Dans les clubs, sur les trottoirs et dans les marchés de la capitale, le whisky frelaté continue de circuler, insaisissable et dangereux, rappelant que parfois, la soif d’ivresse est plus forte que la peur de mourir.

La nuit s’installe sur Yaoundé et, avec elle, le ballet des illusions liquides commence. À Bastos, Essos, Mvog-Ada, Melen ou Emombo, les boîtes de nuit s’embrasent sous les néons, où des DJs lancent des basses qui font trembler les plafonds et les cœurs. Les verres circulent comme des trophées dans un cirque absurde : whisky frelaté déguisé en millésime prestigieux, parfois camouflé dans un soda pour tromper les palais et les consciences. Ici, le luxe n’est qu’un mirage, et le drame, un invité permanent.
La jeunesse, affamée de sensations et de glamour à bas prix, s’y jette avec la naïveté de funambules ivres avant la chute. Les éclats de rire se mêlent aux vertiges, les selfies se mêlent aux spasmes, et chaque pas de danse un peu trop audacieux devient une pirouette tragiquement comique. Les serveurs, jongleurs d’un spectacle absurde, manipulent des bouteilles comme des bombes déguisées, tandis que les convives, persuadés de tenir le secret de la fête parfaite, ignorent que chaque shot pourrait être leur ticket pour l’urgence la plus proche. Rodrigue, 24 ans, étudiant en sciences économiques, raconte : « On voulait juste fêter la fin des examens. On a commandé ce qu’on croyait être du whisky importé. Après quelques verres, vertiges et brûlures à l’estomac… mes amis aussi. J’ai fini aux urgences. Le médecin m’a dit que c’était du whisky frelaté. Depuis, je n’ai plus jamais touché à l’alcool en boîte… mais autour de moi, tout le monde continue »
Le carnaval continue
Les rires sonnent creux face à la perfidie du liquide, les histoires hilarantes d’un soir se transforment parfois en cauchemars au petit matin. Dans cette farce urbaine, la comédie et la tragédie s’embrassent : un éclat de rire peut précéder un vertige, un toast peut annoncer une chute, et chaque gorgée est un pari avec la mort. La ville entière semble retenir son souffle, complice et horrifiée à la fois, regardant ses enfants danser sur un fil invisible entre audace et inconscience. Dans ce bal de feu et de verre, le whisky frelaté devient plus qu’un liquide : un symbole de l’illusion, du désir et de la vulnérabilité. Les jeunes, héros involontaires d’une tragédie burlesque, cherchent juste à exister, à ressentir, à rire dans la nuit. Et la nuit, implacable, continue de tourner, moqueuse, avec ses verres vides et ses éclats de rire, laissant derrière elle des souvenirs mêlés de joie, d’absurde et de danger.
La comédie et la tragédie n’ont jamais été aussi proches, et la piste de danse devient un théâtre où chacun joue son rôle, jusqu’au dernier shot. Dans des appartements loués à l’heure, loin des regards, groupes d’amis trinquent avec des bouteilles frelatées. La discrétion est de mise, mais les conséquences se lisent sur les visages : nausées, intoxications, passages aux urgences. Les pharmaciens s’arment de pansements gastriques et d’antiacides, qui disparaissent plus vite que les verres vides après les weekends. Ici, la fête est une pièce tragique où tout le monde joue, mais peu en sort indemne. « J’avais 22 ans. Ce soir-là, on voulait juste s’amuser, oublier le stress des examens. On a acheté ce whisky qu’un ami disait “très bon marché et fort”.
Quelques verres plus tard, j’ai senti ma tête tourner, mon cœur s’emballer. J’ai fini aux urgences, avec des brûlures d’estomac et des vertiges qui ont duré des jours. Depuis, je regarde mes amis trinquer avec peur. On croyait partager un moment de joie… mais on a frôlé le drame », confesse Elodie, aujourd’hui cadre d’assurance
Poison discret
Médecins et urgentistes tirent la sonnette d’alarme. Le Dr Ndongo, urgentiste à l’hôpital central, confie : « Nous voyons de plus en plus de jeunes arriver après des nuits en boîte avec des complications liées au whisky frelaté. Selon une enquête menée dans cinq clubs populaires de la ville, plus de 60 % des jeunes de 18 à 30 ans ont consommé du whisky frelaté au moins une fois, et près de 25 % ont ressenti des effets immédiats : vomissements, brûlures gastriques, vision trouble.
Certains cas sont tragiques. En 2024, plus de 450 intoxications (dont une vingtaine mortelles) liées à l’alcool frelaté recensées au Centre des urgences de Yaoundé. Et ce n’est qu’une partie visible de l’iceberg. Les analyses du Centre Pasteur sur des échantillons de vins et spiritueux collectés entre novembre 2018 et de juin à octobre 2023 au marché de Mokolo montrent que 32,1 % des boissons contiennent des niveaux de méthanol dépassant le seuil de sécurité de l’Union européenne de 50 mg/L. « Bien qu’aucun des échantillons n’ait atteint des niveaux de toxicité aiguë (2 000 mg/L ou 14 mg/kg/jour), les effets chroniques potentiels d’une exposition à de faibles doses de méthanol, en particulier chez les gros consommateurs, restent une préoccupation importante », signale le Centre Pasteur de Yaoundé, ce 17 septembre 2025.
Une économie de l’ivresse
Le phénomène n’est pas nouveau. Dès 2019, des centaines de caisses de pseudo-whiskies aux noms exotiques mais inconnus sur les marchés internationaux ont été saisies. Depuis, les trafiquants se sont adaptés : ateliers clandestins mobiles, cours intérieures transformées en distilleries improvisées, bouteilles recyclées dans un cycle sans fin de tromperie. Le whisky frelaté est devenu un fantôme urbain, qui glisse entre les doigts de la police et des consommateurs.
Dans les clubs huppés de Bastos, des single malts importés se versent avec délicatesse. Sur les trottoirs des quartiers populaires, les fioles frelatées brûlent les ventres et empoisonnent les vies. Entre ces deux mondes, une même quête : boire pour exister, trinquer pour oublier. Dans les quartiers périphériques, des cargaisons entières passent de mains en mains via des filières obscures. Là où une bouteille authentique coûte plusieurs milliers de francs, la frelatée s’achète dix fois moins cher. Dans une ville où le chômage ronge et où la fête est une soupape sociale, l’équation est implacable : un peu d’oubli immédiat contre la santé à long terme.
« Beaucoup n’ont pas les moyens pour du vrai », murmure un barman du quartier Briqueterie, la voix étouffée par la crainte et la fatigue. « On leur propose ce qu’ils peuvent payer. Une petite bouteille, et la soirée peut commencer. » Pour les jeunes, étudiants, chauffeurs de moto-taxis ou ouvriers de chantier, c’est un billet pour l’oubli, un aller simple pour l’ivresse… parfois au prix de leur santé. Comme le résume un poète de rue accoudé à un comptoir bancal : « Ici, on boit la misère déguisée en whisky. Le feu qui brûle nos ventres, c’est aussi celui qui dévore nos vies. » Yaoundé s’éveille chaque matin avec des lendemains douloureux.
Jean-René Meva’a Amougou