«La pandémie du Coronavirus ou la fin de l’homogénéité du bloc occidental»

Si je me réfère aux constantes des grandes crises mondiales qui bouleversent les rapports de forces économiques, politiques et stratégiques, la crise du Covid 19 se présente également comme porteuse d’une rupture qui va également permettre de distinguer un «avant» et un «après»

Le Ministre Plénipotentiaire analyse l’impact de la crise sanitaire mondiale. Le Président du Think Tank CEIDES projette également l’impact de ladite crise sur l’avenir du monde de demain. En substance, le Directeur du séminaire de Géopolitique africaine à l’Institut Catholique de Paris «note d’ores et déjà l’accentuation d’une transition de puissance de l’Occident à l’Orient avec la confortation de trois caractéristiques du système international: la crise de la gouvernance globale, le déclin de l’Occident en tant qu’ensemble homogène, l’affirmation de la puissance chinoise». Lisez plutôt.

Dr Christian Pout

Le Coronavirus va redéfinir un nouvel ordre mondial, notamment dans le domaine des relations internationales. Partagez-vous cette façon de voir les choses?
Pour commencer, il me semble important de souligner que depuis la découverte du premier cas humain porteur du coronavirus le 8 décembre 2019 en Chine à Wuhan, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a déclaré le 11 mars 2020 que la situation sanitaire constitue désormais une pandémie. En effet, cela fait plus de 100 jours que le monde entier se bat contre le Covid 19, qui submerge les systèmes de santé des pays riches, met à rude épreuve ceux des pays en développement, affecte très sérieusement l’économie et le commerce international en donnant un véritable coup d’arrêt à la mondialisation et perturbe profondément le fonctionnement interne des sociétés tout en impactant considérablement les relations internationales. Aujourd’hui, 141 pays sont touchés, près de 1.500 000 personnes sont infectées à travers la planète et plus de 100.000 d’entre elles sont décédées.

La magnitude de propagation du virus en quelques semaines engage toutes les ressources humaines, sanitaires et politiques des Etats. Dans le même ordre d’idées, le Covid 19 chamboule significativement la scène internationale, les rapports de forces et les positions des acteurs en présence. Il y a lieu de rappeler que les signes précurseurs d’un bouleversement de l’ordre international s’amoncellent notamment depuis une dizaine d’années et des lignes de fracture ont été de plus en plus clairement identifiées depuis fin 2016 et l’arrivée au pouvoir à Washington du Président Donald Trump.

Une coordination des efforts au niveau africain s’avère indispensable. Il y avait déjà au 25 mars 2020; 43 pays du continent africain touchés. Au 11 avril 2020, les statistiques de John Hopkins University reprises par la Fondation Mo Ibrahim font état de 11423 cas confirmés et 570 décès alors que nous en étions à 2412 patients et 64 décès le 25 mars 2020, même si le virus ne se propage pas aussi rapidement qu’ailleurs.

La crise engendrée par la pandémie du Covid 19 soulève pour les analystes des relations internationales de nombreuses questions. «A quoi le monde d’après le Covid 19 ressemblera t-il? Quels seront les rapports de force internationaux après la crise sanitaire, économique, commerciale et politique qui frappe la plupart des pays? Quelles nations, quelles économies, quelles régions sortiront durablement affaiblies de ce moment? Quelles alliances et quels Etats pourraient, au contraire, tirer partie de cette épreuve pour acquérir de nouvelles positions de force?».

Si je me réfère aux constantes des grandes crises mondiales qui bouleversent les rapports de forces économiques, politiques et stratégiques, la crise du Covid 19 se présente également comme porteuse d’une rupture qui va également permettre de distinguer un «avant» et un «après». Elle va opérer comme un accélérateur des tendances à l’œuvre et contribuer à la recomposition des équilibres planétaires. Ainsi, comme beaucoup d’autres spécialistes, et bien que ceci ne doit pas être perçu comme une théorie géopolitique, je note d’ores et déjà l’accentuation d’une transition de puissance de l’Occident à l’Orient avec la confortation de trois caractéristiques du système international: la crise de la gouvernance globale, le déclin de l’Occident en tant qu’ensemble homogène, l’affirmation de la puissance chinoise.

Le président américain dans la foulée du Covid 19 accuse l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de rouler pour la Chine. Il promet des sanctions contre l’OMS dans les prochains jours. Qu’est-ce que cela vous inspire comme analyse?
Depuis sa prise de pouvoir en janvier 2017, le président américain a affiché en de nombreuses occasions sa défiance vis-à-vis du multilatéralisme onusien auquel il reproche constamment son inefficacité et sa propension dépensière. Cette crise sanitaire mondiale lui a donné une opportunité de fustiger l’OMS, une agence onusienne qui joue pourtant un rôle central dans la gestion internationale de cette pandémie. L’OMS a lancé, il y a deux mois, un premier plan stratégique de préparation et de riposte. Elle a déclaré dès janvier une urgence de santé publique de portée internationale.

En effet, l’une des césures des relations internationales que la crise sanitaire internationale étale au grand jour est bien la fin de l’homogénéité du bloc occidental. Qui aurait pu imaginer une fermeture des frontières américaines pour les ressortissants européens?

Elle alerte constamment sur le fait que nul ne peut encore clairement envisager tous les ravages que va causer le Covid 19, particulièrement dans les pays et communautés fragiles et vulnérables. Son action d’aujourd’hui et des prochains mois poursuit cinq objectifs stratégiques: mobiliser l’ensemble des secteurs et des communautés, maîtriser les cas sporadiques et les groupes de cas et prévenir la transmission dans les communautés, faire cesser la transmission dans les communautés où elle a lieu, réduire la mortalité par une prise en charge adaptée, mettre au point des vaccins et des traitements sûrs et efficaces. Ces objectifs stratégiques doivent s’appuyer sur des stratégies nationales sur mesure pour trouver, tester, isoler et prendre en charge chaque cas et rechercher chaque contact.

Dans ce sens, cinq domaines retiennent l’attention de l’OMS: aider les pays à renforcer leur capacité de préparation et de riposte, fournir une analyse épidémiologique et assurer une communication sur les risques, coordonner la chaîne d’approvisionnement mondiale, apporter des compétences techniques et mobiliser le personnel de santé, accélérer la recherche, l’innovation et la mise en commun des connaissances. Il s’agit là d’axes d’engagement qui militent pour un soutien massif de la communauté internationale à l’OMS et à l’ONU dans le contexte de cette crise.

Je suis heureux que l’Afrique ait pu redire toute sa confiance dans l’OMS et son Directeur Général, l’ancien ministre éthiopien des affaires étrangères Dr. Tedros Adhanom Ghebreyesus, suite aux menaces du président américain. Rappelons qu’à chaque crise sanitaire, l’OMS essuie des critiques et celles récemment venues du Bureau ovale portent notamment sur la «proximité» manifestée avec la Chine dans le cadre de la gestion de cette crise. Il lui est reproché par ailleurs des recommandations floues sur la circulation des personnes, sur le port du masque. Personne n’a oublié que l’OMS avait estimé le 10 janvier 2020, un jour avant le premier décès Covid 19 en Chine, qu’il n’y avait pas de «transmission interhumaine significative». Pour ma part, j’estime que face à un virus qui progresse de façon exponentielle, toute politisation est contreproductive. Il y aura dans un avenir plus ou moins lointain un temps qui sera dédié à établir les responsabilités et tirer les leçons de la gestion de cette crise sanitaire aux ramifications multiples et complexes.

L’Europe a du mal à parler d’une même voix quant aux réponses économiques liées aux ravages du Covid 19 sur les économies occidentales. Est-on loin du fameux Plan Marshall qui a reconstruit l’Europe après la deuxième Guerre Mondiale?
Le scénario du Plan Marshall n’est manifestement pas susceptible de se reproduire dans le cadre de cette crise. Je vois mal un financement massif américain intervenir à court ou moyen terme pour secourir l’Europe. Nous sommes bien loin du contexte géopolitique et idéologique de l’après-deuxième guerre mondiale, où le bloc occidental s’était consolidé et où l’alliance atlantique avait renforcé ses jalons. En effet, l’une des césures des relations internationales que la crise sanitaire internationale étale au grand jour est bien la fin de l’homogénéité du bloc occidental. Qui aurait pu imaginer une fermeture des frontières américaines pour les ressortissants européens?

Il me semble, par contre, que cette crise du Covid 19 va faire office de test de viabilité pour l’Union Européenne. L’Europe est très durement touchée par la létalité de ce Coronavirus qui se situe globalement entre 0,9 et 2%. La submersion des systèmes de santé européens au début de l’épidémie a mis à jour une forme d’impréparation des gouvernements européens que le reste du monde a découvert avec sidération. Quand l’UE est devenue le deuxième foyer de la pandémie, chaque Etat a adopté une politique sanitaire propre au détriment d’une approche cohérente et convergente.

Il faut dire que la lourdeur des bilans italien et espagnol a eu un effet dévastateur sur les Gouvernements et les opinions publiques européens, et a justifié les égoïsmes nationaux. Dans le domaine financier également, la tentation de la non-coopération a plané sur les discussions budgétaires qui ont enregistré plusieurs blocages. Les Etats européens montrent toutefois aujourd’hui qu’ils disposent de ressources financières importantes comme l’attestent la mise en place de plans de soutiens aux ménages et aux entreprises rendue possible grâce à la suspension du Pacte de stabilité et de croissance.

Dans le même sillage, la Banque Centrale Européenne et le Mécanisme Européen de Stabilité ont adopté des dispositifs massifs pour injecter des crédits publics dans les économies de l’Union. Mon pronostic pour l’après-crise en Europe, qui peut apparaître contre-intuitif aujourd’hui au vu des stratégies dissidentes, est qu’elle sortira plus motivée que jamais à renforcer sa construction unitaire. Cela reste néanmoins une affaire à suivre.

Et l’Afrique dans tout ça? Des aides non coordonnées sont annoncées par le FMI et l’UE. La BAD et d’autres institutions spécialisées proposent également un guichet pour soutenir les pays touchés. Est-ce à votre sens une bonne approche? Sinon, comment procéder pour compter dans le nouvel ordre mondial qui se met en place?
Je vous remercie particulièrement pour cette question sur la situation de notre continent dans le contexte de cette pandémie. Je suis convaincu qu’il faut considérer que l’impact du Covid 19 sur l’ordre international ne va pas s’estomper avant l’apparition d’un vaccin et même au-delà. Il faut donc croire qu’à l’échelle de la planète, nous vivrons les 18 à 24 prochains mois, avec plus ou moins d’intensité, au rythme du Coronavirus. Il s’agit d’un état de tension permanent sur le front sanitaire, géopolitique, économique et financier qui pourrait être alimenté par des crises à l’intérieur des Etats, du fait de la mise à l’épreuve ou de l’effondrement des systèmes de santé public, du chômage massif, de la récession économique, de la chute des recettes, de l’accroissement des dépenses publiques et de la dette. Face à ce tableau, même les pays qui conservent des capacités de riposte devront certainement recourir plus d’une fois à l’adoption de trains de mesures incitatives pour stimuler l’économie.

L’Afrique où la qualité sanitaire des pays, l’offre de soins, les systèmes de santé et les politiques de santé ne sont guère mieux préparés que dans le reste du monde n’échappera pas à des moments de grandes difficultés qui seront accentuées par la fin de la mondialisation telle qu’on l’a connue jusqu’ici. Les annonces du FMI et de l’UE qui surviennent dans un contexte de crise généralisée, bien que bienvenues doivent être considérées de mon point de vue avec circonspection et en aucun cas, elles ne doivent offrir l’occasion de renoncer à la mobilisation de mécanismes propres aux Etats, aux Communautés Economiques Régionales et à l’Union africaine pour juguler cette crise.

Une coordination des efforts au niveau africain s’avère indispensable. Il y avait déjà au 25 mars 2020; 43 pays du continent africain touchés. Au 11 avril 2020, les statistiques de John Hopkins University reprises par la Fondation Mo Ibrahim font état de 11423 cas confirmés et 570 décès alors que nous en étions à 2412 patients et 64 décès le 25 mars 2020, même si le virus ne se propage pas aussi rapidement qu’ailleurs. Bien que présentant la population la plus jeune au monde avec un âge médian de 18 ans, l’Afrique abrite environ 70% des cas de personnes atteintes du VIH sur terre, et 25% des nouveaux cas de la tuberculose dans le monde sont déclarés en Afrique. L’appel de l’OMS pour un réveil de l’Afrique face aux dangers du Covid 19 mérite d’être entendu et toutes les fausses prophéties et thèses complotistes aussi spécieuses qu’inutiles doivent être abandonnées pour une introspection sur ce que donne à voir de notre continent l’évolution de ce virus qui est bien plus qu’un signal d’alarme.

…l’impact du Covid 19 sur l’ordre international ne va pas s’estomper avant l’apparition d’un vaccin et même au-delà. Il faut donc croire qu’à l’échelle de la planète, nous vivrons les 18 à 24 prochains mois, avec plus ou moins d’intensité, au rythme du Coronavirus. Il s’agit d’un état de tension permanent sur le front sanitaire, géopolitique, économique et financier qui pourrait être alimenté par des crises à l’intérieur des Etats, du fait de la mise à l’épreuve ou de l’effondrement des systèmes de santé public, du chômage massif, de la récession économique, de la chute des recettes, de l’accroissement des dépenses publiques et de la dette…

Je pense qu’il faut considérer avec beaucoup de sérieux la vulnérabilité de l’Afrique face à cette crise. La récession va être forte en Afrique, notamment du fait du ralentissement des échanges commerciaux internationaux, de l’adoption du confinement pour freiner la propagation du virus, de la chute des prix des matières premières (pétrole et autres minerais) et de la réduction drastique des transferts d’argent de la diaspora qui constituent un moyen de résilience pour les familles. Dr. Albert Zeufack, l’économiste en chef de la Banque mondiale pour l’Afrique, estime que l’Afrique subsaharienne aura besoin de 100 milliards de dollars pour se relever de cette crise. Il disait récemment «qu’il sera très difficile pour l’Afrique subsaharienne de faire face toute seule à cette crise».

Malgré ce tableau lourd d’incertitudes, je n’oublie pas que chaque crise ouvre potentiellement à des nouvelles opportunités qu’il faut savoir saisir. Une piste me semble intéressante à creuser en profondeur, celle de la diversification des chaînes de valeur. En effet, Wuhan a éternué, le monde s’est enrhumé, le bateau de la globalisation tangue et menace de chavirer.

Les Etats et grandes firmes sont en train de tirer les conséquences de la dépendance vis-à-vis du Made in China et en dépit du charme de l’offensive de la diplomatie du masque adoptée par la Chine, il y aura des transformations au niveau des sources d’approvisionnement et l’Afrique à travers le secteur privé ou la stratégie des Etats-développeurs doit dès maintenant préparer cette étape de façon pro-active.

L’Afrique centrale et le Cameroun appréhendent dans le dénuement, la montée en puissance du Covid 19. Que faire pour s’en tirer mieux que l’Asie et l’Europe?
Je pense qu’aujourd’hui pour le Cameroun comme pour ses voisins d’Afrique centrale, l’heure est à la construction d’une riposte solide et à la préparation de stratégies pour maîtriser les dégâts collatéraux de la crise sanitaire et se projeter dans les mutations du monde post-Covid 10, où l’on peut anticiper comme rappelé ci-dessus plusieurs changements de paradigmes. Pour notre pays particulièrement, cette crise survient dans un contexte de volatilité sécuritaire sans précédent.

Boko Haram continue ses actions meurtrières dans l’Extrême-Nord, la crise dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest n’est pas finie, les débordements de la crise sécuritaires en RCA se font encore ressentir. Sur le plan humanitaire, il y a de nombreux déplacés internes et réfugiés auxquels il faut venir en aide d’urgence à travers le pays et le dialogue politique et social est marqué par des soubresauts aux antipodes de l’apaisement d’il y a quelques années.

Notre pays doit faire siennes les leçons tirées notamment de la gestion de la crise Ebola en 2015 dans les pays particulièrement concernés. Le renforcement du système de santé et l’accès des citoyens à la santé doivent continuer d’être des priorités de premier plan. Il faut aussi renforcer les capacités en matière de collectes des données et statistiques dans le domaine de la santé.

Une coordination des efforts au niveau africain s’avère indispensable. Il y avait déjà au 25 mars 2020; 43 pays du continent africain touchés. Au 11 avril 2020, les statistiques de John Hopkins University reprises par la Fondation Mo Ibrahim font état de 11423 cas confirmés et 570 décès alors que nous en étions à 2412 patients et 64 décès le 25 mars 2020, même si le virus ne se propage pas aussi rapidement qu’ailleurs.

De manière immédiate, en lien avec les mesures préconisées par l’OMS les capacités à tester, isoler et prendre en charge doivent être encore plus significativement accrues. La communication et la sensibilisation au niveau communautaire doivent être renforcées. Des mesures salutaires ont été prises par les très hautes autorités du Cameroun. Leur mise en œuvre doit être appliquée avec une adhésion massive des citoyens. Sur le terrain économique et social, le dialogue public-privé doit se poursuivre pour définir un plan réaliste et applicable de soutien aux entreprises et aux ménages.

Des actions pour l’économie populaire et le secteur informel, particulièrement dans les zones vulnérables doivent être envisagées et sur le plan diplomatique il faut un regain d’initiatives en direction des partenaires pour mobiliser les soutiens nécessaires au pays pour répondre durablement aux défis posés par cette terrible crise. Nos grandes entreprises, nos PME/PMI doivent être encouragées à accompagner cet effort national en mettant à contribution leur outil de production pour doter nos formations sanitaires de lits équipés convenablement, d’unités de soins intensifs aptes à faire face aux cas d’extrême urgence du Covid 19 et des autres pathologies graves.

Interview réalisée par
Thierry Ndong Owona

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