INTÉGRATION RÉGIONALEZOOM

Réforme de l’Union africaine : Le clash entre technocratie, démocratie et souverainisme

Réforme de l’Union africaine : le clash entre technocratie, démocratie et souverainisme !

 

Zacharie Roger Mbarga, Chercheur en Intégration régionale

La réforme de l’UA propose une mutation positive qui devrait induire des gains d’efficience. Toutefois, cette réforme tend à renforcer l’élitisme de l’organisation et creuse la distance entre celle-ci et les citoyens dont elle est censée être l’émanation

Réformer l’organisation continentale, c’est relever le défi des rapports de forces. C’est précisément mettre en accord les lobbies diplomatiques et managériaux des conservatismes, de la technocratie et de l’intégration participative. Dans ce cas, la morphologie à laquelle postule l’organisation continentale est passible de questionnements. S’agira-t-il d’une technostructure ?
Se dirige-t-on vers un intergouvernementalisme rénové ?
Pour positionner l’UA sur la faisabilité de ses propres aspirations contenues dans l’Agenda 2063 et à l’effet de réduire les retards sur le Traité d’Abuja, l’organisation continentale doit optimiser son modus operandi. Le chercheur camerounais en Intégration régionale examine le duel annoncé entre l’horizon planifié et le réel.

L’Afrique est à la recherche des gains d’efficience pour opérer sa mutation socioéconomique. La réforme de l’Union africaine, un de ces vents de libéralisme qui souffle sur l’Afrique, est une illustration du choix audacieux d’intégration économique que veut implémenter une certaine élite panafricaine. Cette trajectoire, au milieu de plusieurs autres projets du premier plan décennal de l’Agenda 2063, constitue une rampe de lancement pour le positionnement stratégique de l’organisation à l’international. Cette cure de jouvence est une arme pour peser dans la rénovation d’un multilatéralisme qui méprise le milliard d’habitants africain.
Le sommet extraordinaire d’Addis-Abeba ne sera pas celui de la révolution ! Jusqu’au sommet de Niamey en juillet 2019, les chefs d’État vont encore négocier. Ils veulent mieux contrôler la mue d’une organisation aux ambitions parfois trop élevées, comme pour ne pas s’auto guillotiner. Mais la réforme est là et il faudra compter avec elle !

I/La réforme
De manière schématique et intégrale, la réforme de l’Union africaine, contenue dans le rapport Kagame, couvre 5 domaines : la réorganisation de la commission de l’UA ; la souveraineté financière, la création de l’Agence de développement de l’UA ; l’optimisation du mécanisme d’évaluation par les pairs (MAEP) ; la division du travail entre l’UA ; les Communautés économiques régionales ; les États ; les mécanismes régionaux et les institutions spécialisées de l’UA.

1) De la réorganisation de la commission de l’UA.
– Constitution
Dans une quête d’efficience par l’adoption d’une gestion axée sur la performance, l’Union africaine va passer de 10 à 8 commissaires. Elle sera désormais constituée d’un président qui est la clé de voûte de l’opérationnel, un vice-président en charge des finances et de l’administration, 6 commissaires pour des portefeuilles resserrés (Affaires politiques, paix et sécurité ; affaires économiques, commerce et industrie ; infrastructures, énergie, sciences et technologies ; développement social et affaires humanitaires; environnement et développement agricole ; genre et jeunesse). Un secrétaire général non élu sera désormais chargé de la coordination opérationnelle des départements de la Commission.
– Implications financières
Les implications financières de ce nouveau dispositif démontrent que l’UA enregistre un gain de 352.514 dollars, car un commissaire coûte 257.248 dollars par an (exclusion faite des indemnités d’éducation et de formation des enfants, des indemnités médicales). Le secrétaire général gagnera 161.982 dollars (exempté des indemnités logement, éducation et santé).
– Sélection
Les critères de désignation (représentativité des régions et du genre, rotation de portefeuille selon les régions, les pays et le genre) demeurent presque inchangés. Le mode de désignation devient plus intéressant. L’ouverture des postes se fera par le biais d’un appel à manifestation de candidature auquel les candidats devront satisfaire. Une campagne électorale, animée par les candidats, est prévue. Ils devront présenter leur vision devant les organes électifs (Assemblées des chefs d’État pour le président et le vice-président, Conseil exécutif pour les commissaires).
– Management
Avec l’introduction de l’accountability, les commissaires seront dorénavant jugés pendant et au terme de l’exercice de leur fonction. Ils pourront ainsi faire l’objet de sanctions pour insuffisance professionnelle.

2) De la souveraineté financière.
Le budget prévisionnel de l’année 2018 s’élève à 511 millions de dollars, et la contribution africaine attendue est de 318.276.795 dollars. Au 16 octobre 2018, les États membres n’ont versé que 42% du montant escompté à terme (soit 126.598.892). Au 30 octobre 2017, 61% des contributions espérées des États avaient été transmises.

L’autonomie financière est un des principaux leviers de la souveraineté de l’organisation continentale. Elle lui permet d’opérer librement les choix des programmes, projets et activités nécessaires à son éveil économique, et d’avoir la capacité de les financer. L’Union africaine c’est deux poches essentielles de dépense : les programmes et opérations de l’UA (75%) et le fonds de paix (25%).

À l’horizon 2020, la première ligne est estimée à 1,2 milliard de dollars et la seconde à 400 millions de dollars. Pour financer cela, le régime de prélèvement d’une taxe de 0,2% sur les importations a été adopté. La taxe se met progressivement en marche pour être intégralement collectée à l’horizon 2025. C’est à cet horizon qu’on peut espérer que les pays africains deviendront les uniques contributeurs du budget de l’UA.

Pour le moment, un barème de quote-part est mis en œuvre. Il est calculé sur la base du produit intérieur brut (PIB) et du revenu national brut (Rnb) et fondé sur un système de niveau comme suit :
Niveau 1 : les pays dont le PIB est supérieur à 4 % qui financent 40 % du budget ;
Niveau 2 : les pays dont le PIB est supérieur à 1 %, mais inférieur à 4 %, et sur lesquels repose 35 % de l’enveloppe ;

Niveau 3 : les pays dont le PIB est inférieur ou égal à 1 %. Ils supportent 25 % du budget. Un plafond minimal de 200.000 dollars est fixé pour les pays de cette catégorie (c’est-à-dire qu’aucun État membre du groupe 3 ne paiera moins de 200.000 USD). Tout ceci dans le but d’assurer une plus grande appropriation et un meilleur partage du fardeau global. Ce système s’appliquera sur la période 2019-2021.

Pour ce qui est du fonds de paix, les fonds sont fournis à contributions égales de chacune des cinq (5) régions de l’UA. C’est-à-dire 80 millions de dollars par région.

Sanctions
Un régime de sanctions pour les pays insolvables sera désormais appliqué en adéquation avec la décision du sommet de janvier 2017. Ces sanctions sont prévues dans l’Acte constitutif (article 23.1). Elles sont réitérées dans le règlement intérieur (articles 5, 26 et 35), dans le règlement financier de l’UA (article 78.6) et les statuts de la Commission (article 18, paragraphe 8).

Ainsi, les États membres faisant l’objet de sanctions seront privés des droits suivants :
– Être membre d’un bureau de l’un des organes de l’Union ;
– faire approuver ses candidatures dans le système international par le Conseil exécutif ;
– offrir d’accueillir tout organe, institution ou bureau de l’Union ;
– faire participer ses ressortissants à des missions d’observation électorale, des missions d’observation des droits de l’Homme ;
– désigner ses ressortissants en tant que personnel, consultants, volontaires, stagiaires ;
– participer aux réunions de l’Union.
Pourront toutefois échapper à ces sanctions :
– les États membres connaissant un conflit qui entraine une réduction importante de leur PIB ;
– tout État membre faisant face à une crise humanitaire imprévue qui épuise ses ressources.

3) De la création de l’Agence de Développement de l’UA.
L’Union africaine veut se doter d’un instrument d’intelligence économique capable de porter sa vision du développement et de discipliner son intégration économique. L’Agence du NEPAD (Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique) mutera en Agence de développement de l’Union africaine (ADUA). C’est le nouvel outil technique de prospection et de négociation pour la convergence des projets intégrateurs.

Mandat
Son mandat consistera à faire converger les projets d’intégration du niveau continental, régional et national. Ainsi, l’Agence doit encadrer les États et les organes régionaux dans les programmes prioritaires de l’Agenda 2063 à travers le renforcement des capacités et le soutien consultatif technique. Elle devra en outre suivre et évaluer la mise en œuvre des programmes de développement de l’Afrique, tout en assurant le partage des bonnes pratiques.  Résolue à parler d’une seule voix à l’international, notamment en matière de développement international, et en vue de faire respecter ses priorités de développement, l’UA se servira de son agence comme interface technique entre le continent et les partenaires au développement.

Les domaines d’intervention socioéconomique sont : urbanisation et développement économique, bien-être social et humain, durabilité et de résilience de l’environnement, infrastructure transfrontalière et d’interconnexion enfin un cinquième cluster avec des thématiques transversales telles que développement des capacités, égalité des sexes et autonomisation des jeunes, innovations scientifiques et technologiques.

Financement
Pour son opérationnalisation optimale, l’ADUA aura les sources de financement ci-après : une allocation budgétaire annuelle de l’Union africaine, des contributions du secteur privé, des apports des partenaires au développement, des dons privés, les accords de cofinancement et de financement de contrepartie au niveau des projets, le financement de programmes conjoints et le financement basé sur l’investissement.

4) De l’optimisation du Mécanisme d’évaluation par les pairs (MAEP).
L’enjeu du MAEP demeure l’érection d’une interdépendance productive entre les États membres de l’Union africaine. Le MAEP concourt à la mise à niveau réciproque, et à l’instauration des bonnes pratiques en matière de stabilité politique, de croissance économique, de développement durable et d’accélération de l’intégration économique. Peu connu, sous financé et sans ressource temporelle pour tenir ses conférences ordinaires, la réforme insufflera plus de dynamique et d’aptitude à la structure.

Revitalisation
Le budget du MAEP va croitre de 30 %, passant ainsi de501.700 dollars en 2017 à 15.539.337 dollars en 2019. Le budget du MAEP sera incorporé à celui de l’UA.

Le MAEP a reçu mandat d’évaluer annuellement l’état de la gouvernance en Afrique. Le président en exercice du MAEP, Idriss Deby présentera le premier rapport sur la gouvernance lors du 32e sommet ordinaire de l’UA en février 2019 à Addis-Abeba.

Pour la tenue des fora du MAEP, le passage à un sommet de l’UA par an devrait dégager plus de marge de manœuvre.

5) De la division du travail dans l’intégration continentale.
Dans le fonctionnement de l’Union africaine, le principe de subsidiarité a été mis à mal par les défaillances managériales généralement engendrées par les faiblesses financières. Le manque de clarté installé à la faveur des dysfonctionnements sus-évoqués a laissé proliférer une confusion des rôles entre l’UA, les Cer, les mécanismes régionaux, les États membres et les institutions spécialisées de l’organisation, tout en faisant un carnage du principe de complémentarité.

Établir une division du travail efficace consiste à délimiter les responsabilités (dans chaque domaine de l’intégration) en fonction de la subsidiarité, des avantages comparatifs, du partage des coûts et charges.
Opérer une division du travail c’est réaliser une allocation optimale des ressources rares dans la mise en œuvre des programmes d’intégration. Toutefois, l’institution ne peut être pleinement opérationnelle dans un projet ou un programme que si tous ses États membres sont, à des niveaux presque équivalents, directement concernés par le projet ou le programme.

II/Rapports de force et oppositions
Il est plus pertinent de parler de processus de négociation pour l’adoption de la réforme de l’Union africaine. Depuis janvier 2017, le marchandage entre les États est loin d’avoir été un long fleuve tranquille. S’il y a eu des avancées certaines, il faut toutefois reconnaitre que la réforme Kagame a été bien diluée.

1) Les oppositions à une commission qui serait un 56eÉtat membre
Pour les États, le président de la commission de l’UA ne saurait être un 56echef d’État. Voilà le motif du refus de cession des pouvoirs supplémentaires. Voulant rester les seuls maitres du jeu du processus, les États continueront de désigner les principaux leaders de l’organisation continentale. La proposition Kagame était de permettre au président de la Commission d’incarner le processus, en lui conférant la faculté de désignation des commissaires ou d’affectation des élus.

Carlos Lopes, membre de la Task Force Kagame, évoque d’ailleurs la recherche de « collégialité et d’esprit d’équipe ». Mais les États ont clairement coupé court. Dans un contexte de profonde modification du processus où les candidats devront être méritants sur la base de leurs propositions managériales, où le nombre de sommets annuels sera réduit de moitié et en prélude au déséquilibre de la représentativité équitable des régions au sein de la commission (de deux à 1,6 par région), l’intergouvernementalisme ne pouvait aisément se muer en fonctionnel. Il est évident que l’abandon des pans de souveraineté à l’institution supranationale africaine n’est pas pour cette réforme !

2) Le consensus insuffisant entre intégration productive, développement des États et règlement financier latitudinaire.
L’autonomie financière recherchée de l’UA semble être en opposition avec le financement du développement des États. Pire encore, la pleine application du régime de sanctions à l’endroit des États insolvables provoque des marmonnements « diplomatiques ». Et pourtant les règles de jeu sont claires, notamment les méthodes de calcul. Avec le plafonnement des minima et des maxima, la réforme du financement règle le rééquilibrage des contributions. Désormais, le budget sera équitablement supporté. Ce qui aura une incidence sur la participation des citoyens de l’ensemble des pays à la tâche d’intégration des peuples. Les États devront dès à présent jouer franc jeu en respectant le tableau de contribution en fonction de leur classement dans les catégories (voir I-2).

L’une des ombres au tableau reste la répartition des contributions au fonds de paix de l’UA. La solution d’Étape qui voudrait que les États contribuent à hauteur 6,5 millions de dollars est bien inégale. En Afrique australe, l’Afrique du Sud et le Lesotho ne pourraient fournir le même effort. Il en est de même pour l’Angola et Sao Tomé en Afrique centrale. Il y a encore matière à peaufiner !

3) La difficile conciliation des priorités de développement.
Une agence de développement de l’Union africaine, la belle innovation ! Mais jusqu’à quel point ? Ne s’agit-il pas d’un mimétisme ? Les antagonismes sur l’ADUA résident sur la capacité à refléter les priorités de développement des 55 pays membres de l’UA et des 5 régions de l’Afrique. 80 % des pays africains ont des stratégies d’émergence ou des plans de développement qui sont incompatibles. En plus, les écarts de développement sont parfois très importants notamment entre les États membres. Au mois de janvier dernier, le ministre des Affaires étrangères des Comores se demandait encore comment son pays (archipel) pourrait bénéficier avantageusement de la zone de libre-échange continentale.

Or, les 5 clusters ou programmes sont assez marginalisant. Dans le fond, l’esprit de l’agence nous présente un outil technologique pour l’affirmation de la vision africaine du développement et de ses priorités. Le premier travail est la convergence des modèles, visions, stratégies et ressources de développement. La question de fond est donc de savoir, qui de l’agence de développement ou des États membres se greffe à la stratégie de développement de l’autre ?

4) Un poker menteur entre bons et mauvais élèves de la gouvernance ?
En Afrique, il existe presque 55 modèles de gouvernance. Tous d’inspiration démocratique, mais d’effectivité nationale. Nombre des pays sont jaloux de leur souveraineté et donc de leur idéologie. Quel serait l’intérêt du Cameroun d’adopter le modèle sud-africain ? Le MAEP va-t-il inventer un modèle propre à l’Afrique ?Va-t-il mieux encadrer la tropicalisation du libéralisme sociopolitique ?

Dans cette incompréhension se glisse une concurrence des outils d’évaluation. Le MAEP fera-t-il désormais concurrence au baromètre Mo Ibrahim auquel adhère une infime poignée des pays africains ?

5) Rationnaliser toute la chaine !
Le fait que l’UA, les CER et les MR planifient, budgétisent et mobilisent des ressources séparément démontrent les niveaux élevés de chevauchement, de double emploi et de gaspillage. La division du travail entre les acteurs de l’intégration continentale exige une simple application du schéma du Traité d’Abuja. La division du travail exige ainsi une claire application de la régionalisation et une suppression de la multi-appartenance aux Cer par les États. C’est, enfin, le respect des instruments communautaires et des règles de financement de l’UA. Soit une discipline du processus. Combien y sont préparés ?
La rationalisation des compétences et des programmes d’intégration implique donc un décloisonnement pour une responsabilisation de chaque acteur.

III/Quelle valeur ajoutée ?
L’Afrique est en contradiction avec elle-même. Les volontés de changement de paradigme bouillonnent au niveau continental. La démarche opératoire divise encore, mais une réelle évolution de la vision est perceptible. La réforme de l’UA propose une amélioration organique du logiciel actuel. Cette mutation est positive et devrait induire une rentabilité immatérielle (conscience communautaire, gain de temps, capital humain, discipline, qualité des instruments d’intégration) et matérielle (financements, routes, énergie électrique, emplois).

Publié en janvier 2017, le rapport de la task force Kagame établit le constat d’une «organisation dysfonctionnelle, dont la valeur pour nos États membres est limitée, a peu de crédibilité auprès de nos partenaires internationaux, et en laquelle nos citoyens n’ont pas confiance». Pourtant, cette réforme tend à renforcer l’élitisme de l’organisation et creuse la distance entre celle-ci et les citoyens dont elle est censée être l’émanation. La jeune fille, le jeune garçon, la citoyenne et le citoyen sont toujours très incorporés dans le processus décisionnel.

Pour l’appropriation du fonctionnement de l’UA par les masses, l’exacerbation d’une conscience communautaire et le triomphe du sentiment panafricaniste, les médias, la société civile et les programmes d’éducation scolaire sur l’Union africaine doivent être cardinaux dans le schéma. Pour un contrôle citoyen de cette organisation, il est urgent que les membres du parlement panafricain soient élus au suffrage universel direct.

Zacharie Roger Mbarga,

Chercheur en Intégration régionale

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *