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Le 60e anniversaire de la nouvelle « Le Mandat » de Sembène Ousmane

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Quel collégien ou lycéen de l’Afrique sub-saharienne n’a pas lu et aimé « Le Mandat » de l’écrivain sénégalais Sembène Ousmane ? Qui n’a pas éprouvé de la compassion pour Ibrahima Dieng, le personnage central de cette nouvelle ? Qui n’a pas été bouleversé et révolté par les humiliations que lui fait subir une administration corrompue et inutilement tatillonne ? En effet, Dieng a du mal à entrer en possession de l’argent envoyé par son neveu qui vit et travaille en France.

À certaines personnes, la somme de 25.000 F. CFA, le montant du mandat, pourrait paraître dérisoire, pas à Dieng qui est au chômage et croule sous les dettes. Le jour où le facteur lui apporte ce fameux mandat, Dieng croit que sa vie va changer car ce mandat lui permettra non seulement de payer ses dettes mais de donner quelque chose à sa famille ainsi qu’à ses voisins. Malheureusement, les choses ne se passent pas comme il avait imaginé. En effet, lorsqu’il se rend à la poste pour retirer le mandat, un agent lui demande de fournir sa carte d’identité. Une pièce qu’il n’a pas et qu’il n’aura jamais car, en Afrique, avant d’obtenir ce genre de documents, il faut, à défaut d’avoir le bras long, graisser la patte ou mouiller la barbe à plusieurs personnes, ce qui ne peut se faire que si on a de l’argent et beaucoup d’argent. Un véritable cercle vicieux qui ruinera les immenses espoirs que Dieng avait placés dans ce mandat. En un mot, l’oncle d’Abdou ne verra jamais la couleur des 25. 000 F. CFA.

Sembène Ousmane s’appuie sur cette triste histoire pour critiquer les tares et abus de l’administration et de la police sénégalaises mais aussi pour nous parler du petit peuple africain des villes, impuissant face à certains fonctionnaires sans cœur, ni éthique. Un peuple constamment humilié, grugé et brutalisé par des gens censés être à son service. Un peuple dont les conditions de vie ne se sont guère améliorées après le départ du colon. Un peuple qui continue de broyer du noir malgré les belles promesses des politiciens qui ne leur rendent visite qu’à l’approche des élections.

Au-delà du Sénégal, c’est donc l’Afrique des indépendances qui est clouée au pilori par Sembène Ousmane dans cette œuvre publiée en 1965 par Présence Africaine, la maison d’édition de son compatriote Alioune Diop qui travailla et se dépensa beaucoup pour le rayonnement des littératures et cultures africaines.

Quand on relit cette nouvelle et qu’on regarde comment nos pays sont gérés actuellement, comment le petit peuple y est traité, on a l’impression que l’Afrique n’a pas beaucoup changé dans la mesure où paysans et ouvriers continuent d’être méprisés et exploités, dans la mesure où les petits fonctionnaires font toujours preuve d’arrogance et de cupidité, dans la mesure où règnent partout le faux et la tricherie, toutes choses qui feront dire à Ibrahima Dieng que “l’honnêteté est un délit de nos jours”.

Sembène est un de mes auteurs favoris parce qu’il n’a pas vendu son âme au diable pour devenir riche et puissant, parce qu’il ne s’est pas contenté de stigmatiser les abus et exactions de la colonisation, ni de chanter sans cesse que l’Afrique est “le berceau de l’humanité”. En effet, dès qu’il réalisa que les fausses indépendances des années soixante tardaient à déboucher sur la construction de routes, d’hôpitaux et d’écoles dignes de ce nom, sur la bonne gouvernance, sur le respect des deniers publics et sur l’amélioration de la situation des pauvres et défavorisés, il prit sa plume pour crier et protester.

Sembène ne s’est jamais mis au service de la Françafrique que feu François-Xavier Verschave décrivait comme “un système caractérisé par des pratiques de soutien aux dictatures, de coups d’État et d’assassinats politiques mais aussi de détournements de fonds et de financement illégal de partis politiques” (cf. F.-X. Vershave, « La Françafrique : le plus long scandale de la République », Paris, Stock, 1998). Le 19 janvier 2011, 4 penseurs africains ˗- le Camerounais Achille Mbembe, le Béninois Paulin Hountondji, le Congolais Élikia M’Bokolo et le Sénégalais Mamadou Diouf ˗- donnèrent un grand coup de main à la Françafrique en cosignant une tribune publiée par des universitaires français dans « Le Monde ». En endossant cette tribune qui présentait à tort Laurent Gbagbo comme un “chef ethnocentriste qui refuse sa défaite” sans en apporter la moindre preuve, ils apportaient indirectement leur caution à Sarkozy qui s’apprêtait à bombarder la Côte d’Ivoire et à installer Dramane Ouattara à la tête de la Côte d’Ivoire. Sembène n’aurait jamais participé à cette entreprise criminelle. Le natif de Ziguinchor (Casamance), qui étudia le cinéma à Moscou et quitta ce monde le 9 juin 2007, ne faisait pas partie de ces Nègres complexés et cupides qui se joignent facilement au Blanc pour diaboliser ou assassiner les résistants africains. C’est sans doute pour cette raison ˗ le refus de pactiser avec les ennemis ou bourreaux de l’Afrique ̵̵̵ que lui et Mongo Beti ne reçurent jamais de prix littéraire en France. Feu Bernard Zadi Zaourou ne disait-il pas que les prix littéraires ont un prix ? Traduction : pour recevoir un prix littéraire en France, il y a un prix à payer.

La jeunesse africaine, en quête d’hommes et de femmes dignes et libres, trouvera un guide et un modèle en Sembène Ousmane qui a toujours soutenu que « l’argent comme l’essence de la vie ne te conduit que sur la fausse route où, tôt ou tard, tu seras seul car l’argent détruit tout ce qui nous reste d’humanité ». Elle puisera des valeurs dans « Le Mandat » qui campe admirablement des personnages aussi hilarants que Mety et Aram (les deux femmes d’Ibrahima Dieng), le facteur Bah, le boutiquier Mbarka ou le pique-assiette Gorgui Maïssa.

Ibrahima Dieng connut toutes ces tribulations parce que des compatriotes mal intentionnés voulaient le voir souffrir, ce que Sembène résume joliment dans cette formule: « Le malheur, ce n’est pas seulement d’avoir faim et soif. Le malheur, c’est de savoir qu’il y a des gens qui veulent que tu meures de faim. »

Jean-Claude DJEREKE

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