système éducatif afrocentré dans un monde globalisé?

Comment adapter cette pensée aux réalités d’une jeunesse africaine qui rêve de mobilité, d’innovation technologique, et non de retour au passé? Certains reprochent à l’afrocentrisme d’être trop tourné vers l’histoire ancienne, sans propositions concrètes pour les défis économiques, environnementaux ou numériques du présent.

Le décolonialisme: déconstruire pour reconstruire

Le décolonialisme est une idéologie qui vise à remettre en question les héritages profonds du colonialisme dans les sociétés africaines contemporaines. Si les indépendances politiques ont été obtenues dans les années 1960, les structures mentales, intellectuelles, linguistiques et institutionnelles du pouvoir colonial persistent encore largement aujourd’hui. C’est ce que les penseurs décoloniaux appellent la colonialité du pouvoir. Le décolonialisme s’exprime dans les universités où des mouvements étudiants demandent une refonte des curriculums trop centrés sur la pensée occidentale. Il s’agit par exemple de décoloniser les savoirs en revalorisant les penseurs, auteurs et philosophes africaines. Le débat sur l’enseignement en langues locales, plutôt qu’en français, anglais ou portugais, est également central dans cette idéologie (cf. Ngũgĩ Wa Thiong’o, « Decolonising the mind. The politics of language in African literature », James Currey Ltd/Heinemann, 1986). Cette pensée se manifeste aussi dans les mouvements sociaux: qu’il s’agisse des mobilisations contre les statues coloniales (comme à Dakar, Pretoria ou Kinshasa), de la dénonciation du franc CFA, ou de la lutte pour l’accès à une éducation plus inclusive, le décolonialisme vise à transformer non seulement les institutions, mais aussi les mentalités. Néanmoins, cette idéologie peut parfois sombrer dans une posture victimaire ou essentialiste, ou être instrumentalisée à des fins politiques. Le défi reste donc de passer de la critique à la construction, en élaborant de véritables alternatives concrètes.

Le kémitisme: retour aux racines spirituelles de l’Afrique

Dans un contexte mondial de quête identitaire, de remise en question des religions importées, et de reconquête culturelle, plusieurs mouvements africains ou afro-descendants cherchent à renouer avec les traditions spirituelles précoloniales. L’un des plus emblématiques de cettedynamique est le kémitisme, un mouvement religieux contemporain qui puise ses fondements dans l’Égypte antique. Né dans les années 1970 aux États-Unis au sein de communautés afro-américaines désireuses de se réapproprier leur héritage spirituel et historique, le kémitisme propose un retour aux croyances de l’ancienne Kemet — nom indigène de l’Égypte antique. Plus qu’un simple réveil religieux, il s’agit d’une affirmation identitaire forte et d’une critique radicale de l’aliénation religieuse des peuples africains.

Au-delà de la spiritualité, le kémitisme a une dimension militante. Il remet en question les religions dites « universelles » (christianisme, islam, judaïsme), introduites en Afrique dans un contexte de conquête, d’esclavage et de colonisation. Certains adeptes kémites dénoncent ce qu’ils appellent une aliénation religieuse, c’est-à-dire l’abandon par les Africains de leurs croyances propres pour adopter les religions des peuples qui les ont asservis. Certains militants kémites affirment que l’Afrique est le seul continent où les religions étrangères ont remplacé presque totalement les religions traditionnelles, contrairement à la Chine ou l’Inde, où les systèmes spirituels autochtones ont résisté à l’influence extérieure. Cette observation les pousse à revendiquer un retour aux sources, voire à une redécouverte du vaudou (Bénin et Haïti), du Bwiti (Gabon), du culte des ancêtres ou d’autres spiritualités africaines considérées comme authentiques. Pour eux, le kémitisme est un outil de décolonisation mentale, permet de se reconnecter à une grandeur passée, de retrouver la fierté d’un patrimoine spirituel africain et de reconstruire une identité indépendante des cadres imposés. Cette idéologie s’inscrit donc dans une continuité avec d’autres mouvements décoloniaux et panafricanistes.

Bien que porteur d’un message fort, le kémitisme n’est pas sans limites. Son ancrage principal aux États-Unis et dans la diaspora soulève des questions sur son lien réel avec les pratiques spirituelles africaines vivantes. Certains critiques soulignent que l’Égypte ancienne, bien qu’africaine, reste géographiquement et culturellement éloignée de l’Afrique subsaharienne. Par ailleurs, la reconstruction d’une religion disparue depuis des siècles repose inévitablement sur des interprétations, des approximations et parfois des fantasmes. Il existe plusieurs écoles kémites, parfois divergentes, avec des pratiques et des croyances variées. L’absence d’une autorité spirituelle centralisée rend le mouvement à la fois libre et fragmenté. Enfin, certains reprochent au kémitisme un élitisme intellectuel, qui le rend difficilement accessible aux populations africaines rurales ou peu instruites. Il reste pour le moment un phénomène urbain, diasporique et minoritaire, même s’il gagne en visibilité grâce aux réseaux sociaux et à la culture numérique. Valentin-Yves Mudimbe ne rejette pas la nécessité de s’approprier une identité africaine, mais il met en garde contre le risque que même les idéologies de “réappropriation” restent enfermées dans les catégories de pensée occidentales. Penser “contre l’Occident, c’est encore occidental”. S’il appelle à reconnaître les savoirs, expériences et traditions africaines comme légitimes et constitutives de l’histoire intellectuelle mondiale, il craint que le kémitisme et d’autres nouvelles idéologies ne réutilisent des catégories mythiques ou non rigoureuses historiquement (cf. « L’invention de l’Afrique: Gnose, philosophie et ordre de connaissance », Paris, Présence Africaine, 2021).

Féminismes africains, justice climatique et écologie : repenser les luttes à partir du Sud
Depuis plusieurs décennies, des penseuses, militantes, agricultrices, artistes et intellectuelles africaines développent une approche originale du féminisme, enracinée dans les réalités du continent, tout en étant profondément engagée sur les grands défis planétaires comme la justice climatique et l’écologie. Les féminismes africains ne se contentent pas de critiquer le patriarcat. Ils le relient à d’autres formes de domination — économiques, raciales, environnementales — et refusent l’hégémonie des modèles féministes occidentaux, souvent perçus comme déconnectés des enjeux locaux. Cette approche multiple et contextuelle rend ces féminismes radicalement critiques et profondément créatifs, notamment dans leur manière d’articuler les luttes sociales à la question écologique.

Les féminismes africains s’articulent étroitement avec la critique des inégalités économiques.
Dans de nombreux pays africains, les femmes assurent plus de 70 % de la production agricole, souvent dans des conditions précaires, sans propriété foncière, ni accès équitable aux ressources. Cette réalité alimente un féminisme qui ne sépare pas la question des droits des femmes de celle de la justice sociale. Il s’agit de dénoncer le patriarcat, mais aussi le néolibéralisme, les logiques extractivistes, et les politiques d’ajustement structurel imposées par les institutions internationales, qui ont souvent aggravé les conditions de vie des femmes rurales. Des collectifs féminins, comme ceux de la Marche mondiale des femmes en Afrique de l’Ouest, ou les mouvements de féministes paysannes au Mozambique, militent pour la souveraineté alimentaire, l’accès des femmes à la terre, le droit à une économie solidaire et la protection des biens communs. Le féminisme africain devient ici un outil de transformation économique, qui remet en cause les fondements du modèle de développement extractif. Il défend une économie au service de la vie, et non du profit.

Les féminismes africains sont aussi des écologismes. Car, en Afrique, les crises écologiques ne sont pas abstraites: elles se traduisent par la désertification, l’insécurité alimentaire, les conflits autour de l’eau et des terres, ou encore les déplacements climatiques. Et ce sont souvent les femmes qui en subissent les premières conséquences, notamment dans les zones rurales. Face à cela, les féministes africaines développent une approche de l’écologie liée à la justice sociale et à la dignité humaine. Il ne s’agit pas de « verdir » les politiques, mais de repenser la relation à la terre, à l’eau, à la nature, en prenant en compte les savoirs locaux, les traditions écologiques africaines, souvent portées par les femmes.
Des militantes comme Wangari Maathai, prix Nobel de la paix pour son travail de reforestation au Kenya, incarnent cette écologie populaire et féminine, centrée sur la préservation des ressources, la résistance à la privatisation, et la participation des communautés locales.

Jean-Claude DJEREKE

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