Elles constituent de sérieuses entraves à l’exécution des projets de l’institution financière panafricaine dans la sous-région.
L’Afrique centrale est «un moteur diesel qui prend du temps à atteindre sa vitesse de croisière. Lorsqu’elle l’atteindra, l’Afrique décollera avec elle». Cette image du Pr Daniel Ona Ondo, président de la commission de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale, trahit mal les difficultés que connait la sous-région pour amorcer une transformation structurelle de son économie.
Plusieurs défaillances structurelles et conjoncturelles se dressent, depuis plusieurs années à la construction d’une véritable communauté économique, permettant l’amélioration des indicateurs de vie des populations. Pour la Bad, la stratégie vise à soutenir la diversification économique et la transformation structurelle, à travers l’amélioration du commerce intrarégional. Une ambition qui s’appuie sur deux piliers: renforcer les infrastructures régionales (énergie, transport et TIC) d’une part, soutenir les réformes pour le développement du commerce intrarégional et renforcer les capacités institutionnelles des CER d’autre part.
Cette boussole opérationnelle de la direction générale pour l’Afrique centrale de la Bad s’est faite en totale concertation avec la Cemac et la CEEAC, les autorités nationales (gouverneurs pays) et le secteur privé (opérateurs économiques, société civile). Une stratégie d’intégration régionale sur 7 ans et une enveloppe de plus 2 609 milliards de F CFA, c’est la recette que la Banque africaine de développement a préparée pour infléchir la tendance actuelle.
Réunis à Yaoundé le 16 septembre dernier à l’occasion de la présentation du document de stratégie d’intégration régionale de la Bad en Afrique centrale, les ministres de l’Économie des pays d’Afrique centrale, gouverneurs de la banque dans leur pays respectif, ont tous identifié les entraves qui pèsent tant au niveau national que régional. Le moins que l’on puisse dire c’est que l’Afrique centrale connait des menaces communes et transversales. Face à ces contingences sérieuses, le mini plan Marshall de la Bad dans la région connait déjà des interférences.
Joseph Julien Ondoua Owona, stagiaire
Florilège des menaces discutées
Insécurité
L’hydre de l’insécurité traverse les 7 pays (Cameroun, Congo, Gabon, Guinée Équatoriale, RCA, République démocratique du Congo, Sao Tomé et Principe, Tchad) du portefeuille de la direction générale de la Bad en Afrique centrale. Boko Haram au Cameroun et au Tchad, la violence des velléités séparatistes aux Nord-Ouest et Sud-Ouest Cameroun, la rémanence des groupes armés en RCA (qui contrôle 80 % du territoire national), les agitations dans le pool au Congo, le no man’s land dans l’Est de la RDC et les tensions politiques au Gabon, en Guinée Équatoriale et à Sao Tomé.
Selon Issa Doubragne, ministre de l’Économie et de la Planification du Développement du Tchad, «l’intégration est freinée par un certain nombre de sujets auxquels on s’attendait peu: l’insécurité, qui non seulement ralentit la circulation des hommes et des biens, mais aussi brade les caisses de l’État». En effet, a-t-il indiqué, près de 30 % du budget du pays est investi «pour la sécurisation des frontières et aussi pour appuyer les forces que nous [l’État tchadien] déployons à l’extérieur».
La meilleure thérapie, de son point de vue, est «la mutualisation des efforts pour faire face à Boko Haram ensemble et économiser de l’argent pouvant être injecté dans la diversification structurelle de notre économie».
Le contexte sécuritaire en République centrafricaine ne rassure pas également. Félix Moloua, ministre de l’Économie, du Plan et de la Coopération de ce pays, déplore ces guerres qui «ont dévasté toutes les infrastructures autrefois existantes».
’économie du pays de Faustin Archange Touadéra en paye le prix fort. En Centrafrique, «nous importons tout!», fulmine-t-il. Le gouverneur pays de la Bad en RCA soutient: «nous avons besoin de cette intégration, parce qu’elle va permettre de renforcer les capacités et de créer des conditions pour rebâtir les infrastructures».
Pour sortir ce pays de cette impasse économique, la Bad a envisagé de lui apporter son aide. Lors de sa récente tournée dans la région, le président de la Bad, Dr Akinwumi Adesina, a devisé, à Bangui, avec le chef de l’État, des promesses d’investissement dans le secteur de l’agriculture, des infrastructures. Des appuis aux réformes budgétaires ont également été évoqués.
L’éternelle crainte de l’envahissement
Alors que le panel des gouverneurs pays de la Bad en Afrique centrale donnait des communications, une anecdote va faire frémir la salle. Daniel Molongandzeyi, chef du département de l’intégration régionale au ministère congolais de l’Économie, en est l’auteur. «Comment les deux Congo, qui ont signé l’accord de libre-échange continental, étaient-ils sceptiques à l’idée de la construction d’un pont devant relier les deux capitales?», lance-t-il dans une salle elle aussi entrainée par la curiosité ironique de la situation. Pour lui, le pays de Dénis Sassou Nguesso craignait l’envahissement par grand voisin éponyme. Illustration faite par la taille des populations habitant les deux capitales: 12 millions pour Kinshasa (RDC) à peine 1,5 million pour Brazzaville. Il y aura l’intervention du Nepad, de l’Union africaine et de la Bad pour faire comprendre que le projet pont-route-rail entre Brazzaville et Kinshasa «n’avait pas pour ambition de relier uniquement les deux pays… c’est une composante de la transafricaine qui doit relier l’Afrique, du Caire au Cap, et de l’océan Atlantique à l’océan Indien. Les deux Congo ne font office que de bretelles», conte le représentant du ministre congolais de l’Économie.
Pour inverser la psychose de l’immigration de masse, le gouvernement congolais a mis sur pied un programme de promotion des avantages du libre-échange dans le pays. Daniel Molongandzeyi confie d’ailleurs avoir suggéré à sa hiérarchie que «les Camerounais et les Tchadiens doivent aussi rentrer [au Congo] avec leurs cartes nationales d’identité». Si les Congolais peuvent rentrer dans ces pays en présentant ce seul instrument sécurisé, par réciprocité, il devrait en être autant. Toutefois, reconnait le directeur congolais «il y a beaucoup de problèmes que nous devons résoudre dans le cadre de l’intégration». Dans ce registre, la culture d’intégration régionale est un chantier tout aussi prioritaire que les infrastructures, afin que des actes d’afroxénophobie meurent de leur propre mort. De plus en plus, la tentation au repli a gagné l’Afrique. Face à l’inconfort socio-économique des populations, les étrangers sont des boucs émissaires de l’insuffisante production d’opportunités. Au point où, on assiste à une afroxénophobie d’État, à travers l’érection des achoppements (dissuasions) normatifs ou physiques.
La monnaie
L’introduction de la République démocratique du Congo dans la stratégie de la Bad est une bonne nouvelle pour les états-majors des communautés économiques régionales. Le président de la commission de la Cemac, Pr Daniel Ona Ondo, estime qu’à «la vérité, la Cemac reste un espace économique exiguë. Avec la RDC, le marché devient encore plus important pour les opérateurs économiques». A contrario, avec l’intégration de la RDC, un autre problème apparait: celui de la monnaie. L’instrument d’échange est fondamental dans la perspective d’intensification du commerce. «Il faudra y réfléchir. Les chefs d’État avaient mis sur pied un projet de compensation. L’expérience de la chambre de compensation Zaire-Cemac a fait pschitt. Elle n’a pas perduré et les résultats escomptés n’ont pas été atteints», se remémore-t-il.
Dr Ousmane Dore
Les milliards ne suffisent pas pour développer un pays ou une région. La gouvernance est au cœur de la problématique de développement de ce continent. Nous sommes aussi conscients qu’il faut travailler sur les questions de fond telles que celle-là. C’est crucial au moins pour la gestion des fonds
Le directeur général pour l’Afrique centrale de la Banque africaine de développement s’exprime.
Notre ambition, c’est de porter le commerce intrarégional à 6 %
Monsieur le directeur général, le Bureau régional de la BAD vient de présenter son document de stratégie pour la période 2019-2025 et matérialise un peu plus l’objectif 3 des High 5. Globalement, quelle est l’ambition?
En élaborant une telle stratégie, la vision de la Banque africaine de développement c’est d’amener ces pays à un rythme d’intégration plus poussé, permettant une transformation structurelle des économies et aussi leur diversification. Comme la stratégie l’indique, deux piliers essentiels ont été dégagés: le renforcement des infrastructures (transport, énergie, TIC), l’appui aux réformes pour renforcer le commerce régional et les capacités institutionnelles des Cer). C’est sur la base de ces derniers que nous avons préparé un programme indicatif de projet. Nous pensons que, sur la base de ces deux piliers, l’objectif qui est de doubler le rythme d’intégration (mesuré par le volume du commerce intrarégional) pourrait être atteint. Par stimulation, la stratégie permettrait à la sous-région de tirer profit de son vaste potentiel que nous connaissons déjà, toute chose qui infléchirait les choses et améliorerait les conditions de vie des populations.
Une expression est revenue lors des échanges, la «connectivité». Plusieurs baromètres, dont le vôtre, présentent l’Afrique centrale comme la région la moins intégrée du continent. Précisément, dites-nous, vous ambitionnez porter l’Afrique centrale de quel point à quel point? En d’autres termes, quel devrait être le visage de l’intégration en Afrique centrale en 2025?
C’est une bonne question, car lorsque vous formulez des stratégies sur une période, l’idée c’est de visualiser ce que la stratégie va donner à terme. Nous pensons en 2025.
Nous voulons retrouver une Afrique centrale mieux intégrée. Vous avez parlé des points. Aujourd’hui lorsqu’on prend les statistiques officielles, le volume du commerce intrarégional ne se situe qu’aux environs de 2 % à 3 %. Il peut y avoir débat sur cette évaluation, car les statistiques officielles ne prennent pas en compte les données du commerce informel. Mais en tout état de cause, nous sommes à ce niveau d’intégration. Alors, notre ambition c’est de porter le commerce intrarégional à 6 %. C’est un objectif pas assez ambitieux, car la moyenne africaine du commerce intrarégional est de 14 %. Je pense qu’il y a du chemin à faire.
Quelqu’un m’a posé la question «pourquoi 2025?». C’est une question de stratégie. On peut épiloguer sur le visage de l’Afrique centrale en 2080. L’Union africaine a un agenda 2063. Nous avons opté pour 7 ans d’exécution des projets et programmes. Cela nous permettra d’observer l’évolution, quitte à redéfinir une stratégie qui va porter sur une ouverture totale des marchés, lorsque les pays vont arriver à une industrialisation poussée.
Au moment où arrive le DSIR 2019-2025, des projets d’envergure exigeant une optimisation des capacités productives se mettent en place, tant dans la région qu’à l’échelle du continent. Pourtant le secteur privé de la sous-région estime que la BAD est la banque des États. Comment la stratégie envisage-t-elle de démentir ce grief?
Nous pensons qu’après la sensibilisation du mois de mars à Douala, il y a eu une meilleure compréhension des mécanismes de la Bad et du guichet dédié au secteur privé. Il faut surtout préciser que le secteur privé est diversifié. Il y a les grandes entreprises, les moyennes, les petites. Nous connaissons la problématique de chacune de leur préoccupation. Mais nous devons aller plus loin que cette sensibilisation. Ce que nous avons fait à Douala et que nous ferons le mois prochain à Libreville, Brazzaville, Ndjamena et Kinshasa c’est d’avoir un dialogue sur les mécanismes dont dispose la banque pour aider le secteur privé à se financer.
L’atelier de Douala nous a permis de comprendre qu’il y avait un manque d’informations. Nous savons maintenant qu’il faut lever l’équivoque partout. À terme, le secteur privé doit jouer un rôle clé. Il ne peut en être autrement. Si nous voulons créer la croissance inclusive dans cette région ou en Afrique, il faut créer de la place au secteur privé. Ce ne sont pas les États qui créent la richesse. Nous voulons accompagner cette mutation. La création du climat propice pour des investissements fait partie du dialogue que nous avons engagé avec les 7 pays membres, les Cer, le secteur privé… Nous veillons à ce que les barrières non tarifaires soient complètement démantelées.
Nous veillons à l’harmonisation des pratiques douanières. On peut mettre en place la libre circulation, mais si les législations douanières sont divergentes, les populations souffriront. D’où la mise en place des frontières juxtaposées que nous appuyons, dans le but d’harmoniser les pratiques et faciliter le commerce intrarégional. Toutes nos actions de réformes visent à octroyer un terrain de jeu facile au secteur privé. La fluidification des échanges à travers la facilitation des visas, le démantèlement des barrières concourent à l’incitation de l’entrepreneur.
Depuis votre désignation en décembre 2016, vous avez parcouru plusieurs pays de l’Afrique centrale relevant de votre portefeuille. Vous revenez d’ailleurs d’une tournée avec le président de la BAD. Pensez-vous que l’offre de la BAD et son enveloppe financière suffisent à infléchir l’État de l’intégration dans la région? Le logiciel de management n’a-t-il pas un impact plus important?
Vous faites une fois de plus une bonne observation. Bien entendu, les milliards ne suffisent pas. S’il ne fallait que des stratégies et des financements, on aurait transformé l’Afrique. On se serait endetté, on aurait fait des plans Marshall, l’Afrique aurait eu ses infrastructures. La réalité est comme vous l’avez si bien dit en évoquant ce que vous appelez logiciel de management. La gouvernance est au cœur de la problématique de développement de ce continent.
Vous savez, l’Europe, après une guerre dévastatrice dans les années 40, a réussi à repartir grâce aux financements du plan Marshall. Il y a eu beaucoup d’emprunts effectués, mais ça a servi à quelque chose. Très vite, les pays européens sont revenus sur leurs sentiers de croissance, ceci, grâce à la gouvernance.
Vous savez, l’Europe, après une guerre dévastatrice dans les années 40, a réussi à repartir grâce aux financements du plan Marshall. Il y a eu beaucoup d’emprunts effectués, mais ça a servi à quelque chose. Très vite, les pays européens sont revenus sur leurs sentiers de croissance, ceci, grâce à la gouvernance. On a par exemple formé des cadres. En France, on a créé des écoles pour former des ingénieurs tout de suite. Ce dont il est question c’est de dire, on a beau avoir des stratégies et des ressources, mais on ne réussit pas régler les problèmes internes. Certains pays sont assis sur la manne pétrolière, mais leur taux de pauvreté dépasse les 50 %. Nous sommes aussi conscients qu’il faut travailler sur les questions de fond, les questions de gouvernance. C’est crucial, au moins pour la gestion des fonds.
Dans ses perspectives économiques de 2019 en Afrique centrale, vous identifiez la résolution des fragilités comme un levier de relance de la croissance. L’ONU, à travers son bureau dans la sous-région, qualifie l’Afrique centrale de région crisogène. N’est-ce pas une motivation de prudence pour vous?
Il faut peut-être de la prudence, mais rien ne peut décourager une institution de développement. Tous les paramètres sont au vert. La Bad est justement créée pour résoudre des problèmes. Sinon, elle n’aurait pas de raisons d’exister. On ne peut pas reculer parce qu’il y a des problèmes ici et là. Au contraire, nous restons plus engagés au regard de ces grands défis. Bien que les perspectives macroéconomiques soient encourageantes, nous restons prudents à cause des risques qui pèsent sur ces dernières. Il suffit qu’on baisse les bras et qu’on soit laxiste envers les bandes armées pour que ces perspectives soient réduites à néant.
On a par exemple formé des cadres. En France, on a créé des écoles pour former des ingénieurs tout de suite. Ce dont il est question c’est de dire, on a beau avoir des stratégies et des ressources, mais on ne réussit pas régler les problèmes internes.
En tout état de cause, les crises naissent et disparaissent. Tout dépend de la réaction qui est opposée aux crises. Cette région, qui est proie à de nombreuses poches de tension, voit la contribution des autres partenaires, que ce soit dans l’est du Congo RDC ou la Centrafrique. On peut s’alarmer, mais il y a des évolutions qui permettent d’entrevoir la fin des tensions. Nous croyons en une cause. Nous pensons que c’est le développement qui va régler ces problèmes. La radicalisation des individus et leur enrôlement dans Boko Haram sont dus aux conditions de vie très précaires, avec des jeunes sans emploi, qui n’ont pas d’avenir. La réponse est d’investir dans le bassin du Lac Tchad.
Interview réalisée
par Zacharie Roger Mbarga