Les autorités envisagent, en huit ans, de faire du Cameroun un pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Pour cela, la croissance moyenne sur cette période devra dépasser les 17 %.
L’objectif de la phase II de la Vision 2035 la transforme en une mission impossible. Le Cameroun est actuellement un pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. La deuxième étape de cette vision de développement à long terme prétend vouloir le faire passer, en huit ans, au rang de pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure (2020-2027). Aucun pays au monde n’a, jusqu’ici, réussi un tel exploit.
« Une entreprise titanesque »
«Parvenir au statut de pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure en 20 ans» est déjà pour la Banque mondiale (BM) « une entreprise titanesque ». Elle l’avait indiqué, en avril 2017, lors d’une rencontre avec la presse. Ce jour-là, l’institution de Bretton Woods rendait publics les résultats du Cameroon Economic Memorandum (CEM) de décembre 2016. Dans ce rapport, qui analyse les obstacles à l’émergence du pays, les experts de la BM estiment à environ 8% la croissance annuelle que doit enregistrer le Cameroun pendant 20 ans (2015-2035) pour atteindre cet objectif. «Un tel taux de croissance sur plus de 20 ans a été atteint par très peu de pays (Chine, Corée du Sud, Vietnam et Botswana)», y relève-t-on.
Selon les estimations de la BM, pour que le Cameroun soit un pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure, il lui faut réaliser une croissance cumulée de 160%, entre 2015 et l’année arrêtée, pour atteindre l’objectif de la phase II de la Vision 2035, à savoir 2027. Ce qui exige, peut-on lire dans le CEM, que les taux d’investissement et de productivité passent respectivement d’environ 20% du PIB à 30% et d’environ 0% à 2%, entre 2015 et 2027.
Croissance à deux chiffres
Selon les projections du gouvernement, entre 2015 et 2019, la croissance cumulée ne devrait pas dépasser les 22,1 %. Il faudra alors réaliser une croissance cumulée de 137,9 % entre 2020 et 2027, soit une croissance moyenne annuelle de plus de 17 %. Ce qui est une performance plus que titanesque. D’autant plus que pour les années 2020 et 2021, les projections de croissance sont déjà loin en deçà de cette cible. Elles sont respectivement de 4,8 et 5,1 %.
«On aborde la seconde phase de la Vision 2035 avec des améliorations», concède-t-on à la Banque mondiale. «Lorsqu’on a lancé le DSCE (Phase I de la Vision), la capacité d’absorption n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. Il y avait un certain nombre de goulots d’étranglement (maturation de projets, lenteur dans la passation des marchés, problème d’indemnisation et de ressources humaines…) que le gouvernement est en train de résoudre», estime par exemple Rick Emery Tsouck Ibounde. Pour l’économiste en chef de la BM, «avant on avait un enfant de 12 ans qui voulait porter un sac de 50 tonnes. Aujourd’hui, c’est un adolescent de 18 ans qui certes n’a pas encore la maturité d’un adulte, mais qui est plus fort». «Donc ça permet d’espérer», indique le Gabonais.
Consultations
Au point d’envisager d’être un pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure en 2027 ? Qui plus est, dans un contexte marqué par la chute des cours du pétrole et la multiplication des foyers de tension (Extrême-Nord, Adamaoua, Nord-ouest et Sud-ouest). Face à cette question, Rick Emery Tsouck Ibounde se fait philosophe. «La responsabilité d’un État qui a le potentiel du Cameroun, c’est d’être ambitieux», indique-t-il ajoutant qu’on ne pourra véritablement se prononcer qu’une fois le document de planification disponible.
Pour l’instant, on ignore comment le gouvernement compte procéder pour réaliser son rêve pharaonique. Le document de planification devant remplacer le DSCE est toujours en élaboration au ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire (Minepat). Ce ministère envisage d’organiser une conférence de consultations scientifiques, du 26 au 29 mars 2019. Le rapport des travaux devrait être exploité pour la finalisation du document de planification post-DSCE. De l’appel à communication lancé en prélude à cette rencontre, on apprend qu’une quinzaine d’objectifs spécifiques (voir colonne) seront poursuivis dans la phase II de la Vision 2035.
De son côté, le Centre d’analyse des politiques économiques et sociales du Cameroun (Camercap-Parc), think tank apparenté au Minepat, a déjà ses propositions. Elles sont contenues dans une étude de 110 pages (bibliographie non comprise) intitulée « Évaluation des besoins en capacités en vue de la transformation économique du Cameroun », disponible depuis quelques jours. Pour ses chercheurs, l’objectif de la phase II de la Vision mérite d’être revu à l’aune de la réalité économique actuelle. Malgré tout, pensent-ils, le statut de pays émergent à l’horizon 2035 reste à portée de main, à condition de tout revoir (voir page 11).
Objectifs spécifiques de la phase II de la Vision
• Développer de nouvelles infrastructures ;
• Intensifier la mécanisation agricole et développer l’irrigation ;
• Intensifier la transformation industrielle des produits d’origine locale;
• Renforcer les capacités du système d’éducation, de formation et de recherche ;
• Accroître la part des exportations hors pétrole ;
• Accélérer l’essor du marché financier ;
• Renforcer le développement des PMI/PME ;
• Préserver le cadre incitatif pour la création d’emplois décents ;
• Densifier davantage les infrastructures sociales ;
• Élargir le système de sécurité sociale ;
• Renforcer les dispositifs de lutte contre l’exclusion sociale ;
• Mettre en œuvre une politique de développement urbain maîtrisé (aires métropolitaines, villes nouvelles, villes secondaires);
• Favoriser la complémentarité et la solidarité entre les grandes villes, les villes moyennes et les campagnes ;
• Renforcer les bases d’une territorialisation du développement (pôles de développement) ;
• Consolider la gouvernance et le climat des affaires.
La phase II de la Vision vue d’Etoudi
« Prolongeant le discours inaugural du sep-tennat des “Grandes opportunités”, le président Paul Biya a clairement fixé le cap, à savoir, atteindre l’émergence, comprise comme un niveau de développement intégral. Pour y arriver, trois conditions sont inévitables: la sécurité, la croissance économique et la démocratie. En d’autres termes, notre économie ne sera considérée comme émergente que si elle adopte de véritables et profondes transformations.
Pour le chef de l’État, l’objectif ultime demeure la satisfaction des besoins fondamentaux des populations. En ce nouveau septennat, le projet d’émergence du Cameroun va s’appuyer sur notre plan directeur d’industrialisation, la modernisation de notre agriculture, l’essor et la vulgarisation de l’économie numérique, la densification des infrastructures et une gouvernance plus efficiente.
S’agissant de la “révolution agricole” que le chef de l’État appelle de tous ses vœux, il faut reconsidérer la pratique agricole dans ses aspects et ses méthodes, en l’insérant dans un contexte socio-économique complexe où change la logique des champs et des saisons. Cette mutation induit une amélioration des techniques qui favorisent des perspectives inouïes dans d’autres domaines, avec des retombées sur l’ensemble de l’activité économique. »
Samuel Mvondo Ayolo, ministre, directeur du cabinet civil de la présidence de la République du Cameroun, in « Le temps des réalisations » n° 55, janvier 2019.
Stratégie post-DSCE
Le Camercap-Parc propose la rupture
Pour ce think tank proche au Minepat, l’émergence à l’horizon 2035 reste à portée de main, à condition de changer complètement d’approche.
«Si le pays veut atteindre l’objectif d’être pays émergent à l’horizon 2035, il est impératif de procéder à une révolution structurelle, et non plus à un simple ajustement structurel de son économie», soutient le Centre d’analyse des politiques économiques et sociales du Cameroun (Camercap-Parc). Ce think tank, apparenté au ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire (Minepat), vient de publier une étude intitulée «Évaluation des besoins en capacités en vue de la transformation économique du Cameroun». Un travail qui va certainement faire jaser, tant il remet tout en cause : des «schémas passe-partout» de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international aux institutions locales en passant par le leadership de ceux qui sont actuellement aux affaires.
Avant de proposer sa stratégie pour l’après-Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE), l’équipe de chercheurs, dirigée par Barnabé Okouda, directeur exécutif du Camercap-Parc, commence par une revue rapide du profil historique récent de l’économie camerounaise. À l’issue de cet exercice, elle constate qu’«après près de trois décennies d’ajustement et de réformes structurels, la voie ne semble pas encore être trouvée pour le décollage économique du Cameroun». Même le DSCE, document de planification de la première phase de la Vision, est sorti de piste, détournant le train de l’émergence de son cap.
Nouveau leadership
À Camercap-Parc, on croit néanmoins qu’il est encore possible de remettre le train sur les rails, à condition de tout revoir : la stratégie, la tactique et les acteurs du match. C’est ce que le think tank appelle « la stratégie de rupture ». Elle repose sur trois piliers considérés comme « trois fondations pour insérer notre pays dans la compétition mondiale du développement durable » (voir ci-dessous).
L’étude ne chiffre pas le coût de ces réformes et ne dit pas comment les financer. Elle pose néanmoins comme préalable: à la réussite de la nouvelle approche, la modification structurelle des conditions initiales ou de réactivité du comportement économique du Cameroun. Et la perception et la gestion de la notion de temps constituent la première chose à changer, selon le document. Pour le Camercap-Parc, les di rigeants camerounais «doivent apprendre à intégrer le temps comme une contrainte et non comme une ressource illimitée». Selon le think tank, le fait de ne pas avoir intégré qu’«à échéance due, un résultat non atteint est considéré comme un échec» est «l’une des causes principales de tous nos échecs».
Un tel aggiornamento est-il possible avec Paul Biya, présenté comme le maitre des horloges, à la tête du pays ? Les chercheurs du Camercap-Parc se gardent de répondre à cette question. Tout juste préviennent-ils, «il sera nécessaire, pour garantir le succès de cette nouvelle approche de rupture, de s’appuyer sur un leadership efficace. Les dirigeants et ceux qui occupent les fonctions de pouvoir doivent se muer en leaders». Et de préciser: « être leader dans ce contexte impose une attitude, un état d’esprit (et non pas un décret conférant une fonction de gestion) mettant au service de la collectivité, des personnes (civil servant) qui croient en ce qu’elles disent et posent des actes qui suscitent l’adhésion des populations ». Tout un programme politique !
Aboudi Ottou
Déclinaison des besoins selon les piliers de la transformation économique du Cameroun
Plier 1 : transformation du secteur productif
Objectif principal : modifier fondamentalement la structure du système productif national pour le hisser, en termes de productivité et de compétitivité, au niveau des pays émergents
Résultat principal attendu : une économie créatrice d’emplois décents pour les jeunes, et durables (industrialisation, redistribution, richesse)
Le résultat principal escompté devrait être atteint à travers la réalisation des objectifs spécifiques ci-dessous :
OS1 : optimiser les marges existantes dans les activités agropastorales et sylvicoles ;
OS2 : densifier la diversification horizontale de la production ;
OS3 : consolider la diversification verticale des produits par la transformation locale ;
OS4 : promouvoir une politique de patriotisme économique ;
OS5 : soutenir une économie basée sur les STEM (pour Sciences, Technologies, Ingénieries et Mathématiques)/STI (pour Sciences, Technologies et Ingénieries/Innovation);
OS6 : rendre opérationnelles, ou créer une ou plusieurs institutions de financement du secteur agricole (fonds de solidarité agricole)
Les défis de capacités identifiées :
Les défis de capacités et de compétences prioritaires identifiées pour ce pilier peuvent se décliner dans les quatre dimensions de renforcement de capacité comme suit :
Au plan institutionnel : un défaut de certains instruments juridiques nécessaires pour l’encadrement du secteur productif dans des domaines spécifiques, qu’il convient de combler comme préalable pour la mise en œuvre du nouveau modèle de rupture.
Au plan organisationnel : une organisation peu efficace dans la mise en œuvre des stratégies sectorielles de développement, pourtant le plus souvent bien pensées et élaborées : secteur rural, industrie et services, TIC, commerce, etc. Des propositions sont énoncées afin de lever certains goulots déclencheurs de l’action, par une priorité accordée au management basé sur le résultat.
Au plan humain : une cartographie des ressources humaines compétentes indispensables à chaque domaine permet de mieux cibler les lacunes à combler.
Au plan socioculturel : il sera question, dans ce contexte, de faire la promotion des valeurs de patriotisme économique et éthique, basées sur l’objectif du développement local porté par la décentralisation.
Plier 2 : transformation du secteur éducation/formation
Objectif principal : offrir des enseignements et des formations qui visent et aboutissent à solutionner les problèmes de développement du pays et de la sous-région
Résultat principal attendu : des ressources humaines dotées de compétences nécessaires pour conduire le pays au stade de pays émergent
Le résultat principal ci-dessous escompté devrait être atteint à travers la réalisation des objectifs spécifiques ci-dessous :
OS1 : restructurer et harmoniser les deux sous-systèmes éducatifs camerounais, et réviser les systèmes d’évaluations;
OS2 : instituer une régionalisation des pôles académiques en fonction du découpage en zones agroécologiques ;
OS3 : professionnaliser les enseignements dès le niveau primaire ;
OS4 : donnez la priorité aux formations scientifiques et technologiques (STEM/STI) ;
OS5 : prioriser la formation à la citoyenneté et à l’éthique, à tous les niveaux du cursus scolaire, dès l’enseignement de base ;
Les défis de capacités identifiées :
Les défis de capacités et compétences prioritaires identifiées pour ce pilier peuvent se décliner dans les quatre dimensions de renforcement de capacité comme suit :
Au plan institutionnel : une juxtaposition de deux sous-systèmes éducatifs à gestion centralisée, dans un même espace géographique consacré par un État unitaire et décentralisé, et dont les finalités ne répondent plus aux besoins de développement des populations.
Au plan organisationnel : un modèle organisationnel d’enseignement et de contenus de formation non adaptés aux besoins et exigences locaux de développement, et à l’évolution du monde. Notre pays reste ainsi à la traine, et dans un état de pauvreté structurelle.
Au plan humain : des ressources humaines insuffisantes, en quantités et en compétences, pour assurer cette transition du modèle éducatif.
Au plan socioculturel : cette démarche de rupture va exiger de tourner le dos à l’actuel modèle colonial/néocolonial de formation, pour adopter un nouveau modèle qui correspond à une approche endogène de développement.
Plier 3 : rationalisation de la gestion des finances publiques par la fonction de l’investissement
Objectif principal : parvenir à une gouvernance rationnelle des finances publiques au travers de la fonction de l’investissement (public)
Résultat principal attendu : une meilleure qualité de la dépense publique pour le bien-être des populations
Le résultat principal escompté devrait être atteint à travers la réalisation des objectifs spécifiques ci-dessous :
OS1 : déterminer un ordre de priorités des fonctions pour chaque administration et/ou service public;
OS2 : refondre/réorganiser le Journal des projets en éliminant toutes les activités inférieures à 5 millions de francs CFA (ajuster le code de marché) ;
OS3 : mettre en place et développer une banque de données de projets préalablement maturés du Budget d’investissement public ;
OS4 : concentrer, de manière intense et de façon rotative, les activités et projets d’investissement dans une région/localité ;
OS5 : élaborer une mercuriale de prix unitaire en fonction de l’environnement local spécifique ;
OS6 : instaurer les centrales d’achat pour les acquisitions des équipements de services publics.
Les défis de capacités identifiées :
Les défis de capacités et compétences prioritaires identifiées pour ce pilier peuvent se décliner dans les quatre dimensions de renforcement de capacité comme suit :
Au plan institutionnel : une responsabilité tutélaire duale, par deux départements ministériels, du budget de l’État ; une multiplicité d’ordonnateurs délégués pour la gestion de la commande publique.
Au plan organisationnel : une démarche non optimale dans le processus de maturation des projets du PIB ; une programmation non judicieuse du journal des projets, du fait d’une affectation, le plus souvent à des missions non essentielles (prioritaires), à une administration de service public.
Au plan humain : des manquements en compétences tolérés et entretenus dans la gestion et la réédition des comptes pour les responsables affectés.
Au plan socioculturel : de faibles capacités et une insuffisance de compétences dans la gestion de la décentralisation par les CTDs. Une perception encore erronée de la notion de l’État et de biens et services publics par la population, qui fait le lit à leur faible engagement au développement participatif.