Yannick Yemga, journaliste et diplômé en propriété intellectuelle : «La contrefaçon est au cœur du système de protection dans la législation commune»

 

L’OAPI a débuté tout en réflexions, la célébration de ses soixante années d’existence. L’occasion de nous demander si de votre point de vue, l’institution à travers ses services, a déjà réussi son pari d’entrer les habitudes des Africains?

Permettez-moi avant de répondre précisément à votre question qui fait référence à une des missions de l’OAPI, de vous remercier pour l’intérêt que vous portez à la propriété intellectuelle dont les enjeux sous nos tropiques sont encore peu ou prou mal connus en général. S’agissant du pari de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle de vulgariser cette matière, ou de la faire entrer dans les habitudes des Africains (pour reprendre votre expression), il me semble nécessaire de faire une précision liminaire. Il importe en effet de souligner le caractère singulier de l’OAPI en tant qu’office commun à 17 États membres qui délivre les titres de propriété industrielle régis selon une législation uniforme. Ce modèle et ce mécanisme sont une réussite dont l’Afrique doit être fière d’autant que l’Europe s’en est pratiquement inspirée pour mettre en place son office commun de brevet.

Pour répondre maintenant à votre question, je dirai que l’OAPI au-delà de l’administration des titres de propriété industrielle, fait également la promotion de la propriété intellectuelle, non sans souligner son intérêt pour l’essor de nos États. Sur le premier versant de sa mission, les produits financiers de l’Office attestent de ce qu’il y a eu beaucoup de progrès ces dernières années. Ces progrès sont également notables concernant l’autre versant de la mission de l’OAPI, quoi que l’on ne puisse nier qu’il y a encore du chemin à faire pour atteindre le niveau de contribution de la PI à la création de la richesse en Amérique du Nord, en Europe, et en Asie. Il est juste cependant de dire que si l’OAPI contribue à la promotion de la propriété intellectuelle, cette mission incombe aussi aux États directement en ce sens que cette matière constitue un grand vecteur de développement. C’est donc une affaire de tous et de chacun pour parler trivialement.
Y a-t-il un véritable lien entre le niveau d’appropriation du Système de la propriété intellectuelle et le développement encore espéré dans l’espace OAPI?

Parler de lien entre le niveau d’appropriation du mécanisme de l’OAPI et le développement légitimement attendu dans l’espace communautaire est de mon point de vue exagéré. Ce mécanisme est-il suffisamment connu? J’aurai tendance à répondre par la négative. Ce qui est constant, c’est que la matière elle-même et son intérêt ne sont pas suffisamment connus, y compris par nombre de décideurs publics. Or, c’est la perception ou l’appropriation de l’intérêt de la propriété intellectuelle qui va agir comme catalyseur.

Quels sont donc les enjeux de la propriété intellectuelle en Afrique francophone et dans le monde?

Les enjeux de la propriété intellectuelle sont en principe les mêmes sous tous les cieux. Il importe néanmoins de faire le distingo en fonction des bénéficiaires. Les détenteurs de titres sont évidemment les premiers à en tirer profit. Il faut savoir que l’une des caractéristiques essentielles de la propriété industrielle est qu’elle confère un monopole d’exploitation au titulaire du droit. Il s’agit en réalité d’un droit négatif puisqu’il permet d’interdire toute exploitation par les tiers sur l’étendue du territoire couvert par la protection. Le titulaire d’un brevet pharmaceutique par exemple a un monopole d’exploitation de son invention pour une durée de 25 ans. Ce brevet peut générer une entreprise qui va recruter des personnes, payer des impôts à l’État, en plus, et cela va de soi, constituer une solution à un problème de santé publique.

Au final, c’est toute la société qui y gagne. L’intérêt de la protection est qu’elle encourage l’innovation qui est en réalité le moteur du développement. A titre d’illustration, il faut savoir qu’il y a un lien entre le niveau de développement des pays et le nombre de brevets déposés. Si l’on prend les cas des pays comme la Chine, les États-Unis, le Japon, l’Allemagne, l’Inde, ou la France, l’on constate en effet qu’ils concentrent le plus grand nombre de brevets actifs. Ce n’est pas un hasard si ce sont ces pays qui occupent les premières places dans le classement des pays développés.

Sur quels acteurs faut-il, selon vous, renforcer le plus le sentiment que la propriété intellectuelle est utile: les États, les industriels ou les consommateurs africains?
La sensibilisation devrait être renforcée en direction des décideurs qui doivent élaborer des politiques publiques plus ambitieuses en matière d’incitation à l’innovation. Sur cet aspect précis, il y a un ensemble de choses à prendre en considération. Je fais notamment référence à la formation des jeunes qui doit être moins théorique. Nos pays doivent se doter de véritables centres de recherche avec des équipements de pointe d’autant que nous évoluons dans un contexte concurrentiel.

Nous avons la matière grise pour innover et créer de la richesse, il nous faut juste mettre en place des conditions adéquates pour fertiliser notre génie créatif. Après ce préalable, il faut évidemment favoriser l’avènement d’une véritable culture de la propriété intellectuelle. Nous devons avoir à l’esprit l’intérêt de cette matière en rapport avec le développement de nos États. Il y a par exemple un terrain en friche avec les indications géographiques, puisque nos États regorgent d’une foultitude d’atouts qui ne demandent qu’à être valorisés. Évidemment, il faut lutter ardemment et sans faiblesse contre la contrefaçon qui est un grand fléau. Les États, les industriels, les consommateurs et les chercheurs sont tous concernés par la sensibilisation.

Quelle est la plus grosse affaire de justice dans le monde, en lien avec la contrefaçon, dont vous avez entendu parlé ?
C’est une colle que vous me faites. Je serai donc mal avisé de me risquer à vous parler d’une affaire en particulier. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est que les marques notoires sont en général les plus contrefaites dans le monde.

Le problème du niveau d’appropriation du système de la propriété intellectuelle proposé par l’OAPI, ne viendrait-il pas finalement de ce que les sanctions contre la contrefaçon ne sont pas suffisamment fortes ou connues dans l’espace OAPI?
Comme je l’ai dit précédemment, le mécanisme de l’OAPI fonctionne et est plutôt avantageux pour les déposants qui au terme d’une seule procédure, d’un seul paiement, jouissent d’une protection dans 17 États membres. Il est certes vrai que si la matière elle-même (la propriété intellectuelle) et son intérêt ne sont pas suffisamment connus, la mécanique et les mécanismes de l’office commun ne le seront pas davantage. La lutte contre la contrefaçon est au cœur du système de protection dans la législation commune. Dans l’Accord de Bangui révisé, le législateur communautaire a même globalement durci les sanctions contre la contrefaçon. Cette guerre contre la contrefaçon n’est pas seulement l’affaire de l’OAPI, mais aussi et certainement davantage celle de nos États qui disposent comme disait Weber du monopole de la violence légitime pour faire appliquer la loi.

Qu’en est-il des coûts? Pouvez-vous procéder à une comparaison entre ce que prélève l’OAPI et ce qui se fait dans d’autres pays ou espaces économiques?
Les coûts varient en fonction des procédures. L’enregistrement d’une marque n’aura pas le même coût que son maintien en vigueur par exemple, bien qu’il s’agisse du même objet de propriété industrielle. Le dépôt d’un brevet ne coûtera pas le même prix que l’enregistrement d’un dessin et modèle industriel ou d’un nom commercial, etc… Pour ce qui est de la comparaison, je dirai que le coût des procédures à l’OAPI est globalement moins élevé que dans d’autres espaces ou pays, pour les raisons évoquées précédemment et qui se réfèrent au caractère spécifique de cet office. Cela étant, il ne faut pas perdre de vue que les droits de propriété intellectuelle sont territoriaux, même s’il existe en matière de brevet, la procédure PCT qui permet d’obtenir une protection internationale, et in fine, de faire des économies sur son budget.

Pour rester sur l’exemple du brevet, je dirai qu’en France, la procédure de dépôt coûte entre 3800 et 4600 euros (taxes et honoraires de cabinet conseil inclus). Il faut ajouter à ce montant environ 4750 euros par an, et sur 20 ans, pour le maintien en vigueur du brevet. Pour le brevet européen, le coût s’élèvera entre 2670 et 3800 euros (taxes et honoraires de cabinet conseil inclus). Pour son entretien jusqu’à son entrée dans le domaine public, il faudra débourser environ 10 000 euros. A l’OAPI, les taxes pour le dépôt d’un brevet couvrant la première année, s’élèvent à 225 000 FCFA. Il faut notamment y ajouter le paiement des annuités qui sont fonction du nombre d’années. Par exemple, de la 2e à la 5e année, c’est 220 000 FCFA par année, alors qu’à partir de la 16e année jusqu’à la 20e année, il faut débourser 650 000 francs par année. Ces chiffres peuvent donner le tournis, mais il ne faut pas oublier que le brevet est un actif qui peut être très lucratif pour son titulaire qui en détient le monopole d’exploitation.

Il a beaucoup été question au cours du débat thématique du 13 septembre dernier, d’industrialisation et de diversification des économies. Comment la propriété intellectuelle contribue-t-elle concrètement à cela ?
Votre question renvoie encore une fois, à l’intérêt de la propriété intellectuelle. Comme je vous l’ai dit précédemment, cette matière est un véritable vecteur de développement. La question de l’industrialisation est consubstantielle à la propriété intellectuelle et notamment à celle du brevet d’invention. La preuve, parmi les trois conditions de brevetabilité, il y a celle de l’application industrielle.

La question de l’industrialisation et de la diversification de l’économie n’est pas nouvelle pour nos pays africains qui pour la plupart sont confinés à exporter leurs matières premières sans valeurs ajoutées, ce qui les rends vulnérables aux caprices de la météo économique internationale. La propriété intellectuelle peut contribuer à sortir de ces sentiers battus, d’autant qu’elle relève de l’immatériel. En protégeant les droits, on stimule l’innovation et l’invention. Si les inventeurs ne peuvent jouir de leurs inventions, il y a fort à parier qu’ils seront peu enclins à produire, à inventer. La protection d’une invention est une illustration concrète de la contribution de la propriété industrielle à l’industrialisation de l’Afrique et à la diversification de son économie.

Interview menée par
Théodore Ayissi Ayissi

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