Déploiement mutuel et équilibré des forces
Exit les travaux de la 23e session de la Grande commission mixte de coopération Tchad-Cameroun. Du 21 au 22 août 2019 à Yaoundé, une nouvelle fois, les deux pays se sont entendus pour travailler ensemble en dépit des différences. De façon pratique, Yaoundé et Ndjamena misent encore sur un déploiement mutuel et équilibré des forces. En un sens, le constat est rassurant: pragmatiques, les discussions entre les deux parties se sont arrimées à de nombreux défis sans cesse renouvelés autour des enjeux de coopération.
Chérif Mahamat Zene, le ministre tchadien des Affaires étrangères, de l’Intégration africaine, de la Coopération internationale et de la Diaspora, l’a d’ailleurs si bien énoncé: «Dans cette coopération, certains paramètres agissent comme des carcans, d’autres laissent davantage de place à l’innovation». L’autre façon de dire qu’entre le Tchad et le Cameroun, les actualités peuvent occasionner des revirements, imposer des concessions et exiger ainsi bien des capacités d’adaptation, d’anticipation, de veille et de suivi qui dépassent de loin la seule exigence d’analyse a posteriori, sur des enjeux complexes, à la fois politiques et techniques.
On le comprend, la Grande commission mixte Tchad-Cameroun est là pour cela. Des experts la voient surtout comme un label qui permet aux deux États de réduire les dangers qu’il peut y avoir à s’exposer seul à certains risques. Vu sous cet angle, sur l’une comme l’autre rive du Logone, la logique thématique et transversale prend le pas sur les découpages géographiques. Raison pour laquelle à Yaoundé, les deux voisins sont venus défendre une certaine vision; adapter les instruments de leurs actions pour avoir les moyens de dépasser le seul niveau des discours et des seuls habillages communicationnels de la diplomatie.
C’est tout le sens de l’inscription à l’ordre du jour des travaux du 21 au 22 août dernier, de thèmes transversaux (préservation de l’environnement, investissement, libre circulation des biens et des personnes, lutte antiterroriste). Il s’agit des sujets d’intérêts communs, d’où la présence d’une forte délégation tchadienne à Yaoundé. En plus de Chérif Mahamat Zène, il y avait Abdramane Mouctar Mahamat (ministre des Infrastructures, des Transports et du Désenclavement), Dr David Houdeingar Ngarimaden (ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation), des experts de différents départements ministériels, des opérateurs économiques et les représentants des syndicats de transporteurs. Qu’est-ce qui a été dit on et off the record? Réponses dans le présent zoom.
Selon Ndjamena, plusieurs obstacles débitent des filets d’eau chaude dans les relations entre les deux pays.
À Yaoundé, il n’est pas apparu clairement que depuis les travaux de la 22e Grande commission mixte de coopération Tchad-Cameroun, les choses se sont terriblement mal passées. Sauf que, pour cette 23e session de la même instance bilatérale, Chérif Mahamat Zene a préparé un «discours». Pour des civilités diplomatiques, le texte lu par le ministre tchadien des Affaires étrangères ne manque pas de faire le bilan de la coopération entre son pays et le Cameroun. Devant un parterre d’experts et d’officiels des deux parties, l’orateur s’attarde sur les évolutions du dispositif bien nommé «Grande commission mixte Tchad-Cameroun». Point après point, il souligne les différents obstacles à la mise en application des différents accords signés avec Yaoundé. «Défis communs ne signifie pas pour autant intérêts communs», dit le chef de la délégation tchadienne, question d’amorcer sa litanie de doléances, avec en filigrane, l’idée d’«un défaut d’une coopération en profondeur».
Tableau
Sur ce plan, mentionne Chérif Mahamat Zene, la question de la libre circulation est la première disparité qui fait obstacle aux bonnes relations. Ses mots manquent peut-être suffisamment de justesse pour qualifier tous les faits divers impliquant Tchadiens et Camerounais. Il préfère évoquer le cas du corridor Douala-Ndjamena. «Il y a beaucoup de difficultés sur ce trajet, notamment la multiplicité des postes de contrôle, le non-respect de la convention internationale en matière de transport des marchandises en transit. Cette convention stipule que le camion en transit ne devrait pas être contrôlé sur un check-point non conventionnel. Ces barrières posent des problèmes de fluidité dans la circulation», expose le membre du gouvernement tchadien. Il rapporte également le calcul de ses compatriotes, usagers de cet axe routier: «tout camionneur verse une “motivation” oscillant entre 1000 et 5000 FCFA par poste de contrôle, représentant en moyenne 175 milliards de FCFA annuels pour les 78 000 véhicules recensés».
En matière de coopération judiciaire, révèle-t-il, les deux pays échangent très peu d’informations, notamment sur la situation des prisonniers. Le Tchad constate plusieurs cas d’arrestations et de détentions prolongées, notamment des cas de disparitions.
Sur la même tonalité plaintive, David Houdeingar, le ministre tchadien de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation, évoque les difficultés de séjour rencontrées par les milliers d’étudiants tchadiens au Cameroun. Il s’agit, entre autres, du refus de délivrance des diplômes intermédiaires et l’exigence de carte de séjour par les universités camerounaises, préalable à toute inscription. Pourtant, depuis 2017, rappelle-t-il à l’assistance, un projet d’accord a été proposé, mais n’a pas abouti.
«Il ne faut surtout pas ignorer les différences réelles qui nous divisent, mais plutôt reconnaître qu’elles ne pèsent pas lourd au regard des défis communs à affronter (…) En clair, le Tchad et le Cameroun ont chacun des responsabilités et des atouts singuliers pour traiter ces problèmes», propose Chérif Mahamat Zene.
Le corridor d’attentions camerounaises
Yaoundé vante une palette d’actions destinées à asseoir la coopération avec son voisin tchadien.
«Beaucoup de problèmes doivent être discutés en toute sincérité et honnêteté». En le posant à l’entame des travaux de la 23e session de la Grande commission mixte de coopération Tchad-Cameroun, Lejeune Mbella Mbella estime que le Tchad et le Cameroun doivent coopérer dans la formulation des solutions et leur mise en œuvre. Au-delà des chiffres exposés par son homologue tchadien, au-delà de ces affaires connues du grand public, le ministre camerounais des Relations extérieures (Minrex) montre l’ardeur de son pays à œuvrer pour l’instauration de relations constructives à plus grande échelle.
Pour cela, son discours joue à la fois sur la distance et sur l’instant. Rythmant le tout en faits, Lejeune Mbella Mbella évoque la décision prise les 10 et 11 janvier 2019, lors de la concertation entre les deux administrations douanières dont l’objectif vise l’amélioration du transit sur le corridor Douala-Ndjamena. «Il s’agit de deux éléments: le Système des administrations techniques (SIAT), qui permet aux institutions étatiques de s’arrimer aux exigences de la modernisation à travers une offre basée sur des services essentiellement électroniques; le e-Force, le formulaire unique des opérations du commerce extérieur, dont l’objectif est de permettre aux différents maillons de la chaine logistique de dérouler en un point unique leurs formalités d’import/export», relève le Minrex.
La suite de son propos salue l’accord relatif aux opérations de recherches et de sauvetage d’aéronefs en détresse. En son article 2, ledit accord définit les modalités de coopération entre le Centre secondaire de sauvetage (RSC) de Yaoundé et le Centre de coordination de sauvetage (RCC) de Ndjamena. Il fixe aussi les conditions de mise à disposition, de déploiement, d’utilisation réciproque, et de coordination, en temps de paix, de moyens de recherche et de sauvetage d’aéronefs se trouvant en situation de détresse sur les territoires respectifs des différents États.
Il y a aussi l’aménagement d’un espace (10 hectares) de marchandises et conteneurs à destination du Tchad au port de Douala. «Voilà une initiative visant à réduire les tracasseries décriées sur le corridor par les transitaires, mais aussi à renforcer les rapports commerciaux entre le Cameroun et les pays de l’hinterland» se félicite le Minrex. Ce dernier n’oublie pas l’installation des caméras de vidéosurveillance en divers points du corridor. «La division spéciale des contrôles (police des polices) est également à l’œuvre pour traquer les policiers coupables de tracasseries sur les camionneurs», dévoile-t-il.
Bobo Ousmanou
La frontière, à la règle et au crayon de l’Onu
Selon Ndjamena, plusieurs obstacles débitent des filets d’eau chaude dans les relations entre les deux pays.
Frontière Cameroun-Tchad. Près de 60 ans après les indépendances des deux pays, l’utilisation de cette appellation a encore au moins un inconvénient; celui d’avoir plus de flous qu’une forme définitive. À ce sujet, sous anonymat, un expert camerounais confie que «depuis toujours, toutes les idées effleurent juste les bords du problème». Son phrasé cache mal le vieux chant de guerre qui souffle à certains endroits. De temps en temps, il remonte le cours du temps, réveille les conflits, déterre les haches et demande de préciser clairement et définitivement le tracé. Dans le débat public et médiatique, revient régulièrement l’image de diplomates traçant sur de mauvaises cartes la frontière dans des zones où ils n’ont jamais été. Dans certaines de ces zones justement, la frontière concentre, en raison de sa double nature d’écluse et de barrière, de fermeture et d’ouverture, la structure et la dynamique d’insécurité.
Au terme de la 23e session de la Grande commission mixte de coopération Tchad-Cameroun, le côté diffus de la situation a certes été relevé, mais la solution s’est déclinée en processus. «Cette préoccupation devra aboutir à une signature de requête conjointe au Centre de cartographie de l’ONU. L’objectif est d’accompagner le Cameroun et le Tchad dans le processus de réaffirmation de leur frontière commune», s’épanche Chérif Mahamat Zene. À comprendre que, sur la carte, on attend le coup de crayon de l’organisation planétaire.
Cas
«C’est plus qu’une urgence pour mieux asseoir la coopération entre nos deux pays», signale un officiel du ministère camerounais de la Défense, à l’issue des travaux. Le haut gradé rappelle à cet effet l’incident survenu en mai 2017. En ces temps-là, neuf militaires camerounais du Bataillon d’intervention rapide (BIR) en patrouille avaient été arrêtés et cuisinés par les autorités tchadiennes. Selon ces dernières, les bidasses camerounais avaient violé la frontière «sans autorisation». À lui seul, l’exemple montre que les deux parties ne connaissent pas la vraie frontière. Cela est vrai pour les populations. Au premier degré, ces dernières traversent une ligne inconnue avec des troupeaux, à la recherche d’eau et de pâturages; au second degré, elles font transiter, dans tous les sens, des denrées et des produits de contrebande.
Ongoung Zong Bella
Souleymane Boune-Gafali
«C’est un long processus»
Spécialiste de géophysique, l’expert tchadien du ministère tchadien des Affaires étrangères décrit le chemin du bornage frontalier entre les deux États.
À quoi renvoie la réaffirmation d’une frontière commune?
C’est un acte géopolitique par excellence, puisqu’il s’agit de délimiter des aires d’exercice de la souveraineté, d’inscrire le politique dans l’espace. Cependant, le droit international ne préside aucunement à la répartition des espaces terrestres entre groupes humains et il ne permet pas, a fortiori, de déterminer ce qu’est une «bonne» frontière. Il s’agit d’un processus conditionné, pour l’essentiel, par les circonstances historiques et politiques. Le tracé retenu est le résultat d’une négociation entre les territoires voisins. Il répond à l’idée qu’il ne saurait y avoir de chevauchement de souverainetés sur un même espace. C’est un long processus.
Concrètement, en quoi se décline-t-il?
Le point de départ en est la «détermination» dont l’objet est de fixer les grandes orientations de la frontière entre les États négociants. Cela passe par la signature et la ratification de traités et d’accords entre les entités contigües visant à la reconnaissance réciproque de la frontière.
La seconde phase, la «délimitation» proprement dite, est constituée par l’opération de démarcation. Elle consiste à interpréter, sur le terrain, les intentions des négociateurs. Elle conduit les parties à tracer une ligne séparant les territoires des États concernés. La phase suivante, plus technique que politique, aboutit à la «démarcation par abornement». Des commissions mixtes d’abornement des frontières placent des bornes de délimitation ou «bornes principales» qui fixent alors les grandes lignes de la frontière.
Cette phase technique, confrontée aux réalités du terrain, peut présenter des difficultés d’interprétation et des difficultés de réalisation. C’est à ce stade que l’on décide éventuellement de tenir pour pertinente une limite naturelle. Enfin, la «densification». Elle consiste, dans certaines situations, lorsque les confins territoriaux ont une forte densité de populations et d’activités, à multiplier les bornes, de façon qu’elles soient de préférence intervisibles.
Notons cependant que l’exigence d’une frontière terrestre incontestée, délimitée et démarquée, dont le tracé serait définitivement acquis, n’a jamais été considérée comme une condition nécessaire de l’existence d’un État et par conséquent de sa reconnaissance. Pour qu’un État existe et puisse être reconnu, il suffit que ce territoire ait une consistance suffisamment certaine (alors même que les frontières n’en seraient pas encore exactement délimitées) et que, sur ce territoire, il exerce en réalité la puissance publique nationale de façon indépendante.
Propos recueillis par OZB
Repères
• Le Tchad et le Cameroun, dont les relations diplomatiques remontent à 1960, partagent une frontière commune d’environ 1094 km. La proximité entre les deux pays est à la fois géographique, historique et culturelle.
• Le Tchad, pays de l’hinterland, utilise en effet la façade maritime camerounaise, par le canal de la plateforme portuaire de Douala, pour assurer le transport de ses marchandises où transitent plus de 80 % du volume des exportations et importations tchadiennes.
• Pays producteur de pétrole, le Tchad exporte sa production à travers le pipeline construit entre les localités de Doba au Tchad et Kribi au Cameroun. Entre janvier et avril 2019, le droit de transit du pétrole tchadien a généré 11,5 milliards de FCFA de recettes au Cameroun, selon le Comité de pilotage et de suivi des pipelines (CPSP.
• 1541. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), c’est le nombre de réfugiés tchadiens recensés au Cameroun au 31 mai 2018.
• 2 août 2011, signature de l’Accord de Coopération binational Tchad – Cameroun relatif à la création et la gestion concertée du Complexe des aires protégées Bouba Ndjida et Sena Oura.
• 13 avril 1999, signature de la Convention en matière de transports routiers entre la République du Tchad et la République du Cameroun.
• 2016, signature de l’agrément de coopération entre l’Université de Maroua et l’Université de Ndjamena au Tchad. Il inclut notamment les échanges des enseignants, des étudiants. Il implique également l’organisation conjointe des conférences, des séminaires et d’autres événements scientifiques et culturels.
La commission du bassin du lac Tchad
Créée en 1964 par la Convention de Fort-Lamyet basée à Ndjamena (République du Tchad), la commission du bassin du lac Tchad est une structure permanente de concertation destinée à coordonner les différentes actions concernant le lac. Acteur principal de la gestion des ressources du bassin du lac Tchad, la CBLT a reçu, dès sa création, plusieurs mandats: la gestion durable et équitable du lac Tchad et des autres ressources en eaux partagées du bassin; la préservation des écosystèmes du bassin conventionnel du lac Tchad; la promotion de l’intégration; la préservation de la paix et de la sécurité transfrontalières dans le bassin du lac Tchad. Elle réunit les représentants des États riverains du lac: Le Cameroun, le Niger, le Nigéria et le Tchad. La République centrafricaine (1996) et la Libye (2008) se sont rajoutées. Le Soudan, l’Égypte, la République du Congo et la RD Congo en sont des membres observateurs.
Source: Minrex