OPINION : « la plupart des guerres ont des pratiques contraires aux règles encadrant le recours à la force par les Nations Unies »

Par Joseph Vincent Ntuda Ebode,  Professeur titulaire des universités en relations internationales et études stratégiques à l’Université de Yaoundé II-Soa (Cameroun) et à l’Université panafricaine (UPA) – Union africaine.

 

Comprendre les dynamiques à l’œuvre dans les conflits africains contemporains

Trois formes de guerre cohabitent aujourd’hui en Afrique : les guerres conventionnelles entre États (pratiquement inexistantes), les guerres irrégulières intra-étatiques (qui persistent depuis la fin de la guerre froide) et les guerres terroristes transfrontalières (en pleine montée en puissance).

La dynamique guerrière en Afrique peut être appréhendée en trois grands moments. Il y eut d’abord les guerres précoloniales, au cours desquelles l’Afrique fut le théâtre des affrontements à la fois religieux entre l’Occident et l’Orient, impérialistes entre puissances méditerranéennes, et hégémoniques entre grands empires et royaumes africains.

Puis sont venues les guerres d’indépendance, qui s’étalent approximativement de la fin des années 1950, avec l’indépendance du Ghana, au début des années 1990, marquées par la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et la chute du mur de Berlin, qui met fin à la guerre froide. Ici, les indépendances, qui se disputent entre nationalistes et colonisateurs avec leurs alliés respectifs dans différents États, s’inscrivent dans un contexte de rivalité Est-Ouest et prennent la forme, suivant les cas, soit d’une guerre civile, soit d’une guerre interétatique. La plupart des nationalistes, qualifiés de « communistes » par les colonisateurs, s’allient à la Chine, à l’Union soviétique ou à Cuba pour affronter leurs ennemis conservateurs, qualifiés quant à eux, par leurs alliés occidentaux, de « modérés » ou de « combattant de la liberté ».

Une troisième et dernière vague de guerres couvre la période post-guerre froide, du début des années 1990 aux années 2010. Trois faits majeurs marquent ces guerres : leur caractère interne, puisqu’elles opposent majoritairement les communautés à l’intérieur de chaque État ; les interventions humanitaires qui s’ensuivent ; et leur transfrontalité, c’est-à-dire leur tendance à se propager dans plusieurs pays à la fois. En fait, reposant sur des facteurs identitaires (religieux, ethniques, linguistiques…) ou économiques (accaparement et captation des ressources, économie criminelle et trafics en tous genres…), ces guerres, incarnées par des seigneurs et privatisées, se propagent d’un État à l’autre, se muent en conflits régionaux et, parfois, suivent les réseaux du terrorisme international.

Le desserrement de l’étau bipolaire

Les effets de la fin de la guerre froide en Afrique n’ont pas été identiques à ceux observés sur les autres continents. La « rente bipolaire » – c’est-à-dire le soutien inconditionnel de leurs alliés occidentaux ou pro-soviétiques pendant la guerre froide – a assuré durant plusieurs décennies la stabilité des États faibles. Néanmoins, elle a aussi enfermé l’Afrique dans les conflits de libération nationale. Avec la chute du mur de Berlin et la dévaluation consécutive de la valeur stratégique des États africains pour les grandes puissances, ces ressources vont tarir, précipitant le délitement des capacités d’autorégulation de bon nombre d’États africains (Somalie, République démocratique du Congo, Rwanda…).

Si cette situation a favorisé la poursuite de certaines guerres de libération (dans la région de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique australe essentiellement), elle a également engendré de nouvelles guerres (identitaires au Rwanda, de prédation en RDC, au Libéria, en République centrafricaine et en Sierra Leone, et d’entrée au pouvoir/gestion du pouvoir/sortie du pouvoir en Côte d’Ivoire, au Congo Brazzaville…).

Cependant, la plupart de ces nouvelles guerres ont reposé sur des vecteurs de mobilisation identitaires ethno-régionalo-linguistico-religieux (cf. Kivu, Ituri, Tutsis/Hutus, Seleka/antibalakas…), aboutissant dans certains cas à une sécession (comme au Soudan, en Éthiopie), mais se nourrissant essentiellement des déséquilibres entre population, ressources et territoire. La croissance démographique galopante dans ces zones accroit la concurrence entre les populations, d’autant plus fortement que la répartition des ressources y est très inégalitaire et que les États faibles y sont incapables d’assumer leur rôle intégrateur national.

La dynamique conflictuelle africaine

Une observation attentive des guerres africaines post-guerre froide révèle que les conflits recouvrent trois catégories : aux guerres conventionnelles (Cameroun-Nigéria, 1996 ; Éthiopie-Somalie, 1976-1978/1982/2006-2009 ; Somalie-Érythrée, 1998-2000) qui opposèrent des armées nationales en uniformes, il faut ajouter les guerres non conventionnelles se caractérisant par, d’une part, l’internalisation des conflits, et, d’autre part, le recours aux guérillas ou au terrorisme. Puissamment armés, ces groupes extrémistes ont généralement pour cible les gouvernements en place, et pour mode opératoire les attentats-suicides à la bombe, la destruction des sites historiques sacrés et la prise en otage de milliers de civils.

Caractérisées par leur asymétrie, ces guerres opposent un État à un ou plusieurs acteurs non étatiques (asymétrie des acteurs), employant des moyens militaires ou non (asymétrie des moyens). Elles semblent prendre le relais des guerres intra-étatiques identitaires et territorialisées qui avaient caractérisé les années 1990 (génocide du Rwanda, guerres du Burundi, du Kivu, de l’Ituri, du Soudan…), pour se hisser au firmament des guerres transnationales, globales et sans front fixe.

Le cout humain de ces guerres n’est pas négligeable. Sur vingt-cinq guerres recensées depuis 1960, les dix-huit qui étaient civiles ont entrainé la mort de plus de dix millions de personnes – deux millions au Libéria (1989-1996/1999-2003), deux millions au Soudan (1983-2003), un million et demi en Angola (1975-2002), plus d’un million au Rwanda (1990-1994), un million en Éthiopie et au Mozambique…

Avec 95 % de guerres intra-étatiques, les conflits africains contemporains se présentent par ailleurs comme l’expression par excellence du terrorisme des groupes islamistes révolutionnaires tels que Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), BokoHaram dans la zone interrégionale du bassin du lac Tchad, le Front de Libération de l’Aïr et de l’Azawad (FLAA) au Mali, le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine, les Shabab en Somalie, les Difaash-shabi au Tchad et au Soudan…

Des guerres sans frontières

Dans les faits, la plupart de ces guerres ont des pratiques contraires aux règles encadrant le recours à la force par les Nations Unies depuis 1945 (la légitime défense et les interventions mandatées). La conséquence en est le nombre élevé de réfugiés et de déplacés. Ainsi, plus de 3,3 millions de personnes ont été déplacées au Nigéria en raison de la guerre contre BokoHaram ; 40 % de la population totale a été déplacée au Soudan avant la séparation du pays et le Cameroun accueille plus de 500 000 réfugiés centrafricains et nigérians.

Dans un tel contexte, les rapprochements observés entre les réfugiés, les déplacés, le terrorisme, la criminalité et d’autres formes de violences (ethniques, religieuses ou politiques) font craindre la perpétuation des guerres transfrontalières. En somme, parmi les trois formes de guerre qui cohabitent aujourd’hui en Afrique (les guerres conventionnelles entre États, les guerres irrégulières intra-étatiques et les guerres terroristes transfrontalières), c’est cette troisième catégorie qui semble constituer un défi majeur aux efforts entrepris par l’Union africaine depuis les années 1990, à travers son architecture de paix et de sécurité. Contre le terrorisme international qui structure l’ossature de cette troisième forme de conflit, les forces en attente, conçues pour répondre principalement à la seconde catégorie et accessoirement à la première, ne semblent plus adaptées. Les raisons en sont multiples : le caractère illimité du front, le recours aux armes humaines (kamikazes) et l’instrumentalisation de l’identité religieuse. La question principale aujourd’hui est donc de savoir si le continent africain n’est pas en retard d’une guerre : celle contre l’intégrisme religieux, véritable menace à nos États laïcs en général.

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