Lettre de réforme à M. Emmanuel Macron, Président de la République Française

Restitution de notre patrimoine, fin de l’ingérence monétaire et nouvelle relation avec la France

Babissakana, ingénieur financier

Monsieur le Président de la République Française,

Nous saisissons l’opportunité que nous offre votre visite en terre Camerounaise pour porter à votre attention quelques sujets critiques dont le traitement efficient devrait réellement ouvrir la voie à la refondation d’une relation saine avec la France. Vous aviez à juste titre déclaré le 15 février 2017 à Alger en Algérie que : « La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes.» En effet, la colonisation avait induit entre autres, la destruction et/ou l’appropriation indue, illicite, abusive et condamnable par la France du patrimoine africain en général et camerounais en particulier. Parlant du patrimoine culturel africain, vous aviez déclaré le 28 novembre 2017 à l’université de Ouagadougou au Burkina Faso (https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-829-fr.pdf) : « Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. » Si vous êtes conséquents avec ces bonnes déclarations, les quatre (4) points ci-après vous sont soumis pour l’assainissement, la réparation et la rénovation de la relation entre le Cameroun et la France : (i) la reconnaissance de la destruction du patrimoine humain du Cameroun ; (ii) la restitution du patrimoine culturel Camerounais ; (iii) la restitution du patrimoine financier des Etats membres de la BEAC et (iv) l’arrêt de l’ingérence de la France dans l’union monétaire de l’Afrique Centrale.

 

  1. Reconnaissance par la France de la destruction du patrimoine humain du Cameroun 

En violation de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée à Paris le 10 décembre 1948 (résolution 217 A (iii)) par l’Assemblée Générale des Nations Unies, la France avait mené au Cameroun une guerre très meurtrière contre les camerounais de l’Union des populations du Cameroun (UPC) de 1955 à 1971. Dans ce cadre, en dépit de l’article 3 de ladite Déclaration qui stipule que « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne », la France a assassiné le 13 septembre 1958 comme une bête sauvage le secrétaire général de l’UPC, Ruben Um Nyobè à l’âge de 45 ans. Le mouvement d’anéantissement du capital humain camerounais de premier plan s’est poursuivi notamment par l’assassinat de Félix Roland Moumié, le successeur de Ruben Um Nyobè le 15 octobre 1960 et de Ernest Ouandié, leader de l’UPC tué publiquement le 15 janvier 1971.

La densité et l’ampleur de la destruction de notre patrimoine humain de cette période par la France sont établies et constatées par plusieurs auteurs français et camerounais. Ces constats privés reflètent partiellement l’intensité des crimes commis contre le leadership politique et plus largement la population du Cameroun. Les estimations sont données par : (i) Gilles Manceron dans « Marianne et les colonies » (2003) à plus de 100 000 morts de 1948 à 1960; (ii) Max Bardet et Nina Thellier dans « O.K. Cargo ! » (1988) entre 300 000 et 400 000 morts de 1962 à 1964; (iii) Ferdinand Chindji – Kouleu dans « Histoire cachée du Cameroun » (2006) à 2 000 000 de morts de 1955 à 1971 et Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa dans « Kamerun ! : une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971 » (2011) à des dizaines de milliers, peut-être davantage, de morts.

Votre déclaration à Alger sur la colonisation rompt avec vos prédécesseurs qui appliquaient jusque-là, la politique coloniale raciste et honteuse de la République Française défendue en 1885 notamment par Jules Ferry selon laquelle la Déclaration des Droits de l’Homme fut-elle Universelle ne concerne pas « les Noirs d’Afrique équatoriale ». En conséquence, une refondation de notre relation de coopération n’est pas envisageable sans la reconnaissance par la France de la destruction aussi forte du patrimoine humain du Cameroun. Ces crimes sont imprescriptibles et l’impératif de la vérité et de la justice à cet égard y compris leurs implications pour la République Française et pour les victimes est consubstantiel à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Votre visite est une occasion historique et idoine pour que vous agissiez dans cette perspective.

 

  1. Restitution par la France du patrimoine culturel du Cameroun 

Dans le cadre des lettres de mission que vous leur aviez confiées, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy vous avaient soumis en novembre 2018, le «rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, vers une nouvelle éthique relationnelle » (https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/194000291.pdf). En termes d’inventaire du patrimoine culturel de l’Afrique, ce rapport ressort un total de 66 980 objets indument conservés au sein de l’unité patrimoniale « Afrique » du musée du quai Branly-Jacques Chirac, venant de tous les 48 pays d’Afrique au sud du Sahara dans leurs frontières actuelles.

Suivant cet inventaire, le Cameroun arrive en deuxième position avec près de huit mille pièces inventoriées (7 838 objets) après le Tchad qui est en tête (9 296 objets). Il est suivi de Madagascar (7 590 objets), du Mali (6 910 objets), de la Côte d’Ivoire (3 951 objets), du Bénin (3 157 objets), de la République du Congo (2 593 objets), du Gabon (2 448 objets), du Sénégal (2 281 objets) et de la Guinée (1 997 objets) pour ne citer que ceux-là. Ces statistiques indiquent que c’est pendant la période coloniale 1885-1960 que l’accaparement des œuvres culturelles a été intense avec plus de 45 000 pièces représentant près de 66% de l’ensemble des collections de l’unité patrimoniale « Afrique » dudit musée. Le rapport précise que le cas du Cameroun en est particulièrement exemplaire de ce phénomène : « jusqu’en 1884, seules trois pièces originaires de cette région sont répertoriées dans l’inventaire du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Entre 1885 et 1960, on compte 6 968 arrivées supplémentaires, contre seulement 713 depuis 1960. »

Le chronogramme pour un programme de restitution du patrimoine culturel de l’Afrique a été suggéré en trois étapes à compter de la remise du rapport en novembre 2018 : (i) première étape de novembre 2018 à novembre 2019 ; (ii) deuxième étape de décembre 2019 à novembre 2022 et (iii) troisième étape à partir de novembre 2022. A ce jour, malgré l’importance en stock du patrimoine culturel camerounais, les opérations de restitution effective ne semblent pas se concrétiser. Votre visite semble opportune pour donner une impulsion forte à cette restitution de notre patrimoine culturel.

 

  1. Restitution par la France du patrimoine financier des Etats membres de la BEAC

Comme cela a été le cas avec le pillage du patrimoine culturel de l’Afrique, le patrimoine financier a connu le même sort. La France s’est accaparée des avoirs extérieurs (or et devises) des Etats membres de l’institut d’émission de l’Afrique Equatoriale Française et du Cameroun créé par décret n° 55-104 du 20 janvier 1955, transformé par ordonnance n° 59-492 du 4 avril 1959 en Banque Centrale des Etats de l’Afrique Equatoriale et du Cameroun (BCEAEC) avec son siège fixé à Paris et laquelle sera reformée le 23 novembre 1972 en Banque Centrale des Etats de l’Afrique (BEAC).

Outre les avoirs extérieurs en devises capturés abusivement par la France (de 100% en 1955 à 65% en 1972 et à 50% aujourd’hui sans justification intelligible) à travers le mécanisme des dépôts obligatoires dans le compte d’opérations auprès du trésor français, l’analyse des bilans de l’IEAEFC, de la BCEAEC et BEAC publiés par la Banque de France révèle un constat clair : l’inexistence des avoirs en or de nos Etats de 1955 à 1977. Mais, l’encaisse-or apparait « miraculeusement » en 1978 pour 2,3 milliards de FCFA dans le bilan de la BEAC. Pourtant, en analyse comparative, les bilans des autres Banques Centrales de la Zone Franc (hors BCEAO) publiés par la Banque de France notamment la Banque d’Algérie, la Banque Centrale de Tunisie et la Banque d’Etat du Maroc affichent clairement et systématiquement le poste bilanciel d’encaisse-or pendant la même période.

Il est important de rappeler que le système monétaire international établi par l’accord de Bretton-Woods en juillet 1944 étant fondé sur le régime d’échange fixe or-dollar des Etats-Unis (avec 35$ l’once d’or), les avoirs en or des pays constituaient ainsi un poste financier névralgique du bilan de chaque banque centrale. La suppression de la convertibilité du dollar en or décidée unilatéralement par les Etats-Unis le 15 août 1971 a déclenché la fin de ce régime de change fixe. Il s’écroula définitivement en mars 1973 avec l’adoption par le FMI du régime de changes flottants. Avec l’accord de la Jamaïque signé le 8 janvier 1976 et entré en vigueur en avril 1978, l’abandon du rôle légal international de l’or est confirmé officiellement. Mais l’or continue d’être un actif financier stratégique pour les banques centrales dans le monde parce que classé dans la catégorie des avoirs de réserve officiels.

Il est important de rappeler qu’après la 2ème Guerre mondiale, le stock d’or de la Banque de France était très bas à 487 tonnes en 1948. Mais étant un pays membre influent de l’accord de Bretton-Woods, la France devait tout faire pour respecter le niveau de réserves or prescrit. La politique monétaire internationale de la France visait donc une augmentation offensive de l’encaisse-or de la Banque de France qui atteindra un volume record en 1966 de 4 654 tonnes avant de baisser à 3 172 tonnes en 1978, année d’entrée en vigueur de l’accord de la Jamaïque (les statistiques du stock d’or sont accessibles à https://www.persee.fr/doc/numi_0484-8942_2012_num_6_168_3176, article de Van Hoang Thi Hong in Revue numismatique – janvier 2012). L’on peut donc bien comprendre pourquoi, grâce au contrôle absolu de la gestion et de la gouvernance de la BCEAEC/BEAC, nos avoirs en or ont été accaparés par la France et leur traçabilité dans les bilans n’étant pas observable et vérifiable de 1955 à 1978 en contradiction manifeste aux normes comptables en vigueur.

Comme vous l’avez fait pour le patrimoine culturel de l’Afrique, le moment est indiqué pour restaurer la vérité, la régularité et la sincérité des chiffres de nos avoirs en or, au moins depuis 1955 date de la création l’institut d’émission de l’Afrique Equatoriale Française et du Cameroun jusqu’en 1978, par un audit indépendant commandé par vos soins. Au terme de cet audit, les avoirs en or de nos Etats devront être restitués par la France.

  1. Arrêt de l’ingérence française dans l’union monétaire de l’Afrique Centrale

En considérant la souveraineté monétaire de nos Etats, la présence de la France dans les structures de gouvernance et de management des institutions (BEAC et la Commission Bancaire de l’Afrique Centrale) de l’Union Monétaire de l’Afrique Centrale constitue une ingérence découlant de l’abus de position dominante issue intrinsèquement de la colonisation. La confiscation de la souveraineté monétaire des Etats de la CEMAC malgré les indépendances est une forme très perverse de pillage de notre patrimoine financier. Dans le cadre de ce pillage, nos avoirs extérieurs sont encore déposés sans justification soutenable dans le compte d’opérations de la BEAC ouvert dans les livres du trésor français. Ils s’élevaient au 31 décembre 2021 à 3 798 milliards de FCFA (https://www.beac.int/wp-content/uploads/2022/05/BEAC-Rapport-sp%C3%A9cial-sur-le-contr%C3%B4le-du-compte-dOp%C3%A9rations-2021.pdf).

 

L’arrêt de l’ingérence française par la restitution de la souveraineté monétaire de la CEMAC peut se réaliser par la décision de la France d’achever ou de clôturer la convention de coopération monétaire du 23 novembre 1972 qui lie les Etats membres à la République Française. Cette convention existe encore uniquement par abus de position dominante de la France dans la relation de coopération avec nos Etats. Cette décision de restitution de la souveraineté monétaire peut être prise par la France en application de l’article 17 de ladite convention de coopération monétaire qui dispose : « Tout Etat signataire peut dénoncer la présente convention. Cette décision prend effet à compter de la date de sa notification à l’Etat dépositaire. La négociation des arrangements nécessaires sera entreprise immédiatement entre les Etats signataires à la diligence de l’un quelconque d’entre eux. » Par cette décision, la France ouvrirait les négociations avec la CEMAC sur le timing et les modalités d’achèvement de cette convention.

La réforme que vous signez le 21 décembre 2019 entre la France et les États membres de l’Union monétaire ouest-africaine reste incompatible avec l’exigence de la restitution du patrimoine financier de l’Afrique.  Pour l’Union Monétaire de l’Afrique Centrale, l’achèvement de la convention monétaire devra se traduire par trois (3) principaux impacts : (i) la fin du dépôt de 50% des réserves de change de la BEAC au trésor français se traduisant par la restitution de nos avoirs extérieurs disponibles et la clôture du compte d’opérations ; (ii) le retrait des représentants de la France du Conseil d’Administration de la BEAC, du collège des censeurs de la BEAC, du Comité de la politique monétaire de la BEAC et de la Commission Bancaire de l’Afrique Centrale ; (iii) l’annulation par la France de sa garantie de convertibilité accordée pour soutenir le régime de change fixe.

Dans cette optique de restauration de notre souveraineté monétaire, le changement ou non du nom de la monnaie tout comme le choix du régime de change incombent aux Chefs d’Etat de la CEMAC. Dans le cas où le régime de change fixe conventionnel est maintenu comme instrument de quête de stabilité monétaire, la garantie de la France prétendument dénommée « garantie de convertibilité illimitée » sera remplacée des instruments financiers plus adaptés pour une meilleure maitrise du risque de liquidité internationale (le risque d’épuisement ou de manque des réserves internationales dont dispose la BEAC pour honorer ses engagements internationaux), et surtout un développement durable de la crédibilité du régime de change et de la parité de notre monnaie.

Nous sommes d’avis qu’en prenant des décisions pertinentes et efficiente concernant les quatre (4) points qui vous sont soumis ci-dessus, l’assainissement, la réparation, la restauration et la rénovation de la relation de coopération entre le Cameroun et la France deviendraient possibles. Dans cette perspective, le sentiment anti-français au Cameroun sera susceptible de connaitre une inflexion positive.  Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République Française, l’assurance de notre très haute considération.

 

Babissakana, PMP, PMO-CP, CSSp

Ingénieur Financier, Chairman & CEO, Prescriptor Ltd

E-mail : babissakana@prescriptor-consulting.com

Yaoundé, le 25 juillet 2022

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *