Nous sommes dans une période où l’enjeu de la réforme est tout à la fois principiel et pratique. Une période grandement nécessiteuse en courage politique et moral

L’Internationaliste analyse les implications liées à la tenue confirmée d’un grand dialogue national au Cameroun. En sa qualité de président du Think Tank CEIDES, il fait des propositions concrètes pour sortir le pays de l’ornière. Christian Pout est Visiting Associate Professor et directeur du séminaire de géopolitique africaine à l’Institut catholique de Paris.

«Un tournant où les populations doivent contribuer à réfléchir au pays qu’elles voudraient pour 2035, 2050 voire 2100»

Christian Pout

Vous avez écouté l’adresse du président de la République à la nation mardi dernier. Comment vous vous êtes senti à la fin du propos présidentiel?

Il me semble important de vous signaler d’emblée qu’à l’instar, j’imagine, de tous les Camerounaises et Camerounais et de tous les amis du Cameroun, j’espérais depuis de longs moments déjà cette prise de parole solennelle de la plus haute autorité de notre pays. En effet, dans l’architecture constitutionnelle et politique de notre État, la prééminence du chef de l’État le positionne comme facteur d’équilibre et de régulation ultime.

Cela est encore plus perceptible dans les conjonctures critiques où l’urgence de donner du sens (comme signification, comme direction, comme engagement) devient une nécessité impérieuse. Si l’on tient compte du temps qui s’est écoulé entre les derniers messages à la nation du président de la République et celui du 10 septembre, on peut souligner que le climat sécuritaire de notre pays, malgré l’action des forces de défense et de sécurité et la mobilisation gouvernementale, s’est fort considérablement dégradé, en particulier dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

Au total, cette situation et ses conséquences sécuritaires, humanitaires et politico-diplomatiques, ajoutées aux autres défis économiques, sociaux, environnementaux, humains et culturels menacent sérieusement la stabilité de notre pays, sa cohésion nationale, son identité profonde. Pour toutes les raisons qui précèdent, j’ai accueilli avec une forme de soulagement l’annonce de ce discours présidentiel et sa teneur.

Comme il fallait s’y attendre, il y a les déçus et les contents de la sortie du président Paul Biya. Cela ne va-t-il pas porter préjudice à la sérénité souhaitée des travaux du Dialogue national convoqué?
Toute prise de parole politique est systématiquement de nature à provoquer des réactions diverses et parfois contradictoires. L’on observe qu’il y a, bien entendu, ceux qui approuvent, ceux qui désapprouvent et il y a même ceux qui se montrent totalement indifférents. Je crois qu’au-delà de la réalité de la politique, c’est la vie même qui est ainsi faite.

Personnellement, en tant qu’analyste et citoyen, cet état des choses ne m’émeut pas plus que cela. Très honnêtement ce qui importe aujourd’hui c’est que le cap fixé par le chef de l’État soit atteint avec la contribution de toutes les bonnes volontés nationales et internationales. Ce dialogue national a été souhaité par toutes les forces vives du Cameroun. Il a également été espéré par de nombreux partenaires bilatéraux et multilatéraux de notre pays. Il faudrait à présent que tout soit mis en œuvre pour qu’il ne soit pas une occasion manquée de faire à la fois une catharsis et une rigoureuse introspection sur ce qui menace les fondements de notre nation, et que des solutions adéquates et, autant que possible, consensuelles soient énoncées et que les jalons de leur mise en application soient posés avec méthode, sincérité et détermination.

D’ailleurs, des groupes séparatistes ont d’ores et déjà annoncé le rejet de la main tendue à travers le Dialogue national. Comment s’y prendre pour un dialogue effectivement inclusif?
Comme j’ai déjà eu à le faire remarquer dans les colonnes de votre journal, face à la crise, il y a toujours plusieurs attitudes possibles: le déni, le repli, le raidissement, les irrévérences de toutes sortes, la défiance ouvrent presque toujours la porte aux escalades. Quant aux feintes, aux ruses, au double langage, aux deux poids deux mesures et à la duplicité, ils peuvent donner l’illusion de fonctionner pendant un moment, mais en fait, à l’échelle de l’histoire des sociétés politiques, ils plantent les germes de disputes et de discordes plus tenaces et d’implosions futures.

C’est dire qu’aujourd’hui, de part et d’autre, tout est avant tout affaire d’état d’esprit et de dispositions mentales. Ce qui est en jeu nous touche tous certes, mais également est plus grand que chacun d’entre nous. Il s’agit du présent et du devenir du Cameroun. Il n’existe pas une recette miracle pour cette crise aux contours fuyants. Pour le CEIDES, trouver une solution durable passe forcément par une évaluation approfondie de la situation existante, sans fuite en avant. L’urgence est encore, me semble-t-il, à la quête de sens et, dès lors, toute la chaîne qui va de la compréhension des enjeux à la mise en œuvre des décisions doit être repensée à la lumière de ce qui représente le meilleur de l’état de l’art en matière de sociologie de la performance publique.

Il y a donc une remontée d’information qu’il importe d’organiser stratégiquement dans une optique de respiration démocratique inédite pour notre pays, qui partirait des cadres de socialisation les plus élémentaires (blocs, quartiers, chefferies de 3e degré, partis politiques et associations, universités et grandes écoles…) pour remonter progressivement du niveau local jusqu’au niveau national en utilisant aussi tous les moyens modernes de communication. Une grande consultation nationale, inclusive, participative de type «The Future WeWant» qui embrasserait le politique (État, pouvoirs, administration publique, politiques publiques et institutions), l’économique, le social et le culturel.

Naturellement, il faudrait, en amont, engager de manière ouverte, transparente, réaliste et lucide un travail d’ingénierie politique qui porterait sur la thématisation des sujets soumis à débat, avec des termes de référence clairs tant pour les urbains que pour les ruraux, sur la structuration des cadres de concertation et d’échanges, sur l’architecture de collecte et le reporting des résolutions, propositions, recommandations qui en résulteraient. Cette option impose également, dès le départ, la définition d’un horizon politique clair à cette démarche de refondation nationale.

Au final, une nouvelle Constitution me semble pouvoir représenter un objectif autour duquel les volontés pourraient converger pour fixer des mesures consensuelles d’envergure, sur les questions politiques, économiques, sociales, culturelles. Ne nous y trompons pas, cet exercice ne ressemblerait, sur le fond et sur la forme, à rien de ce que nous avons connu jusqu’ici dans notre pays. Je le dis en pensant à Keynes qui rappelait que «la difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes».

Au regard de la profondeur et de la sensibilité des questions soulevées, il ne devra s’agir ni plus ni moins que de prendre un nouveau départ dans un pays où les tensions sourdent et où la crise anglophone n’est peut-être que le révélateur d’un malaise de plus grande ampleur. C’est une crise de confiance majeure, porteuse de germes d’une refondation de la structure étatique ou de l’État tout simplement. Ladite refondation appelle des ruptures indispensables et des continuités à identifier dans le cadre «d’un pacte de transmission» entre des générations, qui ont beaucoup donné et qui ont encore à donner, et de nouvelles générations, qui ont accumulé une expérience significative qui peut contribuer à leur faire écrire de belles pages sur le livre de l’histoire générale de notre pays. Notre réflexion doit s’émanciper de la recherche de solutions faciles dans des marchandages douteux.

Nous sommes dans une période où l’enjeu de la réforme est tout à la fois principiel et pratique. Une période grandement nécessiteuse en courage politique et moral. Dans la vie des États, la survenance d’une crise comme celle-ci est toujours un moment de remise en cause, d’évaluation et de projection vers un futur globalement accepté par toutes les composantes de la société. De manière consensuelle, il doit être donné un souffle nouveau au contrat social sur lequel reposaient les grands équilibres et dont les aménagements structurants majeurs ont été apportés successivement en 1961, 1972 et 1996 et 2008.

D’aucuns trouvent que deux semaines, c’est trop juste pour préparer et bien organiser une telle rencontre. Au vu des expériences d’ailleurs, qu’en dites-vous?
En tant que laboratoire d’idées, notre attitude est toujours de prendre du recul et de la hauteur par rapport à ce que l’on pourrait observer, et de mettre les réalités vécues en perspective pour tirer des enseignements et aider à la prise de décisions opportunes. La situation dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest et au-delà, dans notre pays et notre sous-région doit aujourd’hui être appréhendée en dehors de tout dogmatisme et de tout enfermement systémique.

La décision de lancer le dialogue national vient donner le signal qu’il y a une claire reconnaissance de ce que l’on ne peut obtenir une paix durable par le seul exercice de la force. Elle vient en outre marquer l’ouverture de ce que l’on peut considérer comme un processus de paix, moyen essentiel pour résoudre un conflit.

Le propos de ceux qui voudraient s’investir dans le retour au calme puis à la paix doit se départir de toute idéologie, de toute propagande, pour qu’ils ne succombent pas à la facilité des simplismes, des raccourcis, des extrapolations, des jugements à l’emporte-pièce et des discours préfabriqués. La décision de lancer le dialogue national vient donner le signal qu’il y a une claire reconnaissance de ce que l’on ne peut obtenir une paix durable par le seul exercice de la force. Elle vient en outre marquer l’ouverture de ce que l’on peut considérer comme un processus de paix, moyen essentiel pour résoudre un conflit. La guerre en Irak et la guerre en Afghanistan ont apporté la preuve que ceux qui sont prêts à tout pour atteindre leurs objectifs peuvent résister aux armées les plus puissantes du monde.

Ainsi, le paradigme de l’écrasement total des sécessionnistes dans le NOSO, qui n’est qu’une illusion belliciste, doit être sérieusement relativisé après trois ans d’insuccès patent. Depuis le début des années 90, et pour la première fois dans l’histoire, un nombre plus important de guerres se sont achevées grâce à un accord négocié plutôt que grâce à une victoire militaire. Et même lorsqu’elle vient mettre un terme à une guerre, la solution militaire risque, si elle demeure isolée, d’exacerber les causes profondes et maintenir une fragilité qui fait planer en permanence le risque d’instabilités futures.

L’expérience internationale enseigne aussi que laisser un conflit non résolu, même lorsque le nombre de victimes et les hostilités sont ramenés à un niveau minimal, n’est pas sans conséquences négatives. Elle enseigne aussi que la volonté d’apaisement des parties, leur bonne foi, leur capacité à s’organiser intégralement sur différents plans, leur sens de l’action et de l’histoire, leur empathie à l’égard des générations futures et un accompagnement bienveillant, agissant et efficace des partenaires internationaux sont des ingrédients indispensables au succès d’un processus de paix.

Dès lors, vous comprenez que le temps de préparation est essentiel et en cela, le processus qui va s’ouvrir au Cameroun démarre avec beaucoup d’originalités. Il devra inventer sa dynamique propre, sans pour autant tourner le dos aux expériences d’ailleurs. Je rappelle que si l’on prend l’année 2015, il y avait 409 conflits politiques à travers le globe, 223 d’entre eux étaient considérés comme violents, 24 donnaient lieu à des guerres dites de basse intensité, tandis que 19 étaient considérés comme des «full-scalewars».

En confiant le pilotage du Dialogue au Premier ministre, et non à une personnalité de la société civile, le président Paul Biya ne fait-il pas du Gouvernement juge et partie de la crise anglophone?
Nous constatons que le président de la République engage le Gouvernement à rester dans l’initiative, et que plusieurs des parties prenantes les plus audibles envoient toujours des signaux d’insatisfaction. Dans le rapport du Think Tank CEIDES intitulé «La crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest: quelle feuille de route pour en sortir?», nous avons souligné notamment la mise en route, dès mi-octobre 2017, sous l’autorité du Chef du Gouvernement d’alors d’une part et du président de la CNPBM d’autre part, d’une stratégie de dialogue direct autour de personnes présentées comme représentatives. Cette approche a été poursuivie, sur instructions du chef de l’État, par Chief Joseph DION NGUTE, depuis sa nomination comme Premier ministre en janvier 2019.

La structuration méthodologique de la démarche est restée assez discrète. L’entrée dans l’arène du président de la République lui-même le 10 septembre devrait être susceptible d’ouvrir une véritable fenêtre d’opportunités pour permettre au Gouvernement d’augmenter l’intensité de son action, en procédant à un nécessaire ajustement de sa communication. N’oublions jamais qu’avec les lois sur les libertés de 1990, notre pays a ouvert une ère où les notions d’alternatives, de choix, de débat, de pluralité ont lentement incubé dans le corps social. Il peut arriver que leur expression s’accompagne d’un tumulte que l’État se doit en tout temps d’être capable d’anticiper, de gérer, de canaliser en identifiant au cœur des mutations les facteurs d’équilibre et en créant un consensus acceptable autour d’eux. Il ne s’agit ni de refuser la réalité ni de l’édulcorer.

Cette crise, pour nous, va bien au-delà des griefs soulevés par les Camerounais d’expression anglaise. Avec les nombreux dégâts humains et matériels enregistrés depuis le début de la crise, une tension palpable, un fort engagement des forces de défense et de sécurité et des activités socio-économiques au ralenti, il nous faut, sans panique, prendre la pleine mesure du faisceau d’incertitudes auxquelles nous avons à faire face et engager résolument un aggiornamento du contrat social indispensable à l’harmonie et au développement de la société camerounaise. Il s’agit certes d’une mission d’abord pour les autorités, mais surtout d’un tournant où les populations doivent contribuer à réfléchir au pays qu’elles voudraient pour 2035, 2050 voire 2100.
Il y a donc des voix qui devraient être recherchées, celles des 18-45 ans, précisément parce que les citoyens -vous remarquerez que je fais un distinguo entre habitants et citoyens- de cette tranche assumeront le gros de la mission de transformation du paysage politique, économique, social et culturel du Cameroun de 2020 à 2050 et pour certains au-delà.

La question de la qualité de participant se pose avec acuité. Les cas de la diaspora et des groupes sécessionnistes sont assez parlants. Qui prendre dans chaque foultitude catégorielle?
Pour moi, si la méthodologie et les échelles des consultations suggérées plus haut dans cette interview sont retenues et opérationnalisées, la seule barrière qui va rester sera celle de la volonté individuelle de contribuer au dialogue ou pas. Toutes les voix qui le souhaitent doivent pouvoir, d’une manière ou d’une autre, s’exprimer et être entendues. Chaque voix, celle des femmes et des jeunes en particulier, doit être respectée.

Votre Think Thank a souvent organisé des réflexions sur la crise anglophone, en associant les chancelleries occidentales. Comment le fruit de ces réflexions peut-il servir au Dialogue annoncé?
Le CEIDES, conformément à son ambition d’apporter sa pierre à l’édification d’une Afrique en paix et prospère, ne manque pas de s’intéresser, dans ses travaux, au sujet d’actualité brûlante sur notre continent. S’agissant de notre pays, nous avons publié récemment, aux éditions du Cygne à Paris, un ouvrage intitulé «Boko Haram au Cameroun: quelles nouvelles dynamiques?». Nous avons produit deux rapports, au second semestre 2019, qui portent respectivement sur «Les engagements des humanitaires au Cameroun (Est, Extrême-Nord, Nord-Ouest/Sud-Ouest): réalités, défis et prospective» et sur «La crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun: quelle feuille de route pour en sortir?»

Dans le dialogue qui va s’ouvrir, c’est ce qui semble impossible, c’est à dire établir une paix durable (entendue comme permanence de la justice dans une société réconciliée) au Cameroun, qui doit être notre source d’espoir. Très souvent, nous demandons des exploits à nos équipes sportives nationales et nous y croyons fermement en nous accrochant à la formule «impossible n’est pas camerounais».

À côté de cela, une note intitulée «La réunion du Conseil de sécurité de l’ONU sous formule Arria sur la crise humanitaire au Cameroun: que s’est-il passé? Quelles perspectives?» a été proposée. Dans la même veine, nous avons continué, depuis près de quatre ans, à nous engager par diverses activités donnant lieu à des communications et publications spécifiques avec nos partenaires sur le thème de la prévention de l’extrémisme violent en Afrique centrale notamment. Je voudrais, dans ce sillage, signaler de manière particulière, la tenue d’une session d’échanges le 27 février 2017 dont le thème était «Comment réussir sa globalisation? Regards croisés et partage d’expériences sur les défis de l’inclusivité et de la construction de la cohésion sociétale. Belgique, Canada, Suisse». Nous voulions nous projeter à partir d’une actualité interne qui s’épaississait d’incompréhensions et d’atermoiements pour objectiver le vivre-ensemble dans des contextes démocratiques sereins, mais marqués par une grande diversité.

Il ne faudrait pas perdre de vue que dans la plupart des sociétés modernes, on assiste depuis une vingtaine d’années, à un retour dans le vocabulaire politique de la notion de «cohésion sociale ou cohésion sociétale». Ce retour est en partie justifié par la récurrence des tensions sociales dont la cristallisation constitue souvent une menace à la stabilité. Ainsi, face à la montée des risques de désagrégation sociale nourris par un sentiment de marginalisation et d’exclusion de certaines franges de la population, les politiques d’inclusivité visant la cohésion sociale apparaissent généralement comme la garantie du maintien, du développement et de la survie même des États.

Ainsi la participation au panel et en salle d’une dizaine de chefs de missions diplomatiques, du Professeur George YIP, vice-doyen en charge de l’Executive MBA à Imperial College London et de celle du président Dr CHEMUTA de la CNDHL comme grand témoin a permis de comprendre que les challenges que pose la construction de la cohésion sociale dans chaque État exigent la recherche permanente d’équilibres entre les différentes composantes des sociétés marquées par la diversité. La violence ne doit jamais faire partie de l’équation, et le dialogue, la concertation et la négociation sont les voies incontournables pour inventer des chemins à arpenter, des sillons à creuser dans le sens de la recherche de l’inclusivité. Le principal message est que le Cameroun et les Camerounais doivent trouver en eux-mêmes et entre eux les ressources pour apaiser les tensions, atténuer les divisions et accélérer la construction de l’inclusion, de la solidarité et de la cohésion sociale.

À votre avis, quels sont les incontournables pour que le Dialogue se tienne dans les bonnes conditions?
L’Université de Harvard aux USA, à travers les travaux de Ury, Fisher et Patton, dont le maître-ouvrage intitulé «Comment réussir une négociation?» est une référence indiscutable, a fait des suggestions de principes dont le bon sens, le côté pragmatique et la facilité de mise en œuvre n’ont jamais été démentis. Ils sont connus sous le nom des 10 principes clés de Harvard pour une «négociation raisonnée». Les diplomates, les politiques, les entrepreneurs et des acteurs de différents secteurs s’y réfèrent généralement en les adaptant à leur situation particulière. Les voici:

1) Bâtir la confiance sans la surcharger;

2) Traiter votre interlocuteur comme vous aimeriez être traité;

3) Comprendre qu’on peut céder sans s’aider, ou, en d’autres termes, cerner de façon différenciée les positions, les intérêts et les besoins;

4) Réaliser qu’on peut s’aider sans céder, ou, en d’autres termes, faire en sorte que la tension, née de l’affirmation des intérêts, débloque la créativité et fasse émerger des solutions nouvelles, inattendues et acceptables pour tous;
5) Ne pas chercher à acheter ni à vendre la relation;

6) Régler le problème relationnel avant le problème rationnel. En d’autres termes, créer un climat propice à l’échange et à la résolution du problème;

7) Explorer les idées des autres avant de les accepter ou de les rejeter;

8) Éviter la réciprocité négative du «œil pour œil, dent pour dent»;

9) Donner droit de cité aux émotions;

10) Préparer sa meilleure solution de rechange avant d’entamer la négociation.

D’autres ressources de grande valeur d’inspiration peuvent être trouvées dans la richesse des traditions ancestrales de notre pays. Il ne faudra pas manquer de s’y référer.

Il importe de ne pas perdre de vue que le dialogue se passera dans un cadre politique et sera éminemment politique. Cependant, dans sa préparation, sa thématisation, sa conduite et dans toute la communication qui va l’entourer, il comporte une gigantesque exigence de compétences techniques avérées, si l’on attend que les fruits qui en résulteront mènent notre pays sur les rivages d’une transformation véritable et d’une paix sociétale durable.

Dans le dialogue qui va s’ouvrir, c’est ce qui semble impossible, c’est à dire établir une paix durable (entendue comme permanence de la justice dans une société réconciliée) au Cameroun, qui doit être notre source d’espoir. Très souvent, nous demandons des exploits à nos équipes sportives nationales et nous y croyons fermement en nous accrochant à la formule «impossible n’est pas camerounais». C’est exactement avec l’espoir du retour de cette paix durable que nous devons nous préparer à cette première étape qu’est le Dialogue national, en nous motivant toutes et tous par le fameux «impossible n’est pas camerounais».

La grande incertitude reste le sort réservé aux conclusions du Dialogue. M. Biya n’a pas officiellement pris d’engagement à implémenter les conclusions du Dialogue. N’est-ce pas un facteur limitant?
Le temps passé au CEIDES à examiner et agir dans les questions de paix et de sécurité, les processus de justice transitionnelle ou les processus de médiation et consolidation de la paix m’a appris que dans le cadre des négociations devant conduire des affrontements à la paix dans les conflits interétatiques, les belligérants arrivent toujours à la table des discussions avec le cœur lourd de ressentiment, de colère, de suspicion les uns envers les autres. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement après des années de tueries, de destruction et d’une approche politique basée sur le» jeu à somme nulle»? Comment, dans ces conditions peuvent-ils surmonter leurs peurs et appréhensions de voir l’autre partie en présence renier ses engagements et ne pas les respecter?

En poussant un peu plus loin les recherches, on peut déboucher sur une troisième stratégie qui est celle d’établir une «post-conflict constitution». Ici, les dispositions d’un accord de paix global sont verrouillées entièrement ou en partie dans un nouveau texte constitutionnel.

Au Cameroun, ce n’est pas la première fois que cet état d’esprit va émailler un processus de paix dans le monde. Il y a une littérature digne d’intérêt qui pose cette problématique de la sauvegarde d’un accord de paix lorsque chaque partie ne peut, de manière crédible, garantir qu’elle va honorer ses engagements. En synthèse, deux stratégies sont généralement retenues pour faire face à cette difficulté. La première est celle du «international peace keeping and other third-party security guarantees during the transition» généralement assuré par l’ONU. Quant à la deuxième piste, elle porte sur les «power-sharing arrangements of various forms in the post-conflict society». En poussant un peu plus loin les recherches, on peut déboucher sur une troisième stratégie qui est celle d’établir une «post-conflict constitution». Ici, les dispositions d’un accord de paix global sont verrouillées entièrement ou en partie dans un nouveau texte constitutionnel. Ainsi, entre 1975 et 2003, environ 200 nouvelles Constitutions englobant des dispositions d’un accord de paix global ont été adoptées dans des pays connaissant des conflits. Les exemples sont légions: 2013 en RCA, Namibie 1990, RDC 1994, Kenya 2010, Soudan 2005, El Salvador 1992, Népal 2015, Kosovo 2001, Afrique du Sud 1993, Burundi 1991 puis 2001 puis 2015, etc.

Au finish, le Dialogue réussi peut-il être le remède miracle pour sortir de la crise anglophone?
Je dois dire que le dialogue n’est pas un fétiche. Pour ma part, le message du président de la République le 10 septembre dernier est un signal politique fort. Il montre qu’il est temps d’amorcer, de façon ordonnée, un processus de paix qui mise sur le bon sens, la bonne volonté et les qualités humaines légendaires de tolérance, de pardon, de patience du peuple camerounais (qui ont été mises à rude épreuve ces dernières années par toutes les difficultés sécuritaires, politiques, économiques notamment) auxquelles nous devons collectivement faire face. L’expérience internationale et le soutien des partenaires internationaux seront utiles, mais uniquement dans la mesure où ils permettront aux Camerounais de mieux se retrouver, de se parler librement et rechercher des compromis pour une paix durable. Rien ne doit être bâclé dans l’organisation de ce dialogue. La situation, faut-il le rappeler, est extrêmement préoccupante.

L’expérience internationale et le soutien des partenaires internationaux seront utiles, mais uniquement dans la mesure où ils permettront aux Camerounais de mieux se retrouver, de se parler librement et rechercher des compromis pour une paix durable. Rien ne doit être bâclé dans l’organisation de ce dialogue.

Sur le plan humanitaire, n’oublions pas le tableau dressé par Sir Lowcock, SGA aux affaires humanitaires de l’ONU lors de la réunion sous formule Arria du 13 mai dernier au Conseil de sécurité. Il a posé le cadre général de la crise humanitaire au Cameroun, faisant état de ce que «4,3 millions de personnes ont besoin d’une assistance humanitaire sur toute l’étendue du territoire (soit un Camerounais sur six) et dont près de la moitié seraient des enfants. Cette crise humanitaire résulterait autant de l’afflux de réfugiés centrafricains (270 000 personnes) dans la région de l’Est du Cameroun (région dont les populations locales vivaient déjà dans des conditions particulièrement précaires) que des effets induits de l’une des plus sévères crises humanitaires contemporaines connues, la crise du bassin du Lac Tchad, affectant près de 1,9 million de personnes dans l’Extrême-Nord du Cameroun (dont au moins 100 000 réfugiés nigérians). En outre, la situation humanitaire au Nord-Ouest et au Sud-Ouest du Cameroun (NO-SO) a particulièrement retenu l’attention de Sir Lowcock, qui l’a décrite comme “plus alarmante que jamais”. Sur ce point précis, l’orateur a dressé le tableau suivant:

• environ 1,3 million de personnes sont en situation de péril humanitaire dans le NO-SO;

• plus d’un demi-million de ressortissants du NO-SO sont des déplacés internes;

• des milliers de maisons et des villages entiers ont été complètement détruits;

• des populations civiles sont prises pour cibles et sujettes à des arrestations et détentions arbitraires;

• près de 70 établissements scolaires détruits, 80% des écoles fermées et 600 000 enfants privés de scolarisation;

• au moins 70 attaques sur des infrastructures et personnels hospitaliers ont été perpétrées, dont trois hôpitaux brûlés et 40 % des infrastructures hospitalières rendues inopérantes;

• de nombreux cas d’agressions sexuelles reportés, dont certains sur des mineures de moins de 13 ans.

Au chapitre des initiatives de réponse humanitaire déjà opérationnelles, et pour la plupart mises en œuvre par des ONG locales, le haut responsable onusien a fait mention de nombre d’obstacles au déploiement de l’aide, notamment le régime de terreur instauré par les milices locales au travers des manœuvres d’intimidation et de sabotage.

Enfin, Sir Lowcock a indiqué que “le plus grand défi est le manque de financement”. L’ONU et les ONG sont à la recherche de 299 millions de dollars (environ 150 milliards de FCFA) pour adresser une réponse humanitaire adéquate à la crise en cours. À date, à peine 13 % des besoins financiers ont été réalisés.»

Pour finir, permettez-moi de citer à nouveau Jacques Ellul qui disait «La question est la suivante: si une société se ferme, se durcit, s’unifie totalement, elle meurt. Si une société éclate en fractions multiples, incohérentes, ne se reconnaissant aucun rapport les unes aux autres, elle meurt aussi. Il s’agit que la société vive, avec sa contestation interne, qu’elle établisse un lien et un rapport avec les groupes déviants, de façon que ceux-ci aient quand même dans cette société une relation et une place. Et que la société évolue sous leur impulsion, positivement ou négativement, mais de telle façon que la vie soit possible pour les uns et les autres.»

Interview réalisée par
Thierry Ndong Owona

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