«Une si longue lettre» de Mariama Bâ

Ce n’est pas l’actuelle classe dirigeante française qui jettera “les bases de rapports sains et décolonisés”. Pourquoi? Parce qu’elle a des accointances avec le vieux monde, parce qu’elle a participé à la destruction de la Libye et à la déstabilisation de la Côte d’Ivoire, parce qu’elle continue de croire que la colonisation fut une bonne chose et que la France ne peut prospérer que si l’Afrique est dirigée par des présidents dictateurs et soumis.

Mariama Bâ

Dans ce roman, c’est avant tout un cœur qui parle à un autre cœur. Ramatoulaye, l’héroïne, parle à Aïssatou, par le biais d’une longue lettre qui évoque leurs souvenirs d’étudiantes impatientes de participer à l’accouchement d’un monde nouveau. C’est l’histoire d’une veuve qui se confie à une divorcée. Et ce qui frappe d’emblée, dans ces confidences, c’est à la fois le courage et la détermination de la veuve. Car Ramatoulaye ne demande ni n’attend la permission de qui que ce soit pour s’affranchir, pour devenir libre. Elle n’a pas peur de se déchaîner contre Tamsir, le grand-frère de son époux fraîchement inhumé, après que ce dernier lui a annoncé son désir de l’épouser. Tamsir est accompagné, ce jour-là, de Mawdo, l’ami de son mari, et de l’Imam de la mosquée du quartier. Ils sont venus pour faire appliquer une coutume qui veut qu’un homme “récupère” la femme laissée par son défunt frère. Mais Ramatoulaye ne se laisse pas faire; au contraire, elle explose, donne libre cours à une colère longtemps contenue comme le montre cet extrait de sa lettre à Aïssatou: “Je regarde Tamsir droit dans les yeux. Je regarde Mawdo. Je regarde l’Imam. Je serre mon châle noir. J’égrène mon chapelet. Cette fois, je parlerai. Ma voix connaît trente années de silence, trente années de brimades… As-tu jamais eu de l’affection pour ton frère? Tu veux déjà construire un foyer neuf sur un cadavre chaud. Alors que l’on prie pour Modou, tu penses à de futures noces. Ah! Oui: ton calcul, c’est devancer tout prétendant possible, devancer Mawdo, l’ami fidèle qui a plus d’atouts que toi et qui, également, selon la coutume, peut hériter de la femme. Tu oublies que j’ai un cœur, une raison, que je ne suis pas un objet que l’on se passe de main en main. Tu ignores ce que se marier signifie pour moi: un don total de soi à l’être que l’on a choisi et qui vous a choisi… Je ne serai jamais le complément de ta collection… Tamsir, vomis tes rêves de conquérant. Ils ont duré quarante jours. Je ne serai jamais ta femme.”
On le voit bien: Ramatoulaye est une femme révoltée, en colère et décidée à tourner la page de plusieurs années de frustrations et d’humiliations.
La relecture de ce roman m’a fait penser à la France qui n’a jamais cessé de nous piller et de nous mépriser, à nos frères et sœurs humiliés et maltraités dans les pays du Maghreb, aux populations africaines affamées, bâillonnées et exploitées par leurs propres dirigeants. Ces Africains, qui partout vivent un calvaire, devraient, non pas pleurnicher ni contempler le Ciel, mais se révolter comme Ramatoulaye. Chaque fils et fille de ce continent devrait adopter la posture de l’héroïne de «Une si longue lettre», c’est-à-dire se dresser contre l’injustice, les mensonges et la domination, quitter sa peur et travailler, hic et nunc, à mettre fin aux souffrances du continent. Bref, au lieu de nous résigner et de subir en silence, nous devrions nous insurger contre la criminelle Françafrique d’Houphouët et du général de Gaulle qui ne nous a apporté que la misère, les coups d’État, la désolation et la mort.
Personne ne vient libérer Ramatoulaye. C’est elle-même qui se libère; elle n’attend pas le mot d’ordre de personne pour briser les chaînes de la servitude et de l’oppression. Elle aurait pu se résigner à son triste sort en disant: “à quoi bon lutter? Les femmes ont toujours fait la volonté des hommes.” Mais elle ose tenir tête à Tamsir en lui déclarant qu’elle ne sera jamais sa femme. Et, effectivement, Tamsir ne parviendra pas à l’épouser. Cette Ramatoulaye frondeuse, teigneuse et courageuse interpelle les peuples africains qui ont tendance à tout attendre de Dieu et des leaders de l’opposition, ce qui est une erreur car Dieu ne sauve pas l’homme sans l’homme, d’une part et, d’autre part, parce que, quels que soient leur générosité et leur courage, les leaders politiques ne peuvent apporter tout seuls le changement. Certes, ils peuvent éclairer, canaliser, encourager ou galvaniser; mais, à la fin, c’est toujours le peuple qui fait la révolution, change le cours de son destin, fait l’Histoire, pour parler comme le Chilien Salvador Allende peu avant sa mort. Il appartient aujourd’hui aux peuples africains de faire l’Histoire en se mobilisant, partout et ensemble, contre le franc CFA, contre les bases militaires françaises en Afrique, contre le monopole des entreprises françaises, etc. N’attendons pas que les leaders nous donnent des mots d’ordre. Prenons les devants, si nous avons l’impression qu’ils louvoient, tergiversent, tournent en rond ou qu’ils ne vont pas aussi vite que nous aurions voulu!
Au total, le personnage de Ramatoulaye ne parle pas uniquement aux femmes opprimées et chosifiées ici ou là. Il parle aussi à tous les Africains qui se battent pour la liberté et la souveraineté de leur continent. La jeunesse africaine doit jouer les premiers rôles dans ce combat contre l’injustice et la duplicité de la France. Elle qui, de Ouagadougou à Libreville en passant par Douala, n’a plus peur de dire ce qu’elle pense de la France comme en témoignent les propos du rappeur Valsero lors du colloque sur “Les mobilisations citoyennes en Afrique”, organisé les 21 et 22 novembre 2016 par le Centre de recherches internationales de Sciences-Po en collaboration avec le département des études africaines de l’université Columbia (New York) et l’université de Paris-I: “Je ne suis pas venu vous parler de Paul Biya, cela ne m’intéresse pas de radoter sur la situation du Cameroun que tout le monde connaît. Je veux vous parler de vos responsabilités. Il n’y a pas simplement un problème Paul Biya au Cameroun. Il y a un problème avec la France. S’il n’y avait pas la France, Biya ne serait plus président depuis des lustres.” Et le porte-parole du mouvement “Croire au Cameroun” de conclure: “Paul Biya est au pouvoir depuis trente-quatre ans. Nous avons le franc CFA, nous avons Bolloré qui contrôle les ports, le chemin de fer et maintenant les cinémas, nous avons l’ambassadeur de France qui a tellement de pouvoir, le PMU… Tout cela est visible. La France s’est implantée comme un virus. Il est temps de jeter les bases de rapports sains, décolonisés.” (http://www.cameroonvoice.com/news/article-news-27875.html)
Ce n’est pas l’actuelle classe dirigeante française qui jettera “les bases de rapports sains et décolonisés”. Pourquoi? Parce qu’elle a des accointances avec le vieux monde, parce qu’elle a participé à la destruction de la Libye et à la déstabilisation de la Côte d’Ivoire, parce qu’elle continue de croire que la colonisation fut une bonne chose et que la France ne peut prospérer que si l’Afrique est dirigée par des présidents dictateurs et soumis. Comme Tamsir, dans le beau roman de Mariama Bâ publié en 1979 par les Nouvelles Éditions Africaines, la classe dirigeante française est porteuse de rêves de conquérants. Mais c’est notre devoir de faire échouer ces rêves diaboliques.
Féministe convaincue, la Sénégalaise Mariama Bâ a tiré sa révérence le 17 août 1981. Elle avait 52 ans.

 

Jean-Claude DJEREKE

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