Refondation des relations France-Afrique : Achille Mbembe, le sherpa d’Emmanuel Macron

Par Julien NGA EBEDE

Arrivé, hier au Cameroun, le président français Emmanuel Macron, pour son premier voyage en terre camerounaise, s’est fait accompagner d’un certain nombre de figures intellectuelles et culturelles qui sont toutes des Français d’origine camerounaise. A l’exception de Joseph Achille Mbembe qui n’a jamais acquis une autre nationalité.

Cet intellectuel de renom a toujours été très critique à l’égard des Etats africains dont la plupart, à ses yeux, ne sont que des satrapies. Et, grand pourfendeur de la FrançAfrique. Et a toujours défendu l’idée de la remise à plat des relations que l’Afrique entretient avec un certain nombre de partenaires extérieurs parmi lesquels la France. « Aujourd’hui, y compris parmi les élites francophones dont la servilité à l’égard de la France est particulièrement accusée ou qui sont séduites par les sirènes du nativisme et de la condition victimaire, beaucoup d’esprits savent pertinemment que le sort du continent, ou encore son avenir, ne dépendent pas de la France. Après un demi-siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations ont appris que de la France, tout comme des autres puissances mondiales, il ne faut pas attendre grand-chose. Personne ne sauvera donc les Africains malgré eux.

Le moment est donc venu de mettre un terme, en bon ordre, à ce qui aura été, d’un bout à l’autre, une misérable aventure aussi opaque que dispendieuse, sans autre horizon que la répétition infinie du scandale », écrit-il dans l’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, pp.127-128, paru en 2008. Pour ce qui est du président Macron, Mbembe va dénoncer sa « flagrante absence d’imagination historique ».  C’est alors que dans le cadre de la redéfinition des fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France qu’il entend mener, le président français confie à l’intellectuel camerounais la responsabilité de préparer le sommet Afrique-France, du 08 octobre 2021, de Montpellier. Car, pour le président français, c’est un grand intellectuel. « C’est un esprit brillant, pas toujours facile, mais brillant », dit-il de l’auteur de Brutalisme.

Beaucoup d’intellectuels dénoncent son engagement aux côtés de Macron. A ces critiques, il rétorque : « on n’écrit pas l’histoire uniquement par le soupçon. Il faut se mettre en jeu ». Et leur rappelle que lorsque « Mandela négocie avec le régime d’apartheid, personne ne s’attend à ce que ça marche. C’est comme ça que l’histoire se fait, c’est pas la sorcellerie ». Du mois de mars à celui de juillet 2021, Mbembe fait le tour de 12 pays et lance plus de 60 « dialogues » avec des acteurs de la société civile dans la perspective du sommet de Montpellier.

Pour la cause, A. Mbembe se fait accompagner par un certain nombre de figures intellectuelles et culturelles dont, entre autres l’économiste Vera Songwe, le philosophe Souleymane Bachir Diagne, l’historien Pap Ndiaye, les écrivains Alain Mabanckou et Mohammed Mbougar Sarr, etc. Le 5 octobre 2021, au cours d’un entretien avec Emmanuel Macron, à l’Elysée, il remet au président français un rapport de 140 pages intitulé : Les nouvelles relations Afrique-France : Relever ensemble les défis de demain.

L’historien camerounais et son équipe font treize (13) propositions au président français en vue de la refondation des relations France-Afrique. Dans leur exhaustivité, elles sont : créer le fonds d’innovation pour la démocratie, bâtir la Maison des mondes africains et des diasporas, enclencher le programme Campus nomade, initier le forum Euro-africain sur les migrations, lancer la « plateforme » de débats Afrique-France,  relancer la dynamique de restitution et expérimenter les musées de demain, accompagner la jeunesse africaine vers l’emploi, créer une commission intercontinentale sur la  transparence économique, développer le programme « Start-ups Africa France », transformer l’aide publique au développement, tisser un nouveau narratif entre l’Afrique et la France , et refonder les relations avec l’Europe au XXIe siècle.

Né le 27 juillet 1957 à Otélé, Joseph Achille Mbembe fait des études en histoire à l’Université de Yaoundé. Il en sort en 1981 après l’obtention du diplôme de maîtrise dont la soutenance publique du mémoire, qui porte sur la violence en pays basa’a, parce que dédié à Ruben Um Nyobe, est interdite au grand dam de son directeur, le Guinéen Thierno Bâ. Il faut, par ailleurs relever que le premier thème choisi par le jeune étudiant portant sur la vie quotidienne dans le maquis avait été refusé par l’Université. Après le Cameroun, Mbembe s’inscrit à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne.

Il en sort, en 1989, titulaire d’un doctorat en histoire dont les travaux de recherche portent sur la naissance du maquis dans le Sud Cameroun (1920-1960). Il a aussi obtenu un DEA à l’Institut d’études politiques de Paris. Au terme de ce parcours intellectuel, il enseigne dans les universités américaines de Columbia, Pennsylvanie, Philadelphie, Californie Irvine, etc. Depuis 2001, Mbembe est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université du Witwatersrand à Johannesburg, en Afrique du Sud, et directeur de recherches au Wiwatersrand Institute for social and economic research (Wiser). Ce, après son passage comme secrétaire exécutif du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria) de 1996 à 2000.

Nourrie par les penseurs de la French theory (Jacques Derrida, Michel Foucault, Gilles Deleuze), celle de Jean-Marc Ela, Fabien Ebousi Boulaga, Georges Bataille, Jean-François Bayart, Sony Labou Tansi, Edouard Glissant et bien évidemment de Frantz Fanon, la pensée d’Achille Mbembe pourrait être qualifiée de volcanique et incandescente. De son premier ouvrage, Les Jeunes et l’ordre politique en Afrique, à sa dernière parution, Brutalisme, en passant par les autres que sont : Afriques Indociles, La naissance du maquis dans le Sud-Cameroun, De la Postcolonie, Sortir de la Grande nuit, Critique de la Raison nègre, Politiques de l’inimitié, il cogne sur tout : la gouvernance en Afrique, l’histoire, les droits de l’homme, l’immigration, etc. Et la critique à chacune de ses parutions salue le génie de ce dernier.

Ce propos de Catherine Coquery-Vidrovitch, à propos de son ouvrage De la Postcolonie l’illustre à suffisance. « L’écriture est superbe. La langue devient instrument d’analyse, ‘à la fois descriptive, critique, analytique et poétique… La phrase se fait art, ou mieux, image et magie au point où le texte lui-même finit par participer d’un procès d’envoûtement’. Cette façon de ‘dire la laideur d’une manière finalement si belle’ est à la fois ‘déroutante et inquiétante.’ Car l’auteur s’implique à fond dans le courant postmoderniste par lequel le texte devient significatif de lui-même autant que la réalité. »

Mbembe est, aux côtés de l’économiste sénégalais Fewine Sarr, l’initiateur des Ateliers de la pensée. Depuis 2016, ils réunissent au Sénégal des penseurs, écrivains et universitaires africains et de la diaspora pour réfléchir autour des nouvelles problématiques suscitées par la transformation du monde contemporain. En cette année 2022, cette grand-messe a eu lieu du 23 au 27 mars.

Pour lui, le mot qui pourrait résumer cette quatrième édition des Ateliers de la pensée est : démocratie. « Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’aujourd’hui la jeunesse sorte dans la rue pour célébrer les putschistes ? Je pense qu’il nous faut affronter cet événement comme un défi à la pensée : que nous est-il arrivé ? Le projet démocratique ne nous est pas étranger : il est temps qu’on le comprenne une bonne fois pour toutes, et il faut se pencher sur la réinvention de la démocratie comme la grande question philosophique, politique esthétique de ce siècle. Démocratie comme dynamique du lien », dit-il. C’est cet intellectuel, parmi les plus illustres en Afrique qui, malheureusement se déplace à travers le monde avec un passeport diplomatique sénégalais, accompagnera, très certainement, le président français, Emmanuel Macron, dans le périple qui le conduira au Bénin et en Guinée Bissau, après l’étape du Cameroun.

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