Chaque jour, dans cet espace, les acteurs disent faire des affaires pour sauver des vies. La réalité est tout autre. Reportage.
« À tout moment, cet endroit est plein !» De tels mots ne s’arrachent pas seulement de la bouche de ce taximan qui nous conduit ici à l’entrée de l’Hôpital central de Yaoundé. Beaucoup se piquent de désaffection pour cet endroit où, chaque jour, des files de voitures circulent pare-chocs contre pare-chocs. À tout instant, des taxis embouteillent la rue et déversent leurs passagers au milieu de la voie, dans un flot continu. «Je viens ici juste rarement ; sauf si je dois vite conduire un malade et puis je taxe bien !» complète notre conducteur.
Ce 14 novembre 2018, c’est enchevêtrement qu’aggravent motos, minibus, camionnettes et piétons, devenus prisonniers des gaz d’échappement. Par leurs sirènes, trois ambulances scandent leur impatience pour accéder à la formation sanitaire. Dans cette thrombose devenue interminable, un homme, fuselé dans son jean et lunette à grosse monture noire sur le nez, tente de réguler la circulation. Ici, la chronique lui reconnait ce rôle. De temps à autre, il s’en prend aux taxis déglingués, passés maîtres dans l’art du rafistolage. De temps à autre aussi, il stoppe les cylindrées qui grillent la priorité aux autres véhicules de transport de médicaments.
À cet homme-là, on bredouille notre émotion de voir un simple citoyen imposer de l’ordre au milieu des voitures klaxonnant autant pour se saluer que pour s’insulter. Sa poignée de main est aussi vive que son «bonjour, ça va ?», dans un français qu’il parle «un peu». On remarque aussi sa personnalité volcanique, alternant la franche bonne humeur et, soudainement, une sensibilité à fleur de peau. «Ici, c’est la version hard de Yaoundé que vous ignorez», déclare ce bolide qui se fait appeler Tarzan. Dans la suite de son propos, il redonne du souffle à celui de Basile Emah. «À Yaoundé, il y a des lieux publics qui ont une vie privée», constatait, de son vivant, l’ex-super maire de la capitale.
Centre d’affaires
L’entrée de l’Hôpital central de Yaoundé est de ceux-là. «Ce lieu incommode autant qu’il fascine», valide Josué Edouma. « En clair, dit ce spécialiste de sociologie urbaine, c’est à la fois une fourmilière dangereusement urticante et un point de convergence des bonnes idées que l’on peut se faire autour de la capitale camerounaise». Il y a peu, cet espace a été ironiquement rebaptisé «World Trade Center». Ceux qui y ont leurs habitudes évoquent le bouillonnement créatif dans les affaires. Celles qui s’exposent mettent en scène des vendeurs à la sauvette.
Sautant d’un véhicule à l’autre, ils proposent fruits, bonbons, chips, boissons, compresses et solutions médicamenteuses frelatées. «Quand un garde-malade n’a pas assez d’argent, nous le servons même au détail, mais c’est un peu plus cher», confesse innocemment un adolescent qui propose des antalgiques. Peu importe la qualité du médicament proposé, l’unique garantie c’est que son emballage affiche un label pharmaceutique réputé. Quelle que soit l’heure, des cafés et petites échoppes sont ouverts 24 h/24 h. Il y a aussi des vendeurs de nourritures.
Sur place s’arrachent des bols de bouillon accompagnés d’une impressionnante variété de viandes, de poissons ou de légumes. Les structures de transferts de fonds se sont imposées avec l’onction de la Communauté urbaine de Yaoundé. La même institution a fait bâtir une colonne de boutiques en contrebas. Le mètre carré ici vaut de l’or. Pas un seul centimètre carré n’est laissé au vide. Une vendeuse de serviettes hygiéniques utilise les grilles d’une vieille concession comme présentoir pour ses marchandises. En bas, une ancienne bibliothèque est transformée en magasin de médicaments.
Une rumeur classe ceux-ci dans le lot des produits volés au chevet des patients par le personnel en service juste en face et même dans d’autres formations sanitaires de la ville. Les trottoirs sont pris d’assaut par des « callboxeurs » ambulants. Parfois ils sont aménagés en cuisine où l’on vend des plats à emporter. Une vendeuse de poisson à la braise raconte que la semaine dernière, elle a reçu son avis d’expulsion. Elle a huit jours pour «être en règle avec le gouvernement local».
« Tarzan Bank »
Ce «gouvernement», apprend-on, est un triumvirat de jeunes (parmi lesquels Tarzan) se réclamant descendants de Simon Pierre Tchoungui. L’ancien Premier ministre du Cameroun oriental, précise-t-on, était surintendant médical de l’hôpital en 1960. «Ces trois gars prélèvent des taxes à ce titre et cela dure depuis des années», assume Bertin Mvogo, vendeur ambulant de compresses. À en croire ce dernier, le même «gouvernement» tient les circuits de l’usure.
D’ailleurs, sans l’envisager et face au reporter, Tarzan assume une drôle de raison d’être : «Shit Business is Serious Business» (« le business de la merde est un business sérieux »). Il est le patron de «Tarzan Bank» lovée dans un bulding encombré de feuillages touffus. «Contrairement aux banques où il faut beaucoup de temps pour obtenir un prêt, notre réaction est plus rapide face à l’urgence», balance-t-il. L’urgence, pas n’importe laquelle. «Si vous devez être opéré et que vous ne disposez pas d’argent, je peux trouver une solution là», développe Tarzan.
Ses gestes sur une femme en quête d’argent pour la césarienne de sa fille achèvent de persuader sur la véracité de cet exposé. Ils donnent l’impression d’habiter dans un village où cet homme met un point d’honneur à accorder plus d’attention à tous les autres nécessiteux qui arrivent. Sur une autre échelle d’observation, cette diligence est pavée de mauvaises intentions. «Je fais de l’argent avec de l’argent», clame Tarzan, satisfait d’une cinquième transaction réussie depuis 8 heures ce matin. Pour sauver son fils que terrorise une hernie discale aux urgences, un vieil homme vient d’obtenir 25 mille francs au taux d’intérêt de 100 %.
L’échéance de remboursement est fixée à 48 heures. Au cas contraire, sa vieille moto deviendra la propriété de Tarzan. Pour les gros montants, le débiteur doit mettre en gage un véhicule (qui sera filmé ou photographié par les deux parties en présence de témoins pour éviter toute contestation éventuelle) voire un titre de propriété. «Si ce protocole est respecté, l’argent est disponible immédiatement», confirme l’usurier. Généralement, la transaction lui profite en dernier ressort. «Rien qu’ici à l’Hôpital central, j’ai pu avoir 12 voitures en 3 ans.
Leurs propriétaires ne m’ont jamais remboursé à échéance ; il m’en reste 4. Les autres ont été vendues», semble-t-il s’en féliciter. «Il n’y a pas de honte d’avoir plumé quelqu’un qui ne veut pas rembourser», poursuit-il, noyé dans la complaisance, la sueur et quelques bulles de vin mousseux.
Tel un marabout, il mystifie la ruse que ses hommes de main utilisent. Difficile de les chiffrer. «Ils sont pourtant là partout», affirme quelqu’un. «C’est comme une aiguille sur une poupée vaudou», blague-t-il. À fouiner un peu, tout se fonde sur la compassion, la simplification du «cas urgent» et l’écoute maximale. Une vraie pente savonneuse où beaucoup de familles glissent, faute de mieux.
Jean-René Meva’a Amougou